Les quatres cercles de Hollow Water

Les quatres cercles de Hollow Water Version PDF (2 Mo)

CA 15 APC (1997)

Collection sur les autochtones

Graphisme : Addventures
Dessin : Leo Yerxa

Approvisionnements et Services Canada

No de Cat. : JS5-1/15-1997F
ISBN : 0-662-81976-4

Les opinions exprimées dans ce rapport ne sont pas nécessairement celles du Ministére du Solliciteur général.

Table des matières

Les quatre cercles de Hollow Water

Les quatres cercles de Hollow Water
Description de l'image

Le diagramme ci-dessus consiste en quatre cercles qui s'entrecroisent pour illustrer visuellement les liens entre les différents groupes qu'ils représentent, ainsi que la façon dont ces groupes sont reliés les uns aux autres. Le cercle qui se trouve dans le haut du diagramme représente le peuple ojibwa; celui dans la partie droite, les délinquants; le cercle qui se trouve dans le bas représente les victimes, et celui dans la partie gauche, le processus de Hollow Water.

Nous avons besoin de héros, de modéles, qui peuvent mobiliser l'énergie publique, servir de guides et nous montrer ce que nous pouvons être et ce dont nous sommes capables comme êtres humains. Il semble toutefois que nous ne pouvons avoir qu'un ou deux héros à la fois. Il suffit, pour le constater, de regarder les Jeux olympiques et ce qui les précéde. Il y a toujours une ou deux personnes ou équipes qui captent l'attention du public et qui sont mises sur un piédestal, et on leur voue une grande admiration.

S'il répond aux attentes du public, le héros est vénéré. Sinon, sa chute ne tarde pas, et elle fait du bruit. Celui-ci a déçu la foule. La responsabilité pour une mauvaise performance est rejetée sur ses épaules par le public, oublieux des prouesses du passé ou n'attendant plus rien de l'avenir. Qu'importe qu'il ait eu un « mauvais jour », il reste l'un des meilleurs. D'une façon ou d'une autre, le public a été privé de son héros.

Les Autochtones sont à la recherche de héros - ils recherchent quelque chose ou quelqu'un qui les rend fiers, pour que le monde entier voit que, eux aussi, ils ont ce qu'il y a de mieux.

Depuis quelques années, la petite collectivité de Hollow Water est devenue un modéle de ce genre pour les Autochtones. Elle a commencé à se guérir elle-même d'un mal que ne connaissent que trop les Autochtones au Canada. Tandis que d'autres vont vers la guérison, Hollow Water est considéré par beaucoup, y compris par la Commission royale sur les peuples autochtones, comme une réussite.

Mais Hollow Water est-il aussi unique que certains le disent? Est-il mis sur un piédestal par les Autochtones, les gouvernements et d'autres Canadiens? Dans l'affirmative, Hollow Water est-il placé par l'attention du public sous un microscope où aucune collectivité ne peut espérer survivre? Lorsque les craquements inévitables se feront entendre dans le monument élevé dans la perception du public, perdra-t-il la faveur de ce dernier, qui recherchera un autre héros, un autre modéle, pour le remplacer?

L'objet de la présente collection est d'étudier l'expérience qui a eu lieu à Hollow Water, de replacer la collectivité dans le contexte de sa culture et de celle de la société canadienne; d'entendre ce que d'autres ont à dire à son sujet, et ce qu'il a à dire à son propre sujet.

Rien n'existe isolément. Tous les êtres sont liés à tous les autres êtres, à ce qui viendra et à ce qui a été. Pour comprendre ce qui se passe à Hollow Water, il faut comprendre son contexte physique, psychologique, spirituel et affectif - culturel, en somme. C'est ce que fait le Cercle Ojibwa. Il offre un aperçu d'une vision du monde qui est si différente de celle de la société majoritaire qu'elle embrouille, sinon confond totalement, les membres de la société majoritaire qui entrent en contact avec elle.

Le Cercle Ojibwa indique que le sexe était à la fois reconnu et intégré dans l'éducation saine d'un enfant ojibwa. Il est également clair que certains actes étaient toujours considérés comme inacceptables et que les contrevenants faisaient rapidement l'objet de sanctions sévéres.

Dans sa discussion de p'madziwin, cette section montre que les Ojibwas ont des vues distinctes de ce qu'était une vie saine et équilibrée. Elle traite de la façon dont le contact avec les Européens et la colonisation ont changé l'équilibre chez les Premiéres nations au Canada, comme chez les Ojibwas maintenant connus sous le nom de Premiére nation de Hollow Water.

Que la population de Hollow Water ait pu puiser dans sa culture pour entreprendre de se guérir de ses maux en dit beaucoup sur sa force et son endurance dans des conditions qui auraient mis à l'épreuve même les plus forts d'entre nous. Le Cercle Ojibwa explique l'origine de cette force.

Le processus de guérison de Hollow Water est souvent proclamé unique. Souvent, cela l'isole des principaux travaux sur le traitement des délinquants sexuels qui sont effectués dans les collectivités non autochtones. C'est pourquoi nous avons inclus le Cercle du délinquant par Marshall et Fernandez. La présente collection permet au lecteur de comprendre le traitement « le plus récent » pour les délinquants sexuels non autochtones.

Le Cercle du délinquant examine les caractéristiques des délinquants sexuels, leur évaluation et le traitement à l'aide du modéle cognitiviste. Marshall et Fernandez concluent cette étude en insistant sur l'application aux délinquants autochtones de la méthode généralement acceptée de traitement des délinquants sexuels.

Lorsque vous lisez le Cercle du délinquant avec le Cercle Hollow Water, vous observez que le processus de guérison de Hollow Water n'est pas unique. Il existe, en fait, des caractéristiques communes entre le traitement le plus récent dans la société majoritaire et celui qui est offert aux délinquants sexuels à Hollow Water.

Le modéle cognitiviste est axé sur l'influence combinée de plusieurs facteurs économiques, sociaux, politiques, de comportement et psychologiques. La plupart des programmes actuels portent sur une gamme de questions essentielles comme l'amélioration de la sociabilité, l'estime de soi et la confiance, ainsi que le renforcement des goûts sexuels appropriés, la réponse au manque d'aptitudes pour la communication, la toxicomanie, les lacunes dans les connaissances élémentaires et une maîtrise limitée de la colére. Il est reconnu qu'il faut tenir compte du propre passé du délinquant comme victime de mauvais traitements. Pris globalement, le modéle cognitiviste vise à aborder les questions relatives au délinquant de façon holistique. Cela n'est vraiment pas différent de l'approche de Hollow Water.

Les praticiens du traitement des délinquants sexuels dans la société majoritaire se rendent maintenant compte que l'approche thérapeutique conflictuelle ne produit pas les résultats souhaités. Les thérapeutes doivent adopter des approches fondées sur l'empathie et respectueuses des clients et faire comprendre aux délinquants que, globalement, ils sont acceptés et que c'est leur comportement qui ne l'est pas. Là encore, cela ne semble pas trés différent de la philosophie adoptée pour le processus de guérison de Hollow Water.

Il existe certaines différences manifestes entre l'approche clinique décrite dans le Cercle du délinquant et l'approche communautaire élaborée à Hollow Water. La réponse des non-Autochtones à la violence sexuelle est de traiter les délinquants et les victimes séparément, négligeant largement la réintégration dans la collectivité. Tandis que les délinquants traités dans un milieu clinique reçoivent une formation fondée sur l'empathie et tentent de comprendre l'effet de leurs agressions sur les sentiments et le comportement de leur victime, aucun contact direct n'a lieu. Selon les guérisseurs de Hollow Water, cela ne permet pas un dénouement par la victime, le délinquant ou la collectivité. Dans le cadre du traitement clinique, on montre au délinquants des techniques de prévention des rechutes qu'ils peuvent gérer eux-mêmes. C'est bien différent du soutien permanent que les agresseurs de Hollow Water reçoivent par des cercles et des contacts réguliers avec des intervenants.

Marshall et Fernandez reconnaissent deux programmes autochtones de traitement des délinquants sexuels qui correspondent, à plusieurs égards, à ce qui est considéré comme le traitement « le plus récent » pour les délinquants non autochtones. Ce sont le programme des délinquants sexuels offert par la Native Clan Organization à Winnipeg et le processus dit Community Holistic Circle Healing de Hollow Water.

L'une des façons de déterminer la « réussite » d'un programme consiste à examiner son efficacité en ce qui concerne le changement de comportement en constatant la possibilité de récidive sexuelle. En moyenne, le taux de récidive pour les infractions sexuelles est bas. Une étude effectuée en 1996 par le service de recherche en matiére correctionnelle du Secteur des politiques du Solliciteur général du Canada, au moyen de données concernant 28 972 délinquants sexuels, a montré que, aprés quatre ou cinq ans, 13,4 % d'entre eux ont commis une nouvelle infraction sexuelle. On a toutefois constaté des différences entre les taux de récidive selon les types de délinquants. D'une maniére générale, les violeurs récidivaient légérement plus (19 %) que les agresseurs d'enfants (13 %). Chez ces derniers, le taux de récidive pour les auteurs d'actes incestueux était encore plus bas (4 %).

Le Community Holistic Circle Healing de Hollow Water a accueilli 48 délinquants pour son processus de guérison. Jusqu'ici, aucun n'est allé au bout du processus et deux seuls ont été accusés de nouvelles infractions sexuelles. Pour un processus qui évolue et s'améliore encore, Hollow Water peut se comparer à tout autre programme de traitement, n'importe où ailleurs.

Âbien des égards, on peut trouver que le Cercle de la victime est le plus difficile à lire. La peine des gens qui en sont l'objet est presque palpable. Cette peine ne connaît aucune limite. Ni sexe ni culture ne lui mettent des bornes. Elle se nourrit de son déni. Et c'est une réalité de la vie à Hollow Water, comme au Canada.

La discussion porte sur la façon dont des gens sont victimes de violences sexuelles et la façon dont ils réagissent à cette victimisation, comme sur l'effet que la victimisation a sur la collectivité. Ce qui est clair, c'est que la violence sexuelle n'est pas un phénoméne isolé et qu'elle laisse toujours plus d'une victime. La traiter, c'est souvent mener la lutte plus d'aspects qu'on peut les compter.

Ce que fait le Community Holistic Circle Healing ¾ faire face directement à la violence sexuelle ¾ est le plus dur. En comparaison, refouler et oublier sont faciles. La guérison doit constamment tenir compte de la réalité traumatisante de la violence sexuelle. Si cette tâche est considérable, elle est atténuée seulement par le fait qu'elle a lieu dans une collectivité qui refuse d'abandonner pour aucun de ses membres, si profondément qu'ils aient été touchés, si méprisables que soient leurs actes.

Dans la derniére section de la présente collection, Hollow Water parle. Les composantes sont des transcriptions de conversations qui ont eu lieu entre 1994 et 1996. On a légérement remanié les transcriptions pour rendre compte du débit, de la façon de prononcer les mots, qui venaient du coeur de ceux qui parlaient.

Une bonne partie des mots viennent du coeur de Berma Bushie, qui participe au Community Holistic Circle Healing (CHCH) depuis sa création. Victime de violences sexuelles, elle offre un point de vue unique sur cette collectivité exceptionnelle. Sa volonté de discuter franchement de ce qui se passe dans sa collectivité n'est pas seulement instructive, mais aussi rafraîchissante dans un monde qui continue de garder le silence sur les violences sexuelles. Les mots de Berma et sa façon d'aborder la vie reposent sur le fait qu'elle est, sur le plan mental, affectif, spirituel et physique, membre d'Anishnabe. Par ses mots, vous comprendrez ce qui a été écrit dans les sections qui précédent - que cette approche fondamentalement différente des violences sexuelles vient de la vision intrinséquement variée de ces gens.

La population de Hollow Water ne croit pas en l'incarcération. Elle croit que l'incarcération permet aux délinquants d'éviter leurs responsabilités pour la peine qu'ils ont causée plutôt que d'y faire face. La différence, à Hollow Water, est que les délinquants doivent faire face à leurs responsabilités avec l'amour, le respect et le soutien que, selon la population d'Anishnabe, on doit à tous les êtres.

Les gens qui travaillent au CHCH ont l'espoir de pouvoir faire connaître ce qu'ils ont appris à d'autres Premiéres nations; toutefois, ils reconnaissent que ce ne sont même pas tous ceux qui vivent à Hollow Water qui louent leur travail.

Hollow Water est une petite collectivité. Les victimes ne peuvent éviter les agresseurs. De par leurs activités quotidiennes, elles sont réguliérement en contact avec eux. Le processus appliqué par le CHCH signifie qu'elles n'ont pas à vivre dans la peur.

La présente collection a été rassemblée pour répondre à certaines des nombreuses questions auxquelles nous cherchons à répondre chaque jour - des questions comme : Que veulent vraiment les Premiéres nations? Pourquoi le systéme de justice canadien ne fonctionne-t-il pas pour les Autochtones? Qu'est-ce que c'est que Hollow Water? Que ces questions soient posées indique où nous sommes rendus et le chemin qu'ils nous reste à faire.

La population de Hollow Water est unique à bien des égards et, à bien des égards, ses vues sont partagées par les Premiéres nations du pays. En 1991, à une conférence sur la justice relative aux Autochtones, tenue à Whitehorse, le chef David Keenan des Tlingits de Teslin a dit : « Il n'y a personne dont on peut se passer, nulle part au pays. Nous devons cesser de traiter des gens comme tels. » C'est ce que la population de Hollow Water dit. Elle dit que, dans un monde de tasses jetables, de rasoirs jetables et de couches jetables, leurs membres ne sont pas jetables. Elle dit que, si les motoneiges et les bottes de caoutchouc et les ordinateurs de la société canadienne peuvent fonctionner pour eux, le systéme de justice ne le peut pas.

Si la présente collection répond à bon nombre de vos questions au sujet du Community Holistic Circle Healing de Hollow Water, elle aura atteint son but. Si elle en suscite d'autres, elle témoignera alors de la crise entre les Autochtones et le systéme de justice canadien.

Cette collection a un autre but, et c'est d'honorer les Premiéres nations au pays qui ont refusé d'abandonner leur culture, quel que soit son état. Voilà le triomphe de l'esprit humain.

Groupe des politiques sur les services correctionnels pour Autochtones

Mars 1997

Le cercle ojibwa

Tradition et changement par Christine Sivell-Ferri

Premiére partie : La tradition

L'OBSERVATION ET LA VISION DU MONDE

Vision du monde : maniére dont le monde regarde les gens qui observent.
A. I. Hallowell, 1955

Le monde est vaste et mystérieux. Il serait fou de penser autrement.
Un chemin de la connaissance yaki

La culture n'est pas la vérité. Ce n'est que la meilleure approximation qu'un peuple peut avoir du cosmos. La langue articule la culture. W'daeb-awae', en ojibwaNote de bas de page 1, signifie « il ou elle a raison, dit la vérité, est sincéreNote de bas de page 2 ». Cette expression, par son sens, se rapproche du mot vérité en français, mais elle fait plus qu'affirmer la sincérité du locuteur. C'est aussi un énoncé philosophique. L'expression signifie que le sens des mots et de la parole est limité par les contraintes du vocabulaire et de la perception et par la précision des termes que le locuteur utilise, compte tenu de sa maîtrise de la langue et des limites de cette même langueNote de bas de page 3. Attribuée à celui qui parle, l'expression confirme sa sincérité du moment, tout en reconnaissant qu'il peut se reprendre plus tard ou changer de point de vue sans qu'il lui en soit fait grief si la situation a changé. Il faut donc considérer qu'une culture qui perçoit la vérité de cette maniére est authentique et ouverte, qu'elle n'est pas rigide ni bornée.

LA CRÉATION

« Kitche-Manitou était Dieu, le Grand et Ultime mystére des ordres naturel et surnaturel. On tenait pour acquis et reconnaissait comme une vérité que Kitche-Manitou avait créé l'univers, le monde et les êtres au-delà, au-dessus et au-dessous, corporelsNote de bas de page 4 et incorporels, à partir d'une vision ou d'un rêveNote de bas de page 5.

La Création a donné naissance à la réalité matérielle, issue d'une vision transcendante et d'un acte de générosité désintéressée. La Création était un don du Créateur, un partage.

Le cercle ojibwa
Description de l'image

Le diagramme ci-dessus consiste en quatre cercles qui s'entrecroisent pour illustrer visuellement les liens entre les différents groupes qu'ils représentent, ainsi que la façon dont ces groupes sont reliés les uns aux autres. Le cercle coloré dans la partie supérieure est le Cercle Ojibwa, et le chapitre qui suit porte sur la tradition et le changement.

De rien, il a créé le roc, l'eau, le feu et le vent. Dans chacun il a insufflé le souffle de la vie. Il a transmis à chacun, avec son souffle, une nature et une essence différentes. Chaque substance a reçu son propre pouvoir, qui est devenu son âme-esprit.

Avec ces quatre substances, Kitche-Manitou a créé le monde matériel du soleil, des étoiles, de la lune et de la terre.

Kitche-Manitou a donné au soleil le pouvoir de la lumiére et de la chaleur. À la terre, il a donné la croissance et la guérison, aux eaux, la pureté et le renouveau, au vent, la musique et le souffle même de la vie. ...

Puis Kitche-Manitou a créé les plantes. Il en a fait quatre groupes : les fleurs, les herbes, les arbres et les légumes. Il a donné à chacun un esprit de vie, de croissance, de guérison et de beauté. Il a placé chacun à l'endroit où il serait le plus bénéfique et il a gratifié la terre du plus haut degré de beauté, d'ordre et d'harmonie.

Aprés les plantes, Kitche-Manitou a créé les animaux et a pourvu chacun d'une nature et de pouvoirs spéciaux. Il en a fait avec deux pattes, quatre pattes, des ailes ou des nageoiresNote de bas de page 6.

C'est dans cette beauté et ce mystére qu'apparut l'être humain, la derniére créature de Kitche-Manitou et la plus dépendante. Toutes les autres formes d'énergie vitale pouvaient exister sans la présence ou l'intervention de l'espéce humaine; dans le jeu des interdépendances de la vie, les humains avaient un besoin illimité des autres êtres vivants pour assurer leur subsistance et leur survie.

La maniére dont le Créateur a intégré les êtres humains au reste du monde « ne correspond pas à un modéle révolutionnaire où l'homme exercerait sa suprématie sur les autres animaux et jouirait d'une supériorité incontestée dans une sorte de hiérarchie verticaleNote de bas de page 7 ». L'être humain n'est plutôt qu'un type de personne dans un monde peuplé d'une multitude d'autres types de personnes. Dans l'univers des personnes, l'être humain se définit en fonction de ses besoins et de ses aptitudes propres, sensiblement de la même maniére que les personnes animales, les plantes et les esprits. Il y a beaucoup d'aptitudes que l'être humain ne peut tout simplement pas acquérir. L'Ours, par exemple, s'accommode de l'hiver en hibernant, tandis que les humains doivent affronter le froid et continuer de chasser. Il est peu probable que l'Ours devienne affamé jusqu'à en mourir, et il est plus fort que l'être humain. L'humain qui se déplace en raquettes envie la mobilité de l'Oie, qui migre au lieu de subir l'hiver. Partout, toutes les autres personnes font la preuve que l'humain ne jouit d'aucune suprématie absolueNote de bas de page 8. Bien qu'il soit de toute évidence distinct des autres formes de vie, l'être humain partage néanmoins le même milieu que les êtres non humains, les personnes animales et toutes les autres formes de vie corporelle non humaine.

Les personnes humaines et les personnes animales vivent en entretenant des rapports entre elles et avec tous les autres êtres vivants, mais également avec les Esprits gardiens ou bienveillants.

P'MADAZIWINNote de bas de page 9

Il existe des rapports fondamentaux entre le monde des esprits et les êtres spirituels qui vivent sur la terre. « La valeur essentielle de la culture ojibwa s'exprime dans le mot p'madaziwin, c'est-à-dire la vie dans son sens le plus global, soit la santé, la longévité et le bien-être, non seulement de l'individu, mais aussi de sa famille. Le but de chaque individu était la bonne vie, et la Bonne vie reposait sur le p'madaziwinNote de bas de page 10. »

L'atteinte du p'madaziwin était réservée aux personnes dont le comportementNote de bas de page 11 était socialement acceptable et qui recherchaient et obtenaient l'aide des êtres spirituels. Cette aide était particuliérement importante pour les hommes. Recherchée dans la solitude, l'ouverture et le jeûne, cette aide ne pouvait pas être demandée, parce qu'il était impossible de contraindre le monde des esprits. En revanche, le Créateur ou d'autres esprits, comme ceux qui tenaient les animaux sous leur protection, prenaient en pitié celui qui attendait leurs bienfaits et, conscients de la faiblesse de sa nature humaine, lui accordaient leur aideNote de bas de page 12. La recherche du p'madaziwin durait toute la vie. De la même maniére que le niveau des lacs et des riviéres peut monter et descendre, le p'madaziwin pouvait être plus présent dans la vie de quelqu'un durant certaines périodes et plus diffus à d'autres époques. Il pouvait être plus vif si l'on menait une bonne vie, comme il pouvait s'atténuer ou disparaître en raison de mauvaises actions ou d'une mauvaise vie.

L'expérience du jeûne visionnaire était sacrée; on n'en parlait jamais à la légére et chaque individu avait la responsabilité de rechercher la portée et le sens profonds des bienfaits des esprits. Pour un jeune homme, plus particuliérement, c'était la fin de l'enfance et de la dépendance; il s'affranchissait de l'aide des plus vieux, qui s'occupaient jusque-là de ses besoins vitaux, et passait dans le monde adulte. Il devenait alors impératif pour lui d'entretenir une bonne relation avec le monde surnaturel, afin d'atteindre le p'madaziwin. De cette relation dépendait, dans une large mesure, sa paix et son équilibre intérieurs - son pouvoir -, grâce auxquels il parvenait à la connaissance et au respect de ses obligations.

Sa réussite était liée à son comportement et à sa volonté d'agir correctement, d'utiliser ses pouvoirs à bon escient, d'être autonome et prêt à supporter stoïquement les épreuves, y compris la privation de nourriture. Celui qui avait un tempérament destructeur, qui était cupide, qui torturait les personnes animaux ou montrait du mépris à leur égard entretenait ainsi de mauvaises relations avec les êtres surnaturels qui mettaient les animaux sur son passage. Sous l'influence de leur esprit protecteur individuel, les animaux cessaient de s'offrir à lui. À cause de son comportement irraisonné, lui et sa famille pouvaient alors souffrir de la faim ou être atteints de l'onichine (la maladie due à l'outrage aux esprits).

Pour certains peuples autochtones d'aujourd'hui, la cosmologie telle qu'ils l'interprétent leur donne un statut particulier dans leurs rapports avec les animaux, indépendamment des gardiens spirituels individuellement responsables de ces personnes animaux. Cette interprétation ne tient pas compte de la pleine dimension cosmologique : l'être humain et l'animal sont dans le même ordre et, indépendamment l'un de l'autre, ils entretiennent un rapport direct important avec le monde des esprits. Dans la pensée occidentale, en revanche, les animaux sont des êtres inférieurs qui ne peuvent être tués que grâce à l'adresse humaine et à la technologie. Dans les sociétés occidentales, la notion d'esprit protecteur n'existe pas; de plus, la réalité et la destiné animale n'ont pas la même portée que celles des humains.

Traditionnellement, le peuple ojibwa appréhendait le monde et sa complexité en se situant dans le réseau des interdépendances qui le composent. Chez le peuple ojibwa, ce n'était pas le pouvoir autoritaire de l'État qui façonnait son identité et son unité. La cohésion des Ojibwa venait plutôt du fait qu'ils permettaient à chaque individu de rechercher une valeur essentielle commune, le p'madaziwin, que chacun s'efforçait d'atteindre sans que le groupe n'exerce de véritable contrainteNote de bas de page 13.

La conscience était une notion hautement individualisée. Sur le plan individuel, les Ojibwa recherchaient la puissance et le soutien du monde spirituel et chacun assumait l'entiére responsabilité de ses actes. La responsabilité ultime appartenait aux pouvoirs dominant la nature humaine, de sorte qu'il était impossible d'échapper aux conséquences d'un comportement fautif. « Tout écart de conduite, particuliérement sur le plan sexuel, entraînait automatiquement son propre châtiment, soit la maladie ou parfois la mort, autrement dit le retrait du p'madaziwin Note de bas de page 14 ». Dans cet univers, le malheur, la maladie et la mort étaient des châtiments distribués avec parcimonie.

C'est pourquoi, en ces temps lointains, il n'y avait aucun dirigeant héréditaire ou désigné d'office, ni châtiments prévus de maniére organisée. La plupart du temps, les châtiments étaient variables et tenaient compte de la situation propre à chaque individu. Seules les conduites proprement répugnantes, comme la sorcellerie, entraînaient des châtiments

Les mauvaises actions d'un individu portaient atteinte à la Bonne vie, mais d'autres aussi pouvaient s'y attaquer par la sorcellerie. Les chamanes étaient tenus en haute estime et les « mauvais » étaient craints. Il arrivait à ces derniers d'utiliser leurs pouvoirs contre quelqu'un, dont le seul recours consistait à se défendre aussi avec des moyens surnaturels. Cette pratique qui soulevait la frayeur avait aussi pour but de maintenir l'ordre. Il fallait en effet qu'on en vienne à un duel de sorcellerie pour en arriver à connaître la portée des pouvoirs de l'un par rapport à ceux d'un autre.

On pourrait croire que tous souhaitaient acquérir les pouvoirs du chamane, mais ce n'était pas le cas. Le cheminement spirituel, long et pénible, exigeait beaucoup de sacrifices, sans que l'individu ait la certitude d'obtenir les pouvoirs souhaités. De plus, si le chamane se laissait tenter par le mal et se livrait à la pratique de la « mauvaise médecine », il risquait de devenir le jouet des pouvoirs dont il était investi. Ce chamane, ou l'un de ses proches, s'exposait aux conséquences de sa propre sorcellerie, par l'effet de cette même « mauvaise médecine » ou par l'action des personnes auxquelles il avait voulu du mal.

LES RÔLES TRADITIONNELS

INTRODUCTION

On sait sans l'ombre d'un doute que les hommes et les femmes, par tradition, avaient chacun leur rôle. Les renseignements qui suivent permettront au lecteur de faire des comparaisons avec les rôles et les rapports des deux sexes à l'époque contemporaine. Il pourra peut-être même en tirer des leçons. Nous invitons le lecteur à réfléchir sur ces ouvrages, à les évaluer à la lumiére de leurs connaissances et de leur expérience personnelles et à s'en inspirer pour parfaire leurs connaissances et poursuivre leur réflexion.

En 1930, Ruth Landes, jeune étudiante au doctorat dans une université des États-Unis, a fait la connaissance de madame Maggie Wilson, d'Emo, dans le nord-ouest de l'Ontario, et a passé plusieurs années à enregistrer ses récits. Madame Wilson, d'âge moyen à cette époque, était d'origine crie; elle avait été mariée pendant de nombreuses années à un Ojibwa et parlait couramment cette langue. Beaucoup de récits rapportés dans la présente section proviennent de madame Wilson, selon la version racontée à madame Landes. Ces récits remontent bien loin dans le XIXe siécle, à une époque où les contacts avec la culture occidentale existaient déjà, mais demeuraient tout de même limités et n'avaient pas encore exercé sur la culture traditionnelle ojibwa l'influence que celle-ci subira quelques années plus tard. Ces récits sont donc fort probablement un juste reflet de la culture et des croyances traditionnelles de ce peuple.

LES HABILETÉS ET LES OCCUPATIONS DES FEMMES

Il existe des sources sur ce sujet, et elles sont excellentes (voir la bibliographie). On y trouve des renseignements précis sur les habiletés et les occupations des femmes. La présente section porte uniquement sur le rôle des femmes et sur la notion que l'on avait d'une saine sexualité. Les auteurs du début du XXe siécle racontent que les femmes se livraient à des tâches « simples, sédentaires et domestiques ». Si l'on considére que ce peuple vivait dans un milieu naturel, qui est encore difficile et rigoureux aujourd'hui, on peut conclure que les habiletés de ces femmes devaient être trés diversifiées et que leurs tâches étaient physiquement exigeantes, complexes et délicates. L'indépendance, l'ingéniosité et l'inventivité étaient des qualités essentielles et trés appréciées.

STATUT SOCIAL ET RESTRICTION DES RÔLES

Le rôle des hommes était défini de façon plus stricte que celui des femmesNote de bas de page 15. Les récits se rapportant à la société crie des plaines (cf. Mandelbaum) révélent que la place de l'homme, par rêve, vision ou choix plus conscient, était modelée sur la vie de la femme. Les hommes s'habillaient en femme, adoptaient le rôle des femmes et leurs habiletés inspiraient le respect. Il ne semble pas qu'un rôle culturel similaire ait existé chez les Ojibwa, même si beaucoup d'hommes se livraient à des tâches et à des travaux traditionnellement exécutés par les femmes, sans se sentir gênés ou embarrassés, par exemple lorsqu'ils devaient s'absenter pendant de longues périodes pour aller chasser ou piéger le gibier.

Certains auteurs, comme Landes, ont affirmé sans réserve que cette culture faisait une place plus importante à l'homme qu'à la femme. Il semble selon Landes que les femmes ne jouissaient pas de la même estime que les hommes et que leurs tâches étaient beaucoup moins intéressantes et même moins honorables que celles des hommes. D'autres auteurs, comme Basil Johnston, un Anishnabe de Cape Croker, en Ontario, mettent davantage l'accent sur la croyance ojibwa suivant laquelle les hommes et les femmes possédent une bonté innée et sur le fait que cette croyance est un gage de valeur, d'égalité et de fierté pour les deux sexes. Même si ces auteurs ont des perceptions trés différentes de la culture traditionnelle, tous deux laissent entendre que le rôle des femmes était plus flexibleNote de bas de page 16.

LE RÔLE DES FEMMES

Les femmes comme dépositaires de la culture

Aujourd'hui, langue et culture sont deux notions intégrées. Pour les Ojibwa d'autrefois, dont la culture était orale, la langue avait un rôle prépondérant dans la transmission de la culture. Les conteurs, les orateurs et la langue elle-même jouissaient d'un grand respect. Pour les individus des deux sexes, c'était un grand honneur d'être considéré comme une personne méritant d'être écoutée. De même, la pire insulte consistait à traiter quelqu'un de « w'geewianimoh », ce qui signifie qu'une personne tourne autour du pot, à la maniére du chien qui aboie dans toutes les directions, ne sachant pas où se trouve la cause de son agitationNote de bas de page 17.

Tout en travaillant, les femmes discutaient de leurs tâches et se transmettaient leurs connaissances, mais leurs conversations ne se limitaient pas aux travaux en cours. Elles discutaient du nombre et des particularités de leurs marisNote de bas de page 18, de leurs enfants, des raisons à l'origine d'un cas d'adultére, de leurs objections à la polygamie, des mérites de chacune comme tanneuse, perleuse, sage-femme, de la qualité du travail de chacune, des déviations sexuelles, de l'illégitimité, de l'avortement, de l'inceste, de l'homosexualité soupçonnée ou des motifs personnels derriére les actions dignes de remarqueNote de bas de page 19. Elles parlaient beaucoup, mais leurs mains ne s'arrêtaient jamais. C'est par cette volubilité, consciente et inconsciente, qu'elles imprégnaient les enfants, et surtout les filles, de leur culture et leur enseignaient comment vivre tout en poursuivant la recherche de la « Bonne vie ». Dans leur entourage plus âgé, principalement composé de femmes, où « chacune se distinguait, où l'on estimait le travail des femmes et les valeurs fémininesNote de bas de page 20 », les jeunes filles écoutaient, observaient et apprenaient. Au sein de la famille étendue, on se transmettait mutuellement les notions théoriques et pratiques, on se familiarisait avec la nature du monde et tous les détails propres à la vie de la femme, y compris les attitudes et les comportements convenables et inconvenants. Chez les Ojibwa, l'esprit communautaire et toutes les caractéristiques interdépendantes de la vie étaient renforcés.

Les femmes comme visionnaires

Pour les femmes, la recherche et le perfectionnement du secours des ordres surnaturels avaient moins d'importance que pour les hommes et elles n'avaient pas à se lancer en quête d'une vision formelle à la puberté. Les visions venaient plus spontanément aux filles et aux femmes. Elles savaient trouver les réponses aux problémes et le soutien nécessaire aux épreuves de la vie, comme l'orphelinage, le délaissement et la privation de nourriture, sans avoir à jeûner ou à rechercher spécifiquement une vision.

Les contacts avec la dimension spirituelle de la vie semblaient plus intégrés, plus facilement perçus dans les rêves et plus proches des choses concrétes de la vie et avaient préséance sur l'acquisition et le développement de pouvoirs personnels par le contact avec les esprits non humains. Le rêve, dans la culture ojibwa, ne désigne pas les rêves habituels de la nuit, mais plutôt des expériences, à l'état de veille ou dans le sommeil, qui ont le caractére d'une vision.

Voici quelques exemples de la maniére dont les personnes non humaines entraient en contact avec les femmes. Les femmes « voient en rêve » des motifs perlés, des chansons, des ornements pour une robe et des pas de danse complexesNote de bas de page 21. À l'époque de la Premiére Guerre mondiale (1914-1918), madame Wilson avait vu en rêve un choeur et une danse en l'honneur des jeunes hommes partis outre-mer. Il avait fallu des dizaines de personnes et de nombreuses heures de répétition pour faire de ce rêve une réalité.

Demi-fille du Ciel, profondément attristée par la mort de son pére, ne pouvait concevoir la vie sans lui. « Un jour, tandis qu'elle pleurait, elle entendit une voix qui s'adressait à elle : « Ne pleure pas, car tu dois encore passer de nombreux jours sur cette île, mais je vais te donner maintenant quelque chose que tu apprécieras beaucoup. Regarde. » Elle leva les yeux et vit l'ombre d'un nuage passer devant elle. « Voilà ce que je te donne. Ton corps sera comme ce nuage et la maladie mortelle t'épargnera. » C'était l'ombre de ce nuage qui avait pitié d'elle. Et ce fut son rêve. Alors elle comprit qu'elle ne devait pas tant pleurer... Elle se remit à pêcher, faisant tout comme elle avait vu son pére le faire...Note de bas de page 22 »

Il y a beaucoup de récits sur Demi-fille du Ciel, qui était aussi légére, aussi vive et aussi forte que l'esprit de l'ombre-du-nuage, dont elle avait reçu la grâce. Reconnue comme une rapide coureuse et une athléte excellant dans tous les jeux, surtout au hockey féminin, elle traversa en courant tout le Nord-Ouest. Un été, elle se rendit à Kenora avec le représentant de la Compagnie de la baie d'Hudson afin de courir contre des hommes et des femmes blancs et autochtones qui, course aprés course, tentaient de la vaincre. Ses rivaux, en short et maillot de corps, ne pouvaient faire qu'une seule course, tandis qu'elle courait encore et toujours, remportant la victoire avec une bonne longueur d'avance. Vêtue de sa longue jupe double, chaussée de mocassins ornés de perles et « traités » par une médecine, elle « s'adressait à l'ombre des nuages et elle sentait immédiatement son corps devenir aussi léger qu'une plume et, comme si elle courait sur l'air », elle s'élançait à vive allure jusqu'à la ligne d'arrivée. Plus tard, elle épousa un Ojibwa qui l'avait vue courir à Kenora et qui l'admirait beaucoupNote de bas de page 23.

Fille du Ciel, âgée de neuf ans, s'était enfuie pour échapper à son pére, qu'elle redoutait et qui la battait souvent. Un jour, elle s'aventura si loin dans un bois qu'elle perdit son chemin. Elle s'endormit, sans se rendre compte à son réveil qu'elle était partie depuis quatre jours. « Pendant tout ce temps, elle avait rêvé qu'elle était dans un endroit agréable, où il y avait beaucoup de gens et de bonnes choses à manger, et elle était trés heureuse... Elle avait reçu la grâce afin de pouvoir nanandawi i we (exécuter une importante technique de guérison)Note de bas de page 24. »

Dans le cas de Fille du Ciel, il semble bien que les esprits l'ait gratifiée d'un don pour lui permettre d'échapper à la violence de son pére et de devenir un membre estimé et respecté de sa famille et de sa collectivité.

Le récit de Femme sioux décrit comment le pouvoir visionnaire d'une femme l'a aidée d'une maniére plus inhabituelle, mais tout aussi concréte. Elle voulait assurer sa sécurité et celle de sa fille, et elle y est parvenue en acquérant un pouvoir qu'elle a opposé à un adversaire, au nom de sa fille.

Femme sioux, une jeune femme vivant avec sa mére, avait été l'objet de menaces de la part d'un chamane dont elle avait refusé les avances; celui-ci avait dit qu'elle deviendrait wintiko, et bientôt elle tomba malade et perdit la tête. Elle cessa de manger pendant vingt jours. Alors sa mére entreprit de la guérir, en l'empêchant de devenir wintiko. La vieille femme se livrait sans cesse à son manito kazo (conversation spirituelle) et finit par triompher du vieux chamane. C'était lui qui avait lancé ce wintiko, mais c'est lui qui devint malade et mourut. Puis Femme sioux prit du mieux. Quand le vieil homme succomba, tous furent heureux parce qu'il avait causé la perte d'un grand nombre de personnes avec sa médecine maléfique. Grâce à ses rêves, cette vieille femme fut la premiére à avoir le dessus sur lui et à provoquer sa perte. Quand sa fille fut rétablie, tous ses petits-enfants sont venus chez elle et ils vécurent heureuxNote de bas de page 25.

Cette vieille femme n'a pas été effrayée par son pouvoir, car de toute évidence elle ne recherchait pas le pouvoir; elle voulait seulement venir en aide à sa fille et mettre fin à la menace qui planait sur elles. On lui voua un profond respect.

Des femmes peu ordinaires

Les Ojibwa avaient un profond respect aussi pour l'habileté et l'individualisme, grâce auxquels les rôles sexuels pouvaient échapper à une définition trop rigide. Chez les Ojibwa, l'idéal de la féminité n'exigeait pas que la femme excelle dans les tâches propres aux hommes comme la chasse et la recherche du pouvoir personnel au moyen du jeûne et de la quête d'une vision. Malgré cela, bien des femmes allaient à la chasse et exécutaient avec beaucoup d'adresse et de succés toutes les tâches traditionnellement dévolues aux hommes. La femme ne recevait toutefois aucun témoignage de ses pairs, comme on le faisait par exemple avec les garçons pour célébrer leur premiére capture, mais on estimait ses aptitudes quand elles étaient inhabituelles et on ne les tournait jamais en dérision. Les marques d'estime étaient particuliérement grandes à l'égard d'une veuve ou d'une vieille femme ayant déjà été mariée.

« L'isolement était considéré comme une chose par laquelle les hommes et les femmes pouvaient démontrer qu'ils se valaient tout autant les uns que les autres. Le fait d'affronter et de surmonter seul des difficultés et des embûches, sans aide, était la mesure d'aprés laquelle les hommes et les femmes jugeaient les autres et aimaient être jugésNote de bas de page 26. » Beaucoup de femmes manifestaient des aptitudes pour les activités de poursuite comme la chasse ou pour la guérison et dans toutes les régions il y avait des femmes qui chassaient, allaient à la guerre ou pratiquaient la médecine comme les hommesNote de bas de page 27. À la suite d'une vision spontanée, par nécessité ou par inclination, les femmes assumaient des rôles qui, même s'ils étaient considérés comme difficiles et masculins, n'exigeaient aucune cérémonie officielle. La femme ne demandait de permission à personne et on ne s'attendait pas à ce qu'elle le fasse.

Il n'y avait jamais de ragots ni de rumeurs concernant les tendances ou les activités de nature homosexuelle d'une femme, même si elle n'était pas mariée. Pour les femmes, les homosexuelles étaient exceptionnelles. Pour les hommes, une femme qui excellait à la chasse était considérée comme une chasseuse, non comme une fille excentrique qui aimait la chasse. C'était simplement un rôle additionnel que la femme adoptait temporairement ou pour la vieNote de bas de page 28. Les extraits suivants nous en apprennent sur les rôles que pouvaient adopter certaines femmes aux habitudes peu conventionnelles.

Demi-Ciel, une femme visionnaire, était la fille aînée et préférée de son pére, qu'elle accompagna durant toute sa jeunesse. Elle apprit toutes choses en l'observant; son intérêt faisait le plaisir de son pére, qui lui enseigna comment préparer des piéges complexes et se servir d'un fusilNote de bas de page 29.

Shee-ba apprit aussi beaucoup de choses de son pére. Aprés la mort de sa mére, elle s'occupa d'élever sa jeune soeur et lui enseigna les secrets de la chasse en plus des tâches féminines. À une certaine époque, les deux soeurs habitaient ensemble une cabane et vivaient bien de la chasse et de la pêche. Aprés s'être mariées, elles cessérent de chasser pour s'adonner exclusivement aux tâches fémininesNote de bas de page 30.

Dans chacune des situations citées, l'ensemble des faits démontre clairement que le style de vie adopté par ces femmes était en partie une question de choix. Les veuves avaient des fréres et des proches qui pouvaient leur venir en aide, mais elles ont préféré habiter leur propre logis. Souvent, deux veuves vivaient seules avec leurs enfants, dont elles s'occupaient avec l'aide de la fille aînée, comme un pére l'aurait fait. Souvent aussi, les femmes préféraient subvenir elles-mêmes à leurs besoins plutôt que se marier, et par voie de conséquences elles assimilaient les techniques masculines. « Une femme peut toujours se marier; les femmes qui vivent seules apprécient donc probablement ce mode de vie. Elles recherchent la solitude ou souhaitent chasser, piéger ou vivre d'une façon totalement autonomeNote de bas de page 31. »

LE RÔLE DES HOMMES

L'homme ojibwa était essentiellement un chasseur. La crainte constante de manquer de nourriture était un puissant impératif culturel qui motivait les hommes, mais l'adresse à la chasse suscitait une profonde vénération.

Un fils adulte qui refuse de faire sa part ne reçoit pas de nourriture. Une femme habile peut subvenir aux besoins de son mari pendant un certain temps s'il est trop paresseux pour aller à la chasse, mais aprés un certain temps la tolérance devient mépris puis honte, et la femme quitte son mariNote de bas de page 32.

Les aptitudes à la chasse et le bien-être découlant d'une bonne relation avec les personnes esprits sont des valeurs trés importantes. Madame Wilson rapporte à ce sujet l'histoire d'un jeune chasseur et de sa femme qui se rendirent chercher secours au campement d'un parent parce qu'ils étaient extrêmement affamés. La jeune femme fut accueillie et nourrie, mais le jeune homme fut repoussé et invité à se débrouiller lui-même. Comme c'était sa relation avec le gibier qui était en faute, c'était sa responsabilité de retrouver ses talents de chasseur. Tout se passait entre lui et ses esprits gardiens, les personnes esprits non humaines. Ses succés à la chasse étaient liés au fait que les animaux devaient s'offrir à lui; les animaux refusant d'accorder leurs bienfaits, seul le jeune homme pouvait rétablir l'harmonie. C'était à lui de les implorer, de leur demander de s'apitoyer sur lui et de leur montrer qu'il dépendait d'eux.

Dés la plus tendre enfance et la cérémonie rituelle du baptême, le garçon apprenait que la chasse et la recherche de pouvoirs supérieurs aux siens devaient occuper une place importante dans sa vie. On lui montrait clairement qu'il devait solliciter l'aide des personnes esprits, plus particuliérement à l'âge de la puberté. Landes, Hallowell, Rogers et d'autres auteurs ont décrit la quête de la vision que le jeune homme devait entreprendre. Landes a souligné l'importance de la préparation en vue de ce jeûne prolongé et de cette quête personnelle, préparation qui se poursuivait durant toute l'enfance, alors qu'on encourageait l'enfant à sauter des repas, à rêver et à entrer en contact avec les esprits. Dés l'enfance, les parents et la collectivité apprennent au jeune homme à compter sur ses propres moyens, à se maîtriser dans tous ses rapports interpersonnels et à développer les aptitudes complexes nécessaires à sa survie dans une contrée hostile.

LA SEXUALITÉ TRADITIONNELLE

INTRODUCTION

Les concepts actuels sur la sexualité sont présentés comme points de référence permettant de comprendre la sexualité traditionnelle ojibwa. Ensuite, les récits de madame Wilson serviront à illustrer la sexualité saine et traditionnelle. La derniére section contient d'autres histoires et une discussion des comportements sexuels déviants et des réactions de la collectivité.

VERS UNE EXPLICATION DE LA SEXUALITÉ

La sexualité se rapporte non seulement à la perception qu'ont les gens de leur corps et de leurs parties génitales, mais aussi aux moyens qu'ils choisissent pour exprimer leur énergie sexuelle, au partenaire avec qui ils préférent partager leurs désirs sexuels et à la maniére de le faire. L'expression « comment une personne se sent par rapport à son corps » nous donne une idée du caractére diffus de la sexualité humaine. Étant des êtres physiques, nous sommes aussi des êtres sexuels; notre sexualité réside dans notre nature physique et s'exprime par la voie physique de notre corps.

Dans l'expression sexuelle, l'individu expose sa personnalité intime. La personne découvre elle-même et expose à son partenaire les aspects cachés de son moi, ses parties génitales et ses sensations. Si l'expérience sexuelle a lieu dans un cadre sain et positif, elle est extrêmement satisfaisante. Les impressions corporelles agréables se trouvent renforcées, de même que le lien entre le physique et la sexualité. Cette intimité et cet échange de sentiments avec un partenaire peuvent accroître considérablement l'estime de soiNote de bas de page 33. La nature exacte de ce qui constitue une maniére saine et positive d'exprimer sa sexualité varie selon l'époque, le lieu et la culture.

Inversement, l'expression de la sexualité sans le plein consentement et le libre choix, ou encore par la force ou dans une relation incestueuse, porte atteinte à l'estime de soi. Chez la victime et chez l'agresseur, les sentiments de confusion, d'anxiété, de culpabilité, d'isolement et de dépendance, qui peuvent être marqués d'un caractére de normalité plus ou moins fort selon les cultures, plus spécialement chez les adolescents, sont ressentis de façon plus intenseNote de bas de page 34.

L'ÉCLOSION D'UNE SEXUALITÉ SAINE

The Spirit Weeps montre bien qu'il y a beaucoup de mythes à propos de l'exploitation sexuelle. Dans le présent cas, les récits et les études ethnographiques qui se rapportent au peuple ojibwa dissipent le mythe suivant lequel l'inceste est ou a été une pratique propre à la culture de certaines sociétés autochtones. Dans la même voie, les sections qui suivent veulent démontrer que la société traditionnelle pratiquait une sexualité saine. La présente étude est un point de départ et ne donne pas une vue globale de la question. Il faudra poursuivre la réflexion et continuer d'approfondir ces connaissances.

L'enfance était une période d'apprentissage des rôles et des attentes. Les enfants ojibwa se familiarisaient avec leur sexualité et la conduite à adopter de la même maniére qu'ils acquéraient les autres connaissances nécessaires. Les grands-parents et les petits-enfants passaient beaucoup de temps ensemble. Les Aînés jouaient un rôle important dans la formation et l'éducation des enfants, car ils possédaient la sagesse, les connaissances, la patience et la générosité nécessaires. Ils transmettaient souvent leur enseignement d'une façon indirecte, par le biais des contes et des légendes traditionnels, mais il ne faudrait pas croire qu'ils s'y prenaient d'une maniére insouciante ou désordonnée.

Si l'on examine les récits qui nous sont parvenus, on constatera qu'ils sont à la fois simples et complexes. Ils sont simples parce qu'ils s'adressent à de trés jeunes enfants; ils sont complexes par leur portée, leur profondeur et la quantité de thémes qu'ils portent. Outre la diversité de leurs thémes et de leurs significations, ces récits se distinguent aussi par leur humour. Le fait que les récits soient humoristiques démontre le talent du narrateur et le caractére comique propre à toutes les facettes de la vie. Un récit bien raconté devait comporter au moins quatre niveaux de signification : le plaisir, l'enseignement moral, l'enseignement philosophique et un sens métaphysiqueNote de bas de page 35.

CONTACTS ENTRE PROCHES ET PRINCIPES DE BONNE CONDUITE

Dans la société ojibwa, les individus devaient respecter certaines régles de conduite dans leurs relations avec les divers membres de leur parenté. Les termes définissant les rapports de parenté avaient une signification trés étendue et ne servaient pas uniquement à préciser les liens consanguins. Chez les Ojibwa, les liens de parenté avaient une importance primordiale. Ces liens régissaient les relations interpersonnelles, car les attitudes traditionnelles et les façons d'entretenir les rapports s'y trouvaient implicitement définis. Deux catégories de parenté, les cousins croisés et la parenté d'évitement, doivent être expliquées dans le cadre de cette étude, en raison de l'importance des rôles sexuels et des restrictions qui s'y rattachent. Pour un individu donné, un cousin croisé est une personne du sexe opposé qui est l'enfant de la soeur de son pére ou du frére de sa mére. Dans certaines régions du territoire ojibwa, les cousins croisés étaient des conjoints potentiels. Outre ce rapport de parenté, d'autres particularités et subtilités s'ajoutaient probablement. Entre cousins croisés, on s'amusait beaucoup, on faisait des blagues truculentes et on flirtait ouvertement. Ces cousins aimaient se fréquenter et passaient beaucoup de temps ensemble à l'occasion des rassemblements saisonniers.

La parenté d'évitement comprenait toutes les personnes du sexe opposé qui n'étaient pas des conjoints potentiels ni des cousins croisés. Les relations d'évitement étaient particuliérement strictes dans le cas du frére ou de la soeur, du beau-pére ou de la belle-mére, de la tante croisée (soeur du pére) ou de l'oncle croisé (frére de la mére). Les rapports entre parents, régis par un code de conduite strict interdisant notamment la libre fréquentation et les conversations informelles ou familiéres, étaient tels que ces personnes apparentées ne pouvaient se trouver seules ensemble fréquemment ou durant des périodes prolongéesNote de bas de page 36. Tout contact sexuel était interdit et considéré comme incestueux.

Le mariage était également interdit entre membres d'un même clan.

Tous les aspects de la vie familiale, y compris la connaissance de ces différents types de relations, faisaient partie de l'enseignement transmis aux enfants, de sorte que leur sexualité se développait d'une maniére intégrée. On reconnaissait la nature physique, et donc sexuelle, de l'enfant qui grandissait. À mesure que l'intérêt pour la sexualité se développait, la culture modelait les comportements appropriés en matiére de flirt et de badinage. De plus, cette tradition permettait d'inculquer et d'expliquer les normes à respecter sur le plan de la sexualité. Les exemples qui suivent aident à comprendre en quoi consistait une saine sexualité et comment ces normes étaient transmises.

LE « PETIT TRÉSOR»

L'initiation des enfants à la maniére de se conduire se faisait au moyen d'un jeu appelé « le Petit trésor ». Aprés la naissance d'un enfant, les personnes dans l'entourage de la mére observaient quelle était la premiére petite créature non humaine qui s'approchait du bébé et l'appelaient le Petit trésor. Ainsi, au moment de couper le cordon ombilical d'une petite fille, une souris vint à passer. « Nous avons taquiné l'enfant et lui avons dit qu'un visiteur était venu la courtiser et dormir avec elleNote de bas de page 37! » De même, un bébé garçon s'est trouvé « marié » à une sauterelle. Tout au cours de l'enfance, les proches « taquinaient » les jeunes enfants et ceux-ci s'en amusaient eux-mêmes.

Ces taquineries permettaient à l'enfant de s'initier aux relations et obligations entre les individus et même à la vie conjugale. Le Petit trésor représentait le conjoint et les autres membres de la même espéce constituaient les diverses catégories de parents. L'enfant apprenait ainsi les régles des fréquentations et la maniére de taquiner ses épouses, beaux-fréres et belles-soeurs éventuels ainsi que ses cousins croisés.

Les spécimens plus âgés de l'espéce du Petit trésor représentaient le beau-pére, la belle-mére, les oncles croisés (fréres de la mére) et les tantes croisées (soeurs du pére), soit la parenté d'évitement. Les restrictions concernant ces relations d'évitement permettaient d'enseigner à l'enfant les limites à respecter sur le plan sexuel et les enseignements comiques mais exacts des taquineries au sujet du Petit trésor l'initiaient déjà à ces régles. Ainsi, l'enfant apprenait trés tôt à manifester du respect à l'égard de cette parenté et à comprendre que ce respect était fondé sur le principe de l'évitement de sa parenté du sexe opposé.

C'est ainsi que la culture enseignait dés l'enfance, subtilement et d'une maniére humoristique, les limites à respecter sur le plan sexuel et les maniéres d'exprimer correctement sa sexualité.

L'enseignement anishnabe favorisait l'acquisition et le développement simultané des connaissances physiques et sexuelles chez l'enfant. Les taquineries et le rire l'initiaient au plaisir et à la satisfaction que procure la sexualité et les analogies avec l'espéce du « Petit trésor » lui faisaient clairement comprendre les limites à respecter sur le plan sexuel.

LE JEU DE « LA MAISON »

Jusqu'à la puberté, les enfants s'adonnaient et s'occupaient au jeu de « la maison », une version enfantine de tous les moments importants de la vie. Les enfants luttaient contre les chamanes et les wintikos (même si ce genre de jeu était défendu), les filles « faisaient bouillir » des herbes pour les sages-femmes, faisaient jeûner leurs « enfants » et les initiaient à leurs futures responsabilitésNote de bas de page 38.

Les garçons jouaient généralement le rôle de chasseurs et rapportaient à la maison le « gibier » qu'ils remettaient aux filles. Les enfants formaient alors des « ménages » et des « couples ». On soutient que les garçons qui prenaient une épouse étaient conscients des interdits du mariage. Les fréres et soeurs les plus jeunes devenaient les « enfants » du couple. Aprés avoir préparé et fait cuire le « gibier », les « adultes » accomplissaient leurs devoirs conjugaux selon leur connaissance des jeux et des attouchements auxquels pouvaient se livrer les conjoints. Ce jeu comportait souvent des expériences sexuelles, parce que cela faisait partie de l'apprentissage du rôle de l'adulte. Les relations sexuelles étaient toutefois interdites, plus particuliérement aux filles, mais elles avaient lieu parfois, « tant que personne ne le savaitNote de bas de page 39 ».

Le « Petit trésor » et le « jeu de la maison » nous aident à comprendre que pour le peuple ojibwa la sexualité n'était qu'une caractéristique estimée et respectée de la personne dans son entier. La culture transmettait, d'une maniére naturelle et équilibrée, les principes et les comportements sexuels et faisait découvrir les plaisirs de la sexualité humaine.

FRÈRES ET SOEURS

Dans leur prime enfance, fréres et soeurs passaient beaucoup de temps à jouer ensemble, ce qui leur permettait d'assimiler les compétences propres à leur sexe. Parvenus à mi-chemin de l'enfance, ils passaient plus de temps avec les personnes plus âgées de leur sexe et moins de temps entre eux, tout en demeurant liés.

À la puberté, leurs relations se modifiaient, car ils devenaient des parents d'évitement. La jeune fille qui devait éviter son frére était l'exemple le plus flagrant de la régle d'évitement entre une personne et tous ses proches auxquels elle était liée par le mariageNote de bas de page 40. Chez la jeune fille, la premiére menstruation marquait le changement de ses rapports avec les autres. Si le garçon était plus âgé, sa relation avec sa soeur, jusque-là libre et ouverte, se trouvait modifiée lorsque sa voix muait, signe de sa propre maturité. « Ils ne se parlent plus jamais, comme s'ils étaient gênésNote de bas de page 41. » Plus tard, quand l'un d'eux était marié et avait des enfants, ils recommençaient à se parler, mais jamais aussi librement que dans leur enfance. Toute allusion au sexe était interdite entre eux. Le lien qui les unissait subsistait, mais son expression était clairement délimitée; il ne pouvaient plus être seuls ensemble.

La chasse était une maniére d'exprimer le lien étroit unissant le frére et la soeur et les formes qu'il devait prendre. Au retour de la chasse, le jeune homme remettait ses captures à sa jeune soeur. Les femmes de sa famille s'occupaient d'elle, mais ses responsabilités à l'égard d'un chasseur en particulier favorisaient le développement de son indépendance. La soeur se hâtait de venir en aide à son frére au retour de la chasse, et celui-ci continuait de subvenir à ses besoins même aprés qu'elle était mariée.

Le comportement sexuel de la jeune fille avait aussi une incidence sur ses rapports avec son frére. Lorsqu'une jeune fille se rabaissait par un comportement sexuel déplacé, son frére éprouvait de la honteNote de bas de page 42. Madame Wilson expliquait que le déshonneur ressenti par un frére à cause de l'inconduite sexuelle de sa soeur était tel que si elle devenait enceinte d'une maniére illégitime, il en était profondément atteint et devait quitter sa région.

LES AUTRES PARENTS DE SEXE MASCULIN ET LA PARENTÉ D'ÉVITEMENT MOINDRE

La régle d'évitement était moins stricte pour le pére ou le beau-pére (le deuxiéme mari de la mére) d'une jeune fille, ses grands-péres et les fréres de son pére. Les filles et les jeunes femmes non mariées pouvaient passer de longues périodes seules avec un de ces hommes, souvent en vue d'apprendre quelque chose. En compagnie de ces parents, les jeunes filles faisaient leur apprentissage de la vie, sur le terrain de chasse ou la piste de piégeage. Souvent ensemble, ils pouvaient parler en toute liberté, mais ne devaient faire aucune allusion à caractére sexuel. Tout contact sexuel était considéré sans équivoque comme un acte incestueux.

LE CODE DE CONDUITE DE LA JEUNE FILLE

Aprés la puberté, les jeunes hommes et les jeunes filles étaient soumis à des régles différentes en matiére de comportement sexuel. On encourageait le caractére aventureux des garçons, qui pouvaient s'engager dans des relations sentimentales. Les filles, en revanche, devaient faire leur deuil de la liberté dont elles jouissaient auparavant et adopter le comportement propre aux femmes dés leurs premiéres régles. « Elle devait garder les yeux baissés, éviter de parler et s'occuper à diverses tâchesNote de bas de page 43. » Les membres de la famille immédiate de la jeune fille avaient désormais l'importante responsabilité de la surveiller étroitement, de la chaperonner et d'assurer son instruction. Souvent, les membres de la famille étaient trop occupés ou relâchaient leur surveillance, et la jeune fille succombait aux avances d'un séducteur. La situation s'aggravait quand la grossesse devenait évidente; les gens se rendaient compte; on jasait, on spéculait et on tenait même des propos grivois. Les parents voulaient connaître l'identité du pére et menaçaient leur fille si celle-ci gardait le silence. Le probléme pouvait parfois se résoudre par un mariage et la naissance d'une nouvelle famille, mais la jeune fille ne pouvait pas toujours s'en tirer à si bon compte. Le garçon refusait de se marier, ou la jeune fille avait plusieurs amants - chacun étant prompt à se vanter, mais peu désireux de se marier. Les régles de conduite qu'on lui avait inculquées prenaient une signification toute nouvelle. Jamais ces régles n'avaient paru aussi restrictives. Elle était assurée d'avoir de l'aide pour élever son enfant et une place dans le foyer familial si elle ne se mariait pas, mais on considérait que la responsabilité de l'enfant appartenait à ceux qui l'avaient conçuNote de bas de page 44.

LE CODE DE CONDUITE DU JEUNE HOMME

D'aprés Landes, on jugeait normale l'activité sexuelle des jeunes hommes et leurs amourettes étaient vues comme des aventures de jeunesse. Leur activité sexuelle devait toutefois se limiter à des épouses éventuelles, et ils devaient respecter les relations d'évitement. Celui qui rendait une jeune fille enceinte devait en principe l'épouser. Souvent, il manifestait son intention en offrant des présents au pére de la jeune fille. Hallowell affirme toutefois que les garçons envoyés en vigile devaient être chastes et s'être abstenus de tout contact avec les filles. Dans le cas contraire, ils ne pouvaient espérer obtenir les grâces nécessaires à leur carriéreNote de bas de page 45.

L'HOMOSEXUALITÉ

Dans les sources consultées pour la rédaction de cette étude, rien n'indique que la société ojibwa manifestait de l'hostilité à l'égard des homosexuels. Il est certain que le rôle des femmes n'était pas défini avec une rigueur qui les aurait empêchées de choisir leurs tâches et leurs occupations. Même si l'on estimait grandement les talents et les prouesses de l'homme à la chasse, celui-ci pouvait également s'adonner, au besoin, à des tâches traditionnellement effectuées par les femmes sans se sentir embarrassé ou ridicule.

Rogers et Landes ne font pas état de rôles spécifiquement attribués aux homosexuels, mais ne signalent pas non plus l'existence d'interdits frappant l'homosexualité. En fait, ces deux auteurs ne font qu'effleurer la question. Landes ne fait mention de l'homosexualité qu'une seule fois, disant qu'elle peut être un sujet de conversation pour les femmes, mais ne donne aucune indication sur le ton ou la nature des discussions. Hallowell n'aborde pas non plus le rôle des homosexuels. Il signale que l'homosexualité, logiquement, est interdite parce que les personnes du même sexe n'utilisent pas le terme définissant les relations sexuelles permisesNote de bas de page 46. Ces deux anthropologues ont effectué leurs études il y a plusieurs décennies et on peut supposer que les opinions plus sévéres sur l'homosexualité qui prévalaient dans la société canadienne à cette époque ont pu avoir une influence sur leurs travaux.

Comme la présente étude ne constitue qu'un examen rapide des sources, il est impossible de poser ici des jugements précis. On peut toutefois conclure qu'il n'y avait pas, dans la sexualité ojibwa, de manifestations d'hostilité à l'égard de l'homosexualité.

DÉVIATIONS ET DÉRÈGLEMENTS SEXUELS

VIOL ET INCESTE

Les filles craignaient parfois d'être violées par les hommes de leur foyer. Les beaux-péres (soit le deuxiéme mari de la mére) et les filles faisaient partie de la parenté d'évitement moindre et pouvaient donc se trouver seuls ensemble pendant des périodes prolongées à l'occasion d'une chasse. Même si certains beaux-péres s'occupaient trés bien de leurs belles-filles et leur manifestaient un amour tendre et paternel toute leur vie, la plupart des récits d'agressions sexuelles font état de viols commis par un beau-pére et en font un symbole culturel du violeur. On ne peut toutefois préciser si cette fréquence démontre que le viol par le beau-pére était l'infraction la plus courante ou celle dont on parlait le plus souvent.

On raconte qu'un beau-pére avait répliqué à sa belle-fille horrifiée : « Mais c'est ce que tous les gens font quand ils vont à la chasse au canard! ». La jeune fille s'enfuit et met tout le camp en émoi. Mise au fait du geste du beau-pére, la mére le reçoit en brandissant une hache et lui reproche avec colére la bassesse de sa conduite. Il risque alors de perdre sa femme et sa belle-fille ou de ne plus avoir de contacts avec elles pendant un certain temps. Il arrive aussi que seule la fille parte et s'en aille vivre avec d'autres membres de sa familleNote de bas de page 47.

Dans les récits de madame Wilson, un seul fait mention d'un cas d'inceste entre un pére et sa fille.

Le veuf Nahwi vivait seul avec sa fille, une adolescente qu'il viola un jour. Lorsqu'elle raconta son épreuve aux gens de son village, il devint l'objet du plus profond mépris, sa parenté le rejeta en le traitant de « chien » (une injure particuliérement vive dans ce contexte) et le bannit à jamaisNote de bas de page 48.

Dans ces deux récits caractéristiques, la jeune fille s'est immédiatement plainte de l'agression plutôt que de la garder secréte. Le fait que la jeune fille se soit enfuie et ait mis le camp en émoi semble indiquer qu'elle s'attendait à recevoir l'appui de ses proches plutôt qu'à être blâmée. La mére qui « brandit une hache » et l'ensemble de la collectivité qui rejette Nahwi sont des éléments du récit qui montrent que la jeune fille a reçu de l'aide et qu'on n'a pas caché sa mésaventure. Le récit de madame Wilson met davantage en évidence le caractére répréhensible de cet acte puisqu'elle raconte que le pére « était trop honteux pour regarder sa fille et son enfant illégitime qu'elle portaitNote de bas de page 49 ».

Madame Wilson a aussi relaté de nombreux récits décrivant les tactiques utilisées par les chamanes pour séduire des jeunes femmes en exploitant leurs pouvoirs et les relations qu'ils entretiennent avec le monde des esprits.

Shay a doublement offensé les gens quand il a violé sa bru. Il a prétendu qu'il avait eu une vision et il a commis un inceste. Comme il faisait partie de la parenté d'évitement, il avait dû préméditer pleinement ce viol. Il raconta à la jeune fille qu'il avait eu une vision lui disant que son fils décédé « viendrait embrasser son jeune fils » (qui n'était pas encore conçu) et il dit à la femme de son fils défunt de faire l'obscurité totale. Quand la jeune femme se rendit compte de la supercherie, elle était déjà enceinte. « Elle répandit la nouvelle dans tout le village; elle et sa belle-mére firent un mauvais parti à cet homme et le laissérent presque mort. Puis elles allérent vivre ailleursNote de bas de page 50. »

Michel désirait Petite fille, une jolie jeune fille dont il était le beau-pére. Comme c'était un wabenoNote de bas de page 51, on le craignait beaucoup, et il avait l'habitude de satisfaire tous ses caprices sensuels. Au cours d'une de ses cérémonies, il se mit à cracher le feu et s'écria : « Les manidosNote de bas de page 52 veulent que je couche avec Petite fille. » La soeur de Petite fille, qui était aussi sa bru, l'entendit. Elle courut jusqu'à l'endroit où il était assis, le frappa au menton et lui donna une dure raclée parce qu'elle ne voulait pas qu'il s'en prenne à sa jeune soeur. Aprés avoir battu le vieil homme, elle s'enfuit pour toujours avec sa soeur Petite filleNote de bas de page 53. »

Dans les exemples cités, le comportement décrit est clairement considéré comme un inceste. Malgré la crainte qu'inspirait le chamane, la premiére jeune femme l'a dénoncé et a obtenu de l'aide. La soeur de la deuxiéme jeune femme était tellement en colére qu'elle a directement défié le chamane. Il faut aussi noter que dans tous les cas cités, les personnes concernées sont parties pour une destination inconnue ou sont retournées vivre avec leur famille dans une autre collectivité. Cette maniére positive de préserver la paix a été interrompue lorsque la pression de contact s'est accrue et que les réserves et les listes de bandes ont été établies.

Le chamane Nuageux fit l'essai d'une variante d'une incantation surnaturelle pour séduire sa belle-fille. Elle était malade et il lui administra un médicament pour la faire dormir. Ensuite, il « s'est amusé » avec elle jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle allait avoir un enfant, mais sans savoir qui en était le pére. Aprés la naissance de l'enfant, l'homme épousa sa belle-fille, qui devint ainsi sa femme au même titre que sa mére. La mére, honteuse et horrifiée, accepta cette situation pour le bien de sa fille exploitée. La jeune fille, « rendue folle par la honte et le souci », fut prise d'un accés de violence et mourut. [...] « Quand tout fut fini, ils revinrent à la maison et sa femme prit la hache pour lui trancher la tête, mais des hommes la saisirent avant qu'elle pût le frapper. Elle était en furie. Elle disait : « Tu as tué ma fille! » Puis elle prit son fils avec elle et retourna dans sa familleNote de bas de page 54. »

Cette histoire, qui s'est terminée de façon tragique, se rapproche cependant des autres récits sous plusieurs aspects. On a considéré que l'homme, de toute évidence, avait transgressé des valeurs spirituelles en plus de commettre l'inceste; bien qu'elle n'ait pas réussi à résoudre son horrible situation, la fille traumatisée a protesté avec la plus vive énergie; on n'a pas toléré qu'elle soit contrainte à l'inceste; la mére a tenté de venger l'humiliation et la mort de la jeune fille. Le fait que les hommes l'aient empêchée de s'en prendre au chamane peut être le signe d'une certaine tolérance de l'inceste. Enfin, même si les hommes n'ont pas tenté de dissuader la femme et l'enfant de partir, personne n'a accordé son appui au chamane.

RÉSUMÉ

Deuxiéme partie : Le changement

REGARD SUR LE MONDE : LA PERCEPTION EUROPÉENNE

LA PRISON PANOPTIQUE

Parmi la grande quantité d'ouvrages consacrés aux conflits culturels opposant les Européens et les Premiéres Nations, l'oeuvre de l'historien Michel Foucault occupe une place importante du point de vue de la présente étude. En effet, celui‑ci nous offre une nouvelle façon de considérer les techniques utilisées par les Européens pour imposer aux peuples des Amériques leur conception de la société, des différences culturelles et de la justice. Pour expliquer son point de vue sur les perceptions européennes de la collectivité et les moyens d'exercer une influence sur la société, Foucault établit un paralléle avec la prison panoptique, un concept particulier de prison inventé par l'Anglais Jeremy Bentham, au XIXe siécle.

Avant le XIXe siécle, les prisonniers qu'on voulait soustraire à la vue (et donc à la pensée) des « gens bien » étaient enfermés dans des donjons. Mais au cours du XIXe siécle, sous l'influence des philosophes et des théoriciens sociaux du Siécle des lumiéres (le XVIIIe siécle), les Européens ont cherché une forme d'emprisonnement qui contraindrait les détenus à devenir des individus respectueux des lois, qui les « ré-formerait » littéralement en citoyens obéissants.

Pour atteindre cet objectif, Bentham conçut un systéme ingénieux qu'il nomma « Panopticon », c'est-à-dire un édifice « à surveillance totale » qui permettait aux gardiens de surveiller les détenus sans que ceux-ci puissent voir les gardiens. Cet édifice devait être circulaire, construit autour d'une tour centrale dans laquelle les gardiens devaient se poster pour surveiller les détenus. Les cellules, où les détenus étaient enfermés à raison d'un par cellule, étaient disposées le long du cercle externe, un côté donnant sur la tour centrale et l'autre sur l'extérieur. Comme les deux murs étaient munis de fenêtres, les gardiens pouvaient voir les détenus en silhouette contre la lumiére du jour, mais ces derniers ne pouvaient voir les gardiens lorsqu'ils regardaient en direction de la tour située dans la pénombre.

La coercition était le principe au coeur de la logique de Bentham, qui peut se résumer ainsi : si les détenus savaient qu'ils étaient surveillés, sans toutefois savoir exactement quand ni par qui, ils se comporteraient toujours de la meilleure maniére. Ils voudraient en effet prouver aux gardiens qu'ils s'étaient amendés, car cela pourraient avoir une influence sur la maniére dont ils étaient traités ou augmenter leurs chances d'être remis en liberté. Bentham était d'avis que le fait de toujours se conduire correctement finirait par avoir une influence sur l'esprit et la pensée des détenus, qui prendraient ainsi l'habitude de surveiller constamment leur comportement. En intériorisant le regard scrutateur des gardiens, les détenus, isolés les uns des autres, deviendraient leur propre gardien et s'efforceraient toujours de penser et d'agir conformément aux régles fixées par la société.

On ne construisit jamais de prison exactement selon les principes de Bentham. Néanmoins, les idées sur les moyens d'exercer la contrainte et la surveillance, sous-jacentes au principe de la prison panoptique, persistent encore de nos jours. Michel Foucault soutient que ce principe est encore répandu dans l'ensemble de la société. Les caméras de surveillance, les micropuces implantées sous la peau, les banques de données qui contrôlent notre utilisation des cartes de crédit, les cartes de bibliothéque et de téléphone (pour ne mentionner que celles-là), s'inspirent toutes de la logique qui était à l'origine de la prison panoptique : surveiller les gens sans qu'ils sachent quand ils sont surveillés, afin d'avoir une meilleure emprise sur eux.

En réalité, poursuit Foucault, cette maniére d'exercer un contrôle social sur les gens, en les séparant et en les catégorisant, est une tendance qui n'a cessé de croître en Europe depuis la grande peste du XIVe siécle. À cette époque, pour endiguer la propagation de la peste, dont le mode de transmission était encore inconnu, les dirigeants des villes de France adoptérent des réglements stricts et précis. Une hiérarchie complexe veillait sur les moindres détails de la vie quotidienne. Des responsables enfermaient les gens dans leurs demeures. Les aliments étaient distribués dans chaque foyer et on effectuait un dénombrement quotidien pour s'assurer que personne ne s'était enfui. Les hauts responsables pouvaient ainsi savoir si quelqu'un était décédé pendant la nuit. Aucun foyer ne pouvait cacher le fait que ses membres étaient atteints. Foucault dit de la ville, à l'époque de la grande peste, qu'elle était « entiérement quadrillée par un systéme d'exercice des pouvoirs, de surveillance, d'observation et d'écritureNote de bas de page 55 ».

L'individualisme occidental est une conséquence de cette logique profondément enracinée et de plus en plus répandue suivant laquelle chaque individu est une unité distincte sur laquelle l'État exerce son pouvoir et qui a la responsabilité de maîtriser son comportement pour assurer le maintien de l'ordre dans l'État. Selon cette perception, la collectivité, au lieu d'être perçue à la maniére de la culture ojibwa - soit un réseau de relations entre les individus, la terre et le monde non physique, où le p'madaziwin dépend de l'équilibre entre tous les éléments du monde - est donc un ensemble d'individus surveillés, individuellement et d'une maniére invisible, par un État abstrait qui voit tout et qui sait tout. La logique de la prison panoptique est toujours actuelle. La prison d'aujourd'hui est un lieu où les individus sont de toute évidence observés et surveillés de la même maniére. Le systéme de pensionnats indiens, maintenant aboli, était certainement issu de la même école de pensée. Les systémes scolaires européens, où les classes sont organisées en rangées, le bureau de l'enseignant placé à l'arriére ou sur une plate-forme, s'inspirent aussi de cette logique. De même, les lois peuvent être considérées comme un systéme panoptique. La Loi sur les Indiens est la méthode adoptée par le gouvernement canadien pour exercer son emprise sur les peuples des Premiéres Nations, en brisant les collectivités et les familles et en forçant les individus à assimiler le style de vie occidental.

Rendre les gens visibles aux gouvernants - que ce soit le responsable d'une ville frappée par la peste, l'État, le gouvernement ou l'agent des Affaires indiennes -, tel est le puissant instrument qu'on utilise pour diriger une société fondée sur la hiérarchie des races, des classes et des sexes. Les Européens aiment rendre le monde visible afin de mieux le diriger. Rendre les choses visibles s'inscrit dans la logique des sciences naturelles comme la biologie et la physique, qui consiste à rendre visibles les mécanismes secrets de la nature, pour que l'industrie et la technologie puissent les exploiter. Rendre les choses visibles correspond aussi à la logique des sciences sociales et des sciences humaines; les enquêtes statistiques et les tests d'intelligence ont servi à classer, contrôler et dominer les différents groupes qui forment la société.

Les sociétés européennes s'appuient sur un ordre ou un principe particulier découlant de la prépondérance de la raison et de la rationalité. Ce qui n'entre pas dans une catégorie spécifique de ce systéme d'ordonnance, qu'il s'agisse d'une société indigéne des Amériques ou de l'univers naturel complexe, est traditionnellement considéré comme faisant partie du désordre, de l'anomalie et de l'irrationnel et devient donc un probléme à résoudre ou une crise à éviter.

CONTACT

Pour nous, les arbres et les vallées n'étaient pas un monde sauvage. C'est quand vous êtes arrivés que pour nous l'ouest sauvage a commencéNote de bas de page 56.

Où sont aujourd'hui les Pequots? Où sont les Narragansets, les Mohicans, les Pokanokets et toutes les autres tribus de notre peuple, jadis si puissantes? Disparues, comme la neige sous le soleil de l'étéNote de bas de page 57.
Tecumseh

Cet examen des idées de Foucault, par le biais de l'analogie avec la prison panoptique, nous permet de mieux comprendre les notions et les perceptions capitales que les Européens ont introduites en Amérique. Dans l'enchevêtrement des lianes et de la végétation, devant l'étendue infinie des forêts, ils ont vu une nature sauvage et sombre, qui pour eux échappait à l'ordre. Ils traitaient de sauvages les habitants de ces territoires, car ils ne leur semblaient pas doués de raison. Pour les Européens, ces sociétés saines, ayant leur propre logique et leurs façons de vivre dans l'univers, n'étaient qu'un désordre troublant, qu'ils essaient encore aujourd'hui de maîtriser et d'ordonner selon leur propre logique. L'échec du systéme de justice des Européens est en fait l'incapacité de reconnaître la logique culturellement différente des peuples des Premiéres Nations, une logique axée sur les collectivités plutôt que sur des individus isolés; une logique qui a pour but de guérir et de rendre intégre, de renforcer le réseau des interconnexions, plutôt que de contraindre et de corriger les individus.

Une culture en conflit

DES COLLECTIVITÉS TRAUMATISÉES

Les collectivités autochtones ne sont pas en voie de disparition; elles sont plutôt les dépositaires des espoirs des Autochtones et de leur volonté d'accéder à l'autodéterminationNote de bas de page 58.
Tom Berger

La démoralisation des individus méne au désespoir et à la démoralisation des collectivités tout entiéresNote de bas de page 59.
Tom Berger

Il est essentiel de bien connaître le concept de la collectivité et du cercle pour comprendre ce qui se passe à Hollow WaterNote de bas de page 60.
Berma Bushie

La prison panoptique, comme nous l'avons vu, est la méthode utilisée par les Européens pour organiser l'espace sous-jacent à leur vision du monde, une vision hiérarchique et unidirectionnelle. Bien avant l'invention de la prison panoptique, les moyens permettant de séparer, d'ordonner et de catégoriser les individus afin de mieux les dominer ont pris une place importante, chez les Européens, dans leur perception de la civilisation et le concept de collectivité. Chez les Anishnabeg, en revanche, le systéme d'ordonnance de l'espace qui sous-tend la perception du monde s'apparente au cercle et la notion de collectivité se représente sous la forme d'un réseau d'interconnexions profondes entre les parents, la terre et le monde non physique.

Pour les Ojibwa qui vivent dans un milieu hostile, pour qui la vision du monde n'est pas fondée sur la domination mais sur l'équilibre et les interconnexions, le concept de collectivité n'a pas évolué de la même maniére qu'en Europe. Traditionnellement, la collectivité, c'était un petit groupe familial, l'isolement pendant la moitié de l'année, l'interdépendance poussée à un haut degré, des principes spirituels solides et des relations entre individus régies par des régles bien définies. Les groupes plus importants ne se formaient habituellement qu'en été. « Quand il le fallait cependant, les Ojibwa, libres dans leurs rapports et bien informés, pouvaient se réunir en une puissante alliance contre un ennemi de l'extérieurNote de bas de page 61. »

C'est pourquoi la perception de la collectivité était fondée beaucoup plus sur les relations entre les peuples que sur leur proximité. La collectivité était le fruit d'une communion entre les individus, avec la terre et avec la Création. C'était l'esprit de corps d'un peuple qui partageait des principes communs, qui était conscient de ses interconnexions et qui ne dépendait pas d'un ordre hiérarchique. Il n'y avait pas d'État ni de pouvoir de l'État, d'une part, ni d'individus soumis à son pouvoir réglementaire, d'autre part. La société, au lieu d'être fondée sur la hiérarchie des classes et des sexes, était plutôt composée d'individus autonomes, chacun étant en relation avec l'univers spirituel.

Le bien-être collectif trouvait sa démonstration dans les chasses fructueuses, qui préservaient contre la famine et la maladie. Cette situation dépendait de la qualité des rapports entre les individus ainsi que de l'équilibre et du respect de toutes les interdépendances présentes dans la création perçue selon la croyance ojibwa. Fondamentalement, la collectivité tout entiére recherchait la Bonne vie, comme les individus, par la mise en commun du p'madaziwin.

LA COLLECTIVITÉ ET LA LANGUE

La collectivité et la langue se complétent mutuellement. Chacune contribue au développement de l'autre. La langue représente plus que les seuls mots - elle s'épanouit dans les rapports entre les mots. Les liens propres à la langue donnent aux pensées exprimées leur caractére distinct. Les concepts intrinséquement transmis par les différents mots d'une langue peuvent être impossibles à transmettre dans une autre langue. Les langues ne sont pas statiques; elles évoluent, tout en conservant leurs principes inhérents. La langue est la respiration d'une culture.

La collectivité est elle aussi un organisme vivant. Sa nature dépend des rapports et des connexions unissant les individus qui la composent. La solidité des connexions entre les individus crée la collectivité et détermine son intégrité, sa force et sa santé ou ses malaises.

L'anglais est une langue imposée et ses principes structuraux ne correspondent pas à la langue ojibwa. Les réserves et leurs foyers d'établissement sont aussi des structures imposées. Ni la langue anglaise ni les notions occidentales de la collectivité ne découlent de la culture ojibwa existante. Elles lui ont été imposées dans le dessein délibéré de l'altérer en lui enlevant ses caractéres distinctifs. Pris dans ce carcan, les individus ressentent la douleur de leur collectivité, sans pouvoir toujours l'exprimer.

Les régles imposées par les Européens transforment non seulement le caractére fonctionnel de la culture, mais aussi des choses moins tangibles, comme l'esprit communautaire. La société occidentale n'ayant aucune compréhension du p'madaziwin, elle n'a donc jamais pu en diminuer l'importance. Incapables de percevoir la collectivité comme un réseau de connexions entre les individus et avec leur milieu, les colonisateurs ont imposé leur propre conception de la société : des logis habitables toute l'année, établis de façon permanente en un lieu et soumis aux régles de l'autorité. Toutes les pratiques qui caractérisaient la collectivité avant la colonisation ont été rejetées du revers de la main.

Le but de cette réflexion sur l'esprit communautaire et ses formes traditionnelles n'est pas de ressusciter le passé, mais de rappeler à quel point la colonisation imprégne le mode de vie d'un peuple. La colonisation traumatise la collectivité autant que les individus.

Ce traumatisme psychologique érode le caractére le plus fondamental de l'être et le prive de ses moyens de vivre le présent et de façonner son avenir. À cause de cette atteinte à l'intégrité de l'individu, les phénoménes traumatisants comme la colonisation ont le redoutable pouvoir de s'imposer inlassablement aux êtres qu'ils blessent. L'avenir est à jamais marqué par le traumatisme du passé. Comprendre que la colonisation est un phénoméne traumatisant et en analyser les effets, c'est faire un premier pas vers l'édification d'un avenir meilleur, débarrassé des agressions sexuelles endémiques et autres malaises.

Les événements énumérés dans la section qui suit ont tous contribué à provoquer des traumatismes dans la population autochtone et des désordres sur le plan individuel et collectif.

L'assimilation (bien des Époques, bien des politiques, un seul objectif)

En 1880, Sir John A. MacDonald décréta que la politique du gouvernement concernant les Indiens devait consister « à les affranchir peu à peu de leurs habitudes nomades, [...] et à les établir progressivement sur le territoire. Entre-temps, il faut leur assurer une protection équitableNote de bas de page 62. »

En 1950, le ministére des Affaires indiennes a annoncé une nouvelle politique précisant que « le but ultime de notre politique à l'égard des Indiens est de les intégrer à la vie de notre pays. [...] Durant la période de transition, il faudra prévoir pour eux un traitement spécial et l'adoption des lois nécessairesNote de bas de page 63. »

En 1969, Jean Chrétien, ministre des Affaires indiennes, avait déclaré que « les politiques doivent mener à la participation pleine et entiére, sans discrimination, des peuples autochtones à la société canadienneNote de bas de page 64. » De cette maniére, le statut particulier des Autochtones, y compris tous les droits leur appartenant à titre de premiers occupants du territoire, serait supprimé.

L'assimilation est un processus institutionnalisé, de nature non spirituelle, par lequel une culture, dominante le plus souvent, impose ses valeurs, ses moeurs et ses usages à une autre culture, habituellement par la force ou la coercition. L'assimilation a toujours été l'élément moteur des politiques du gouvernement canadien à l'égard des Indiens, peu importe la formulation employée.

TRAITÉS

Le premier traité conclu en Amérique du Nord entre les peuples indiens et les autorités coloniales a été signé en 1760. D'autres ont suivi, jusqu'en 1923. À compter des années 1970 jusqu'à aujourd'hui, des ententes territoriales d'une grande portée ont été conclues entre les Autochtones et le Canada, dont la Convention de la Baie James et du Nord québécois, qui est considérée comme le premier traité de l'ére contemporaine.

Le peuplement de l'Ouest canadien a commencé à la fin du XIXe siécle, lorsque George Morris a négocié les traités numérotés au nom du gouvernement. Ces traités étaient le prolongement des mesures prises par la Couronne britannique, énoncées dans des documents tels que la Proclamation royale de 1763, et reconnaissaient les droits territoriaux inhérents des peuples autochtones.

Aux termes du Traité un, signé en 1871, les Ojibwa appartenaient désormais à la Bande de Hollow Water. Tout comme bien d'autres, ce traité prévoyait des dispositions standard, dont celles-ci :

(Traduction) (...) un accord de paix et d'amitié, la cession de territoires, des acomptes aux Indiens, de petits paiements annuels en espéces ou en biens, la désignation d'un chef et de conseillers chargés de négocier et d'administrer le traité, la garantie de possession des territoires réservés aux Indiens, et/ou le droit d'utiliser les territoires inoccupés dans leur état naturel, et la promesse que le gouvernement offrira des services, notamment dans les domaines de l'éducation et des soins de santéNote de bas de page 65.

Il n'est pas dans notre intention de faire ici un examen approfondi des traités; il convient, toutefois, de noter les trois lignes directrices qui s'en dégagent, sous l'angle de la politique du gouvernement :

À compter de la signature du Traité un de 1871, le processus de changement s'est intensifié pour les premiéres nations vivant à l'intérieur et à proximité de la région désignée comme étant la réserve de Hollow Water. Les contacts avec la culture euro-canadienne étaient restés minimes au cours du siécle précédant l'ouverture à la colonisation de l'Ouest canadien, qui semblait promettre une meilleure vie pour tous. Seule la Compagnie de la Baie d'Hudson était présente en permanence dans cette région, et comme les peuples autochtones étaient installés sur la rive est du lac Winnipeg, loin de la frontiére américaine, ils étaient peu touchés par le commerce de la fourrure et l'établissement de forts aux emplacements stratégiques.

Le processus d'acculturation s'est accéléré avec l'apparition des missions et des petites écoles religieuses. Les pressions visant à confiner les Indiens dans des réserves se sont intensifiées du fait des lois obligeant les enfants à fréquenter l'école. L'adoption du premier « Acte sur les Sauvages », en 1876Note de bas de page 66, a précipité le mouvement vers l'assimilation.

L'ACTE SUR LES SAUVAGES

On ne saurait trop insister sur l'importance du premier Acte sur les Sauvages de 1876. Les dispositions législatives et les directives d'orientation adoptées à cette date ont été réunies dans un document qui régirait la vie des peuples autochtones pendant un siécle. En dépit des modifications majeures qui y ont été apportées, cet acte réglemente encore aujourd'hui tous les aspects de la vie autochtone.

(Traduction) L'Acte sur les Sauvages est une loi sur les terres. C'est une loi sur les municipalités, une loi sur l'instruction publique et une loi sur les sociétés. Il s'agit avant tout d'une loi sociale, mais sa portée est trés large. Il prévoit des dispositions sur l'alcool, l'agriculture et l'exploitation miniére, ainsi que sur les terres indiennes, l'appartenance à une bande et ainsi de suite. Il contient des éléments qui sont incorporés dans une bonne vingtaine de lois différentes, dans chaque province, et l'emporte sur des lois fédérales dans certains domaines. Il a le même poids que le Code criminel et qu'une constitution pour les individus et les collectivités qui y sont assujettis.Note de bas de page 67

L'Acte sur les Sauvages joue un rôle clé, non seulement parce qu'il réglemente la vie des peuples autochtones, mais également parce qu'il les prive du droit de disposer d'eux-mêmes et favorise, à ce titre, l'assimilation. Dans le cadre de la présente étude, trois points revêtent une importance particuliére :

Cette intrusion de la loi dans leur vie n'a pas manqué de perturber profondément les Autochtones. Des régles arbitraires et inflexibles applicables au lieu de résidence ont provoqué l'éclatement des familles. Comme en témoignent les cas relatés par Mme Wilson, l'harmonie dans la collectivité reposait en grande partie sur le fait que chacun était libre de se joindre à un autre groupe de la famille étendue pour mettre un terme à une situation de conflit. Désormais, les victimes d'agression sexuelle ne pouvaient plus trouver refuge ailleurs. La tension montait dans les réserves, les autorités insistant pour que les gens restent cloîtrés dans un même groupe. Il en a résulté des dissensions et des rivalités entre certaines familles.

Émancipation

L'Acte autorisait les Indiens « sobres et travailleurs » à renoncer à leur statut d'Indien pour acquérir tous les droits associés à la citoyenneté canadienne, à commencer par le droit de vote et le droit d'acheter et de consommer de l'alcool. Une façon d'inciter l'individu à rompre les liens avec sa collectivité et sa culture.

Pouvoir

L'Acte sur les Sauvages accordait une trés grande latitude aux agents et aux administrateurs chargés de son application. Dans The Fourth World, George Manuel résume la situation en une phrase : « (Traduction) Le travail de ces agents, de ces nouveaux chefs blancs, consistait à évincer les chefs traditionnels qui veillaient sur notre vie quotidienne pour nous amener à nous plier aux politiques qui avaient été adoptées à OttawaNote de bas de page 68. »

LE SYSTÈME DE PROTECTION DE L'ENFANCE

Les politiques de protection de l'enfance ont contribué à éloigner beaucoup d'enfants, non seulement de leurs familles soi-disant dysfonctionnelles, mais également de leurs racines culturelles. Dans les années 1960, certaines réserves ont ainsi perdu presque toute une génération d'enfants. Pas plus tard qu'en 1983, la proportion d'enfants autochtones pris en charge par l'aide sociale était quatre fois et demi plus élevée que dans le reste de la population du CanadaNote de bas de page 69. Mme Wilson a rapporté qu'en cas d'incident violent, les femmes « hurlaient la nouvelle » et « donnaient l'alarme ». La peur que les autorités chargées de la protection de l'enfance n'interviennent a réduit au silence les collectivités, les parents et les enfants.

CHRISTIANISME ET ÉCOLES RÉSIDENTIELLES INDIENNES

(Traduction) Oh, ne vous en faites pas pour lui. Ils époussetaient même les cordes de bois. Et depuis, il est en état d'agitation permanente. Il pensait que le Christ lui-même serait impur s'il devait se présenter sous l'apparence d'un IndienNote de bas de page 70.
Femme d'un survivant des écoles résidentielles

Au Canada, christianisation a toujours été synonyme de civilisation. La présence des missionnaires étant indispensable pour établir le contact, les Affaires indiennes travaillaient nécessairement en étroite collaboration avec l'église. Bien des missionnaires faisaient de gros efforts pour apprendre les langues et les traditions autochtones, et pour protéger les populations indiennes des individus louches et sans scrupules représentant le reste de la société. Dés le XVIIe siécle, les Relations des jésuites évoquaient en termes élogieux le caractére des Indiens, et l'un des péres exprimait le souhait que les Européens soient d'un naturel plus agréableNote de bas de page 71. Mais les notions de christianisation et de civilisation étant inextricablement liées, les missions ont surtout blessé les populations autochtones, dans leur coeur et dans leur âme.

Comme l'un des préceptes de base de la religion chrétienne veut que Jésus soit le seul guide qui méne au Créateur, des conflits avec la relation Ojibwa ont fait surface dés le début. En imposant le christianisme, les colonisateurs ont cherché, et ont réussi dans bien des cas, à rompre les liens avec le monde des esprits et à tarir la source de force intérieure, p'madaziwin.

Les missionnaires chrétiens ont tenté de détruire la « Bonne vie » à laquelle aspirent les Ojibwa, individuellement et collectivement. La religion chrétienne, telle qu'elle a été imposée aux Ojibwa, demeurait inexorablement liée à la culture européenne. La christianisation obligeait à adhérer à l'ensemble de la culture des Européens, et non simplement à certains principes religieux.

Les écoles résidentielles

L'instruction, dispensée par l'église, est devenue l'un des principaux moyens d'assimilation. En 1879, le gouvernement fédéral adoptait le modéle américain des écoles résidentielles et prévoyait, en outre, qu'elles seraient administrées par diverses confessions religieusesNote de bas de page 72. En 1920, l'Acte sur les Sauvages était modifié pour rendre l'école obligatoire pour tous les enfants des premiéres nations âgés de sept à quinze ansNote de bas de page 73. La fréquentation de ces écoles, conçues pour « christianiser et civiliser », a eu des effets désastreux. Jusqu'à cinq générations d'enfants, dans certaines régions du Canada, ont été emmenés loin de leur foyer, de leur famille, de leur culture et de leur langue, pour être embrigadés pendant de longues périodes dans des établissements qui dispensaient une « instruction culturelle de choc ».

Ces enfants, qui étaient souvent arrachés de force à leurs parents, entraient alors dans un monde étranger. Leur longue chevelure était rasée, et des uniformes leur étaient remis. Il leur était interdit de parler leur propre langue, et on leur imposait des régles strictes qui les privaient de tout contact avec leurs fréres et soeurs ou avec les enfants du sexe opposé. De longues années d'isolement et de solitude les attendaient.

Comme en témoignent les observations qui suivent à propos de l'expérience vécue par les enfants Cris à la Baie James, dans les années 1970, l'apprentissage intensif et forcé d'une langue et d'une culture étrangére occasionne énormément de stress.

(Traduction) Au cours de la premiére année de leur séjour en école résidentielle, l'interruption (du processus d'adaptation à la culture et d'apprentissage des usages) est radicale pour les débutants. Les valeurs, les attitudes et les attentes qui motivent les conseillers et les enseignants dans leur interaction avec les enfants sont complétement différentes de celles des parents Cris. À l'école, les enfants ont peu de tâches à accomplir, et il est rare que celles-ci favorisent le bien-être de l'ensemble du groupe. La rivalité et l'expression directe de l'agressivité sont encouragées. ... (Dés la fin de la premiére année) ils ont appris de nouveaux modes de comportement et de pensée, et ont été récompensés pour s'être conformés à des normes qui sont en contradiction avec celles qui leur ont été inculquées avant leur arrivée à l'école. ... Ils commencent à adopter des façons d'agir qui sont conformes à la culture euro-canadienne, mais inappropriées dans leur propre culture. ... Aprés cinq ou six ans d'allées et venues entre le milieu traditionnel, l'été, et l'école résidentielle en milieu urbain, l'hiver, de graves conflits font surfaceNote de bas de page 74.

En outre, les enfants étaient souvent victimes de violence physique, sexuelle et psychologique dans les écoles résidentielles. Aprés des années de survie dans ce milieu artificiel et déshumanisant, ils étaient mal préparés à vivre dans leur milieu naturel familial.

Les écoles résidentielles sont en grande partie responsables des problémes de communication et de compétence parentale auxquels sont aujourd'hui confrontées les familles autochtones. Elles ont entraîné la disparition de la structure et de la cohésion familiale, des méthodes d'éducation traditionnelles et de la qualité de vie. Elles n'ont laissé que le vide.

(Traduction) Les habiletés productives traditionnelles liées à la terre se sont perdues, de même que les compétences parentales, à mesure que les générations successives devenaient de plus en plus dépendantes de l'aide sociale et de moins en moins entourées de soins. Comme on enseignait aux enfants que leur propre culture était inférieure, voire « barbare », des problémes d'estime de soi et d'identité n'ont pas tardé à se manifesterNote de bas de page 75.

On a également mis en doute la capacité de ces écoles de fournir une instruction, aussi élémentaire soit-elle. Les programmes d'études axés sur la christianisation et l'acculturation défavorisaient les éléves autochtones par rapport à leurs condisciples des écoles laïques. Les rares enfants autochtones qui ont poursuivi leurs études dans une école laïque étaient trés mal préparés à ce qui les attendaitNote de bas de page 76.

Les écoles résidentielles ont profondément perturbé la vie des enfants, ont provoqué l'éclatement des familles, et ont semé la confusion et la colére chez les générations suivantes. Des cas d'exploitation sexuelle, d'agression sexuelle et de violence physique infligée par les autorités dans les écoles sont étalés au grand jour encore aujourd'huiNote de bas de page 77.

NAÏVETÉ SEXUELLE/INNOCENCE SEXUELLE

Dans bien des écoles, les missionnaires enseignaient la culture occidentale aux enfants indiens. Pourtant, les prêtres et les religieuses occupent une place marginale dans les sociétés occidentales, et renoncent à toute vie sexuelle, conjugale et familiale pour se consacrer entiérement à une culture religieuse.

Qui plus est, les missionnaires constituent eux-mêmes un groupe marginal parmi les congrégations. Ils s'éloignent de leur propre culture, mais conservent les valeurs et les préjugés propres à cette culture. Toute leur vie durant, ils s'isolent de leur propre culture et de leurs semblables, qui n'ont plus aucune influence sur eux. Les Ojibwa ont ainsi emprunté à la culture occidentale des façons de penser ou d'agir trés particuliéres qui ne les préparaient ni à vivre parmi les leurs ni à vivre dans la société occidentale. Le témoignage d'une femme Cri relaté ci-dessous montre combien les gens étaient mal préparés à affronter le monde extérieur.

(Traduction) Lorsque j'ai rencontré l'homme qui allait devenir mon mari, il m'a beaucoup plu dés le départ. Il était beau et, aprés avoir fait un peu connaissance chez ma mére, nous sommes partis un jour nous promener. On s'est assis en se tenant la main, et on a parlé, parlé.

Je me sentais merveilleusement bien en rentrant chez moi. Mais plus tard, ce soir-là, j'ai commencé à paniquer. J'étais sûre que j'étais enceinte, et qu'il ne m'avait pas demandé de l'épouser ni quoi que ce soit. Je ne savais même pas si j'allais le revoir.

Lorsqu'il est venu me voir le lendemain, j'étais dans tous mes états. J'ai commencé à pleurer et à dire combien j'avais honte d'être enceinte. Il pensait que je le faisais marcher et m'a demandé qui m'avait mise enceinte. Alors, je me suis mise à crier. « Oh toi! D'abord tu me mets enceinte et maintenant tu nies tout! » « Quoi!!, il a répondu. De quoi parles-tu? » « Tu m'as touchée, oui ou non? », ai-je répondu. Il m'a dit alors : « Je t'ai tenu la main! Comment aurais-je pu te mettre enceinte?!! »

C'est alors qu'il m'a expliqué certaines choses, et je lui ai dis qu'à l'école, toutes les soeurs avaient toujours affirmé : « Ne laissez aucun homme vous toucher, ou vous serez enceintes! » On en rie bien maintenant, mais c'est vous dire comme on peut être innocente, quand on est élevée dans ces conditions, jamais dans une famille, et en voyant sa mére et son pére une fois tous les trois ou quatre ansNote de bas de page 78.

L'ignorance et les idées fausses inculquées posent des problémes, qui sont aggravés par le fait que bien des femmes autochtones élevées dans des couvents ou des écoles résidentielles ont été privées de l'expérience de la vie en famille. Elles ne peuvent donc s'inspirer du modéle de sexualité et d'expression sexuelle saines qu'aurait pu leur offrir l'expérience de la vie familiale. Comment instaurer, dans ces conditions, le climat de confiance et de franchise qui est indispensable pour discuter de l'un ou l'autre des aspects de la sexualité?

Même en l'absence de séquelles laissées par l'expérience de l'exploitation sexuelle, tout ce qui touche la sexualité peut provoquer une gêne extrême, et toute expression sexuelle peut être jugée honteuse et dégoûtante. Aujourd'hui, certaines commissions scolaires et des pédagogues apprennent aux enfants à distinguer entre « caresse spéciale », « caresse secréte » et « caresse probléme »Note de bas de page 79. Bien des femmes et des hommes autochtones ne font pas la distinction entre « bons » et « mauvais » attouchements, faute de point de référence. Comme le font observer les auteurs de The Spirit Weeps, la situation est encore plus problématique lorsque l'exploitation sexuelle subie est perçue comme un juste châtiment sanctionnant de mauvaises pensées ou de mauvaises actions.

En matiére de sexualité, la connaissance n'entraîne pas la perte de l'innocence : elle éclaire, protége et guide la personne tout au long de son développement physique et sexuel.

TABOUS LIÉS À L'INCESTE ET EFFETS DE L'ACCULTURATION

La société Ojibwa attribuait des rôles aux femmes; mais, celles qui optaient pour d'autres rôles étaient admirées, et non tournées en ridicule ou ostracisées. Les hommes étaient honorés pour leur force intérieure et leurs prouesses, et étaient incités à chercher en eux la force par le jeûne et le rêve. Cette société attachait manifestement beaucoup de prix au comportement individuel. Par contre, ceux qui commettaient un inceste étaient sévérement blâmés car ils violaient les régles régissant les relations sociales. Comme dans toutes les cultures, l'inceste était tabou dans la culture Ojibwa.

Bien que la définition de l'inceste varie d'une culture à l'autre, la plupart des sociétés interdisent les relations sexuelles entre parents proches par les liens du sang. Dans la société traditionnelle Ojibwa, les relations sexuelles entre personnes ayant certains liens de parenté, même non biologiques, étaient également interdites. Les parents d'évitementNote de bas de page * n'avaient pas le droit de se parler ni de rester seuls ensemble, encore moins d'avoir des rapports sexuels. Les mariages entre membres du clan étaient également interdits. On se mariait de préférence entre cousins croisésNote de bas de page ** . On disait que les mariages entre cousins croisés « favorisait la bonté »Note de bas de page 80.

Le changement est un phénoméne tout à fait normal dans tous les groupes humains, sauf lorsqu'il est imposé de force, rapidement et à tous les niveaux à la fois. Les Européens croyaient que leur supériorité intellectuelle et technologique les autorisait à imposer leur culture aux autres, et ont provoqué un changement destructeur. La colonisation a eu des répercussions sur tous les aspects de la culture Ojibwa. La sexualité et les tabous sexuels n'ont pas été épargnés.

Sous l'effet conjugué de la christianisation et de la mainmise européenne, les mariages entre cousins au premier degré sont devenus illégaux. La tradition du mariage entre cousins croisés a donc été bannie. Dans le sud-ouest de l'Ontario, les effets de ces changements imposés se sont fait sentir au milieu du XIXe siécle. Dans le nord-ouest de l'Ontario et le sud-est du Manitoba, ils n'ont eu de répercussions sérieuses qu'à partir des années 1930. Les gouvernements sanctionnaient les mariages interdits en infligeant des peines d'emprisonnement et en retenant les fonds exigibles en vertu des traitésNote de bas de page 81.

Les réglements interdisant les mariages entre cousins au premier degré ont eu des répercussions plus profondes. Lorsque les comportements sociaux sont profondément ancrés dans les mentalités, ils persistent. Le flirt, les blagues truculentes et les conversations familiéres entre cousins croisés étaient toujours de mise. Mais une rupture s'opérait entre le comportement intériorisé et le nouveau comportement imposé de l'extérieur : on se conduisait toujours selon les usages avec un conjoint éventuel, bien que le mariage lui-même soit interdit par la loi. Les liens traditionnellement établis entre le flirt et la promesse de mariage se sont estompés sous l'effet des réglements imposés, ce qui a peut-être contribué à l'apparition du mythe de l'inceste comme norme culturelle. Cela a certainement semé la confusion au sujet des normes de comportement.

TRAUMATISATION SEXUELLE

Dans les communautés Ojibwa traditionnelles, certaines relations étaient définies comme étant incestueuses et expressément interdites. Les tabous liés à l'inceste étaient puissants et respectés. Les récits rapportés par Mme Wilson et par d'autres sources ne donnent pas à penser que l'inceste était un comportement admis.

Les individus qui violaient les tabous sexuels étaient certainement la cible de représailles, et s'attiraient également le blâme de toute la collectivité. On croyait que ceux qui commettaient un acte aussi répréhensible attiraient sur eux le malheur ou la maladie. Par contre, Landes note que Mme Wilson a évoqué des cas de transgression collective des tabous sexuels :

(Traduction) Les beuveries sont l'occasion de débauches extrêmes, auxquelles participent parfois de jeunes filles. Les femmes arrachent alors presque invariablement leur jupe et s'offrent au premier venu, ou à tous les hommes présents. Les tabous de l'inceste sont oubliés, et si personne ne s'intéresse à elles, les femmes peuvent même tenter de violer les hommes. Les hommes ne se déshabillent pas, mais tournent autour des femmes, habituellement celles qui sont taboues, et évitent consciencieusement leur épouse. Au cours d'une de ces orgies, un homme s'est mis en chasse tout en laissant tomber ses vêtements; il a commencé par prendre sa mére, puis la soeur de sa mére, toutes deux étant allongées de part et d'autre de leur mari commun. Un peu plus loin, un autre homme s'en est pris à sa soeur endormie, tandis que sa femme, ivre, l'encourageait en chantant à pleins poumonsNote de bas de page 82.

Les Relations des jésuites et d'autres ouvrages évoquent également des cas de violation collective des tabous de l'inceste. Bien que les Ojibwa ne soient pas toujours visés, les descriptions données concordent. Il importe également de noter que les auteurs qui signalent ces cas semblent laisser entendre que les tabous de l'inceste sont transgressés avec désinvolture, sans que cela prête à conséquences ni pour l'individu ni pour la société.

Compte tenu de la date des entretiens de Landes avec Mme Wilson, il se peut que ces activités se soient déroulées des collectivités qui avaient déjà subi les ravages de la colonisation. Il est certain que dans les régions soumises plus tard au systéme des écoles résidentielles, les transgressions de tabous sexuels bien ancrés dans les moeurs sont en grande partie attribuables à la profonde démoralisation que ressentaient les gens et aux violations de tous les interdits culturels systématiquement perpétrées par les autorités dans les écoles.

Détérioration de la culture

Pour les périodes antérieures, et pour les régions où il n'y avait pas d'écoles résidentielles, le processus même de la colonisation aide à mieux comprendre ces tendances contradictoires. Loin de procéder d'un consensus, la colonisation est un état de fait imposé qui a des conséquences d'une portée incalculable. Le fait que la nation Ojibwa et d'autres premiéres nations se trouvent dans l'obligation de se conformer au monde européen et à ses lois ne signifie pas qu'elles s'y adaptaient facilement. Car, à mesure que les contacts entre les deux mondes se multipliaient, les tensions engendrées par les conflits d'ordre culturel et par l'imposition du changement augmentaient. Les cultures se détériorent sous l'effet d'un stress prolongé. La multiplication des cas de violation des tabous sexuels est sans doute révélatrice d'une démoralisation, d'une détresse individuelle et collective.

L'alcool

L'usage fréquent et immodéré d'alcool ou de psychotropes n'était pas dans les habitudes des Ojibwa. Dans bien des cas, les Européens ont introduit des mélanges toxiques d'alcools dans l'intention délibérée d'affaiblir et de détruire les cultures traditionnelles. Les langues autochtones utilisent le même mot pour « ivre » et « fou », ce qui refléte bien l'effet puissant et déstabilisateur de l'alcool. Dans les cas de transgression collective des tabous sexuels qui sont rapportés, l'abus d'alcool est le dénominateur commun. L'abus d'alcool fait disparaître les inhibitions et incite à transgresser les interdits sociaux. Ces violations collectives des tabous sont peut-être l'indice d'une grave détérioration culturelle due à l'assimilation, combinée aux effets dévastateurs de l'alcool.

Rituels

Les auteurs rapportant des cas de transgression collective d'interdits sexuels laissent entendre que les tabous sont violés avec désinvolture. La culture transmet à chacun des régles de conduite régissant les rapports avec les autres. Les tabous ne sont pas transgressés avec désinvolture. La violation répétée ou collective des interdits séme le désordre, la confusion et la honte. S'il existe un moyen de se justifier, ou des moyens de réparation et de purification, un retour à l'équilibre et à l'harmonie est possible. Dans bien des cultures, les tabous sont transgressés sous forme rituelle, pour créer une catharsis qui a pour effet de réaffirmer la signification et l'importance de ces tabous. La société Ojibwa traditionnelle exigeait de chacun une grande maîtrise de ses émotions dans les rapports interpersonnels et beaucoup de patience face aux difficultés de la vie. La culture Huron était semblable à bien des égards, et nous savons que les Hurons vivaient tous les deux ou trois ans une période de libération totale à l'occasion de la Fête des morts. Schmalz note que cette même fête a un effet unificateur chez les OjibwaNote de bas de page 83. Si l'on suppose que la Fête des morts était célébrée de la même façon que chez les Hurons, l'exhumation et la réinhumation rituelles des restes des ancêtres aurait eu un effet de catharsis en marquant la fin de la période de deuil et le retour à la vie.

La honte et la démoralisation

La transgression des tabous hors d'un rite de libération et de réaffirmation comme celui de la Fête des morts séme la honte. Landes note à ce propos : « (Traduction) même Nahwi le cynique avait trop honte d'avoir violé sa fille pour lever les yeux sur elle ou sur l'enfant illégitime qu'il avait engendréNote de bas de page 84. » Les transgressions collectives d'interdits sément également la honte. Pour pouvoir se regarder à nouveau en face, il faut venir à bout de cette honte. En l'absence de solution réparatrice, d'autres mécanismes se déclenchent : négation du sentiment de honte, perte irréparable de l'estime de soi et aggravation du déséquilibre sexuel et de la détresse morale. La violation des tabous sexuels et autres interdits entraîne la perte de l'équilibre et de l'harmonie.

L'alcoolisme est également une maladie qui méne au déséquilibre. D'aucuns affirment qu'un alcoolique boit pour oblitérer le souvenir de la honte que lui inspire son état d'ébriété. Il s'ensuit également que la honte suscitée par la transgression d'interdits sexuels précipite l'engrenage en incitant à de nouvelles violations qui exacerbent à leur tour la honte.

NORMALISATION

Le phénoméne de la normalisation démontre également que le mythe de l'inceste en tant que comportement traditionnel, et donc acceptable, ne tient pas. Des idées erronées peuvent devenir acceptables sous l'effet de la normalisation - processus par lequel des comportements, des attitudes ou des situations hors-normes deviennent ordinaires, en apparence. Comme l'explique une jeune femme autochtone : « Il ne m'était pas venu à l'idée de confier à quelqu'un que j'étais exploitée sexuellement parce toutes les personnes que je connaissais était dans la même situation; cela me semblait normalNote de bas de page 85. » Cette victime ne pensait pas qu'elle pouvait révéler sa situation, ni que celle-ci serait considérée comme anormale et qu'il fallait y remédier.

LE MEURTRE DE L'ÂME/WINTIKO

La culture Ojibwa traditionnelle était imprégnée du respect dû à l'esprit humain. Les décisions et les choix de chacun étaient respectés, et chacun était tenu responsable de ses actes. On a décrit la mauvaise médecine comme étant celle qui est infligée à une personne pour la forcer à faire des choses contre son gré. Par exemple, le recours à un philtre était jugé malfaisant parce il servait à rendre une femme amoureuse d'un homme indépendamment de sa volonté, ce qui minait celle-ci et affaiblissait l'esprit. Par son pouvoir maléfique, la mauvaise médecine finissait par affaiblir ou détruire la volonté et l'esprit. Les Ojibwa reconnaissaient que l'abus de pouvoir cause des blessures morales qui peuvent être mortelles ou irréparables, au même titre que les blessures corporelles. La mauvaise médecine faisait peur, non pas parce qu'elle pouvait causer la mort, mais parce qu'elle entraînait la destruction de l'esprit.

Wintiko, l'esprit cannibale qui errait sur la terre, surtout en périodes de famine, était fort craint dans la société traditionnelle. On pouvait être transformé en wintiko par la sorcellerie ou par l'esprit lui-même. Wintiko incarnait la force cannibale dévorante. L'holocauste nucléaire.

Ce mal était curable si la personne reconnaissait les premiers symptômes de déviance, et les chamans étaient toujours présents. Au dernier stade de la psychose, l'esprit wintiko devenait la menace destructrice entre toutes. Il semait la terreur sur son passage. La peur indicible qu'inspirait cette force destructrice était due en partie aux terribles blessures spirituelles que l'esprit wintiko, bourreau des âmes, pouvait infliger, et non pas simplement à la crainte de la famine et du cannibalisme, qui va toujours de pair avec la quête du gibier.

Les gens qui se sentaient habités par cette force cannibale commençaient par convoiter leurs proches, devenus à leurs yeux de délicieux castors, et se sentaient eux-mêmes dévorés de l'intérieur par l'esprit wintiko. Ils demandaient alors qu'on les attache, voire qu'on les tue, avant que cette énergie dévorante ne les détruise complétement et ne les transforme à leur tour en wintiko. Ils sentaient le bourreau des âmes rôder autour d'eux et luttait contre cette force jusqu'au point de souhaiter leur propre mort.

L'énergie malfaisante libérée par le wintiko, ou transmise par celui-ci à ceux qui n'avaient pas la force de résister (surtout à cause de la faim) continuait de faire ses ravages. Les victimes du wintiko survivaient, mais avaient perdu leur âme et tout lien avec leurs semblables. Toute la richesse et la substance qui faisaient d'elles des êtres humains leur avaient été arrachées.

Si le mal progressait jusqu'à son paroxysme, il était jugé incurable. La seule solution possible était de tuer le wintiko, ce qui n'était pas considéré comme un meurtre. Les proches ne chercheraient pas à se venger, car le wintiko n'était plus considéré comme une personne humaine, mais comme un être vidée de son âme et capable, à son tour, d'une grande destruction. Le parent qui se chargeait de cette horrible tâche au nom de la collectivité était honoré pour sa bravoure.

Le wintiko peut être comparé à l'énergie dévorante et maléfique qui habite certains délinquants sexuels. La pensée occidentale rejette toute idée d'énergie immatérielle; il semble, pourtant, que l'esprit wintiko vive encore parmi nous. Ce témoignage d'un homme victime de sévices sexuels, qui lutte pour vivre et qui est déterminé à ne pas recourir à la violence physique ou mentale, nous donne un aperçu de la terreur que suscite la présence sournoise du wintiko, du bourreau des âmes.

(Traduction) La haine que j'ai retournée contre moi se confond avec la haine immense et incommensurable que je ressens envers mon agresseur, dont j'ai fait mienne l'énergie malfaisante pour pouvoir survivre. Quand je suçais son pénis ou que je subissais ses assauts, l'énergie monstrueuse qu'il dégageait s'imprimait en moi. Je l'aspirais en suçant. Pour survivre, je devais me soumettre ou me faire tuer - c'est ce que je pensais. Mais si mon moi physique a survécu à cette soumission, il a détruit des parties de moi et m'a communiqué son énergie. Elle est devenue la mienne.

Ce que j'écris en ce moment me donne envie de me tuer. Je sens cette douleur sourde à l'intérieur. Je regarde mon poignet et j'observe les cicatrices comme un artiste son sujet. Je regarde ces cicatrices, les vieilles et les nouvelles. Il me vient à l'esprit que je veux non seulement tuer la douleur, comme on me l'a suggéré, mais aussi tuer l'homme qui a imprimé son énergie en moi si profondément que je l'ai incorporée; je suis entré dans son enfer et en ai fait le mien. Non, cela ne m'avancerait à rien de tuer mon agresseur. En me tuant, je le tueNote de bas de page 86.

Bien des victimes de mauvais traitements survivent sans recourir à leur tour à la violence. Leur humanité est préservée d'une maniére ou d'une autre, et les forces de destruction se dissipent. L'histoire de Femme Sioux et de sa mére est exemplaireNote de bas de page ***. L'amour de la mére et son refus d'abandonner sa fille, l'assistance qu'elle a demandée et obtenue auprés des esprits, ont eu raison du chaman et ont permis à sa fille de recouvrer la santé. Des liens ont résisté. L'esprit communautaire l'a emporté.

Aujourd'hui, Hollow Water n'abandonne pas ceux qui sont devenus déviants, ceux qui expriment leur colére, leur peine et leur désespoir en infligeant aux plus faibles de mauvais traitements et des sévices sexuels. Hollow Water veille, comme les bons chamans d'autrefois, comme la mére de Femme Sioux. Les membres du cercle de guérison holistique doivent conserver leur équilibre intérieur, et leurs liens avec le monde des personnes humaines et avec l'énergie du Créateur. Ils ne sont ni naïfs ni fous; ils ne se croient pas infaillibles. Simplement, ils expérimentent. Ils explorent des dimensions que bien des gens se refusent même à imaginer. La violence sexuelle est une déviation humaine tellement répugnante qu'elle suscite ce que Herman appelle « l'amnésie épisodique » de la société à l'égard d'un penchant qualifié « d'impensable, d'incroyable »Note de bas de page 87. La société préfére encore nier l'existence même des terreurs que Hollow Water tente de calmer. Pour contenir l'énergie dévorante, et préserver l'esprit humain du délinquant et de la victime, Hollow Water a pour toute arme sa vision du monde, les fils ténus et la vibration qui unissent la collectivité Ojibwa.

RÉCAPITULATION

Ce chapitre résume certains des aspects de la réalité indienne qui influent, pour le meilleur et pour le pire, sur la vie des habitants de la région d'Hollow Water. Ces points de repére historiques et légendaires aident à mieux comprendre le cadre théorique et pratique dans lequel travaille le cercle de guérison communautaire de Hollow Water.

Nous avons examiné la vision du monde propres aux Ojibwa, en particulier les principes inhérents à la vie communautaire et les répercussions profondes de la colonisation. L'exploration du concept de p'madaziwin, à la fois quête de la Bonne vie et force unificatrice fondamentale, nous a permis de mieux comprendre la conception de la collectivité chez les Ojibwa, et ses implications sur les plans de la justice et de la guérison. Cette étude devrait éclairer le lecteur au sujet de la dynamique de la violence et de la guérison à Hollow Water, et du contexte dans lequel s'inscrivent les chapitres suivants sur les délinquants, les victimes et le cercle de guérison holistique communautaire.

CONCLUSION

Dés les premiers contacts entre Autochtones et Européens, les différences de comportement, résultant de différences de perceptions et de présuppositions, ont fait surface. Certaines de ces différences dans les façons d'être sont évidentes, palpables; d'autres sont aussi insaisissables que la fumée.

Ce n'est pas parce que l'on se conforme à des normes de comportement que l'on a adopté les valeurs, la mentalité et les perceptions correspondantes. « Les Indiens sont toujours des Indiens dans leur tête, peu importe leur habillement, leur occupation, leur connaissance de l'anglais ou du français, le mélange des races. » « Ce n'est pas parce que les Cris sont de plus en plus à l'aise dans le monde non autochtone qu'ils sont à l'aise dans la mentalité euro-canadienne ». Encore aujourd'hui, il est difficile, douloureux, voire inutile de concevoir les choses différemment et de bousculer l'ordre établi.

Le peuple Ojibwa n'a eu d'autre choix que de s'adapter à une culture qui ne lui convenait pas ou de risquer d'être encore marginalisé et discrédité en tentant de préserver son identité et ses traditions. C'est toujours le même refrain : la pensée autochtone est moins substantielle, moins valable, voire simplement utopique, d'où la nécessité du changement. Une réorganisation s'impose, qui nécessite une assimilation de nouvelles façons de percevoir, de penser et d'agir. La société dominante dirigera ce processus de changement.

Naturellement, le cercle de guérison holistique communautaire de Hollow Water présente des imperfections et des incohérences, comme toutes les entreprises humaines; mais ce qu'il faut retenir, c'est la corrélation vitale entre le faible taux de récidive chez ses participants et une approche basée sur la vision du monde Anishnawbe.

Le fait que les membres de l'équipe tentent toujours de trouver des solutions compatibles avec l'idée de soi et de la collectivité Ojibwa, et que les principaux intervenants au sein du systéme de justice canadien soient disposés à innover, contribue à combler le fossé entre ce systéme de justice et les besoins de Hollow Water. Le renforcement des liens communautaires favorise la guérison, la disparition de la souffrance, de la détresse et de la colére.

L'auteure remercie vivement Anne Brydon (PhD), de l'Université Western Ontario, de sa précieuse assistance.

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Le cercle Ojibwa : lectures suggérées

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Résumé des contes et légendes illustrant la vision du monde et la façon d'être des Anishnabeg.

McLuhan, T.C., Pieds nus sur la terre sacrée, Denoël, Paris, 1974.
Recueil de remarques et de propos recueillis au XVIIIe et au XIXe siécles, illustrant le respect de la terre qui caractérise toutes les cultures indiennes, ainsi que la détresse et la trahison ressenties lorsque les Européens ont foulé aux pieds les valeurs indiennes en tentant de s'approprier les terres indiennes pour servir leurs propres intérêts. Les citations sont éloquentes et mises en valeur par des photographies d'époque prises par Edward S. Curtis.

Rogers, Edward S., The Indians of Canada: A Survey, Musée royal de l'Ontario, Toronto, 1970.
Opuscules décrivant le mode de vie traditionnel des Indiens et portant, entre autres sujets, sur les habiletés, les occupations, les modes d'établissement, le commerce et les rites.

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Dossier en deux parties sur les cas d'exploitation sexuelle et de violence physique à l'école résidentielle St Anne de Fort Albany, en Ontario, et de leurs conséquences.

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Bailey fait la chronique des conflits survenus entre Européens et Indiens au cours des premiéres années de contact, et de la détérioration graduelle des cultures indiennes.

Berger, Thomas, La sombre épopée : valeurs européennes et droits ancestraux en Amérique, 1492-1992, Boréal, Montréal 1993.
L'auteur rappelle les étapes de l'invasion du continent américain par les Européens, sans passer sous silence la brutalité avec laquelle ces derniers se sont emparés des terres.

Brown, Dee, Enterre mon coeur : la longue marche des Indiens vers la mort, Stock, Paris, 1981.
L'histoire américaine vue à travers l'art oratoire indien.

Foucault, Michel, « Le panoptisme », dans Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, Paris 1975.
Foucault expose, à l'aide d'une analogie avec le panopticum, la logique sous-jacente à la vision du monde européenne. Est également l'auteur d'une Histoire de la sexualité en trois volumes.

Jefferson, Christie, Conquest By Law, ministére du Solliciteur général, 1994.
Description, région par région, de l'organisation sociopolitique traditionnelle et des répercussions des réglements imposés par les Européens.

Schmalz, Peter, The Ojibwa of Southern Ontario, University of Toronto Press, Toronto, 1991.
Description détaillée de la vie et de l'organisation sociopolitique des Ojibwa au XVIIIe et au XIXe siécles.

Smith, Derek, Canadian Indians and the Law, Selected Documents: 1663-1972, Carleton University Library.
Cet ouvrage présente une sélection de documents historiques importants traitant du statut juridique des premiéres nations du Canada. Ne porte pas sur la situation contemporaine, mais constitue un bon ouvrage de base.

SITUATION CONTEMPORAINE

Chance, Norman, Problems of Culture: A Study in Developmental Change Among the Cree, Saint Paul University Press, Ottawa, 1968.
Dans cette étude des Cris du Nord du Québec, l'auteur explique clairement les divergences culturelles entre Indiens et Européens, et les effets d'une acculturation rapide et forcée.

Ross, Rupert, Dancing with a Ghost: Exploring Indian Reality, Octopus Pub., Markam, Canada, 1992.
Cet adjoint au procureur de la Couronne de Kenora explique pourquoi il est important de connaître la culture autochtone et décrit les répercussions du manque de connaissance dans ce domaine sur l'administration de la justice dans les tribunaux du nord de l'Ontario. Ouvrage instructif sur les différences de perception liées à la culture et sur les modes de vie radicalement différents qui en résultent.

ETHNOGRAPHIE

Hallowell, A. I., Culture and Experience, University of Pennsylvania Press, 1955.
Travaux d'anthropologie culturelle effectués dans les années 1930 auprés des Saulteux de Berens River. Cet ouvrage bien conçu est une mine de renseignements, mais n'est pas facile à lire. Étude trés fouillée de sujets tels que la vision du monde, la Bonne vie (p'madziwin) et la sexualité.

Landes, Ruth, Ojibwa Woman, W.W. Norton Inc., NYC, édition de 1969.
Ojibwa Religion, W.W. Norton Inc., NYC, édition de 1969.
Ojibwa Sociology, W.W. Norton Inc., NYC, édition de 1969.
Ces trois volumes, dont la version originale a été rédigée dans les années 1930 par une spécialiste de l'anthropologie culturelle, fournissent beaucoup d'information, qui n'est pas toujours pertinente. Le texte n'est pas divisé en sections, et rarement divisé en paragraphes, ce qui rend la lecture difficile. Mais, la patience aidant, on découvrira bien des récits intéressants sur la vie des Ojibwa au XIXe siécle.

Rogers, Edward S. (PhD), The Round Lake Ojibwa, Musée royal de l'Ontario, Toronto, 1962.
Étude ethnographique des Ojibwa du Nord traitant de divers sujets : histoire, liens de parenté, problémes causés l'acculturation.

SEXUALITÉ

Holman, Beverly & Maltz, Wendy, Incest and Sexuality: A Guide to Understanding and Healing, Lexington Books, Lexington, Mass., 1987.
Bon ouvrage de référence générale, facile à lire, sur la sexualité.

Martens, Tony & Daily, Brenda, The Spirit Weeps, Nechi Institute, Edmonton, Canada, 1988.
Description des caractéristiques et de la dynamique de l'exploitation sexuelle des enfants. Contient des chapitres traitant du probléme et du processus de guérison dans les collectivités autochtones.

HOLLOW WATER

Bushie, Berma & Bushie, Joyce, Reflections, ministére du Solliciteur général, septembre 1996.
Les membres de l'équipe de Hollow Water discutent de leur approche, et en quoi elle s'inspire des enseignements traditionnels et du Cercle sacré.

DOCUMENTS VIDÉO

Cardinal, Gil, The Spirit Within, ONF, 1990.

Obomsawin, Alanis, Poudmaker's Lodge, ONF, 1987.

Le cercle du délinquant

Le traitement des délinquants sexuels : méthodes utilisées actuellement auprés des non-Autochtones et applicabilité de ces méthodes aux délinquants autochtones

Le cercle du délinquant
Description de l'image

Le diagramme ci-dessus consiste en quatre cercles qui s'entrecroisent pour illustrer visuellement les liens entre les différents groupes qu'ils représentent, ainsi que la façon dont ces groupes sont reliés les uns aux autres. Le cercle coloré dans la partie droite est le Cercle du délinquant, et le chapitre qui suit porte sur les méthodes utilisées pour le traitement des délinquants sexuels.

par W. L. Marshall et Y. M. Fernandez
Département de psychologie
Université Queen's
Kingston (Ontario)
et
Programme des délinquants sexuels de l'établissement de Bath
Établissement de Bath
Bath (Ontario)

Les infractions de nature sexuelle constituent un probléme répandu dans le monde occidental. Au Canada, une femme est agressée sexuellement toutes les sept minutes et, parmi les enfants, jusqu'à une fille sur quatre et un garçon sur huit sont victimes d'agression sexuelle. Il n'y a pas bien sûr un délinquant par victime. En effet, la plupart des délinquants sexuels agressent à plusieurs reprises la même victime (ce qui est caractéristique des auteurs d'inceste) ou s'en prennent à plusieurs victimes durant leur carriére criminelle.

Ces agressions, que les victimes soient des adultes ou des enfants, comportent ordinairement des comportements sexuels trés indiscrets et sont couramment associées au recours à la violence, à la force ou à une forme quelconque de coercition. Il n'est pas rare non plus, surtout dans le cas du viol d'une adulte, que le délinquant commette délibérément des actes visant à humilier et à rabaisser la victime. Typiquement, les délinquants minimisent toutefois habituellement ces aspects (recours à la force, coercition, menaces, humiliation et indiscrétions sexuelles) en soutenant soit qu'ils n'ont pas commis d'infraction (« Je n'ai rien fait, je n'étais pas là à ce moment-là » ou « Elle/il était consentant(e) ») soit qu'ils n'ont pas commis des actes aussi graves que la victime le prétend (« Je l'ai simplement touché(e) sur ses vêtements » « Je n'obligerais jamais personne à avoir des relations sexuelles »). D'autres tentent de reporter la responsabilité sur quelqu'un d'autre (« C'est la faute de la victime parce qu'elle me taquinait sexuellement ») ou sur un facteur externe (« C'est l'alcool qui m'a poussé à le faire »).

Les délinquants sexuels utilisent différents moyens pour avoir accés à une victime. Beaucoup d'agresseurs d'enfants, par exemple, attirent les enfants en devenant leur ami et leur confident. Ils exploitent typiquement les problémes que les enfants connaissent avec leurs parents (ou si c'est le pére qui est l'agresseur, il dénigrera la mére) et ils donneront l'impression d'être beaucoup plus compatissants et moins stricts au sujet de la discipline. Souvent, ils se livrent à des jeux avec l'enfant afin de toucher « accidentellement » ses parties génitales et d'avoir une idée de sa réaction. Si ce dernier n'insiste pas pour qu'il arrête, le délinquant rendra ses attouchements plus indiscrets jusqu'à ce qu'ils deviennent explicitement sexuels. Il donnera des cadeaux à l'enfant, parlera de choses sexuelles au cours de leurs conversations, permettra à l'enfant d'avoir accés à du matériel pornographique ou ira jeter un coup d'oeil sur l'enfant quand il est couché. Un grand nombre d'agresseurs ont recours à des menaces, et certains ont recours à la force et à la violence physique à l'endroit de l'enfant durant les contacts sexuels ou à d'autres moments afin d'intimider la victime. Les violeurs utilisent des stratégies un peu différentes mais qui visent aussi à leur donner accés aux victimes et à empêcher celles-ci de parler.

CARACTÉRISTIQUES DES DÉLINQUANTS SEXUELS

DÉLINQUANTS SEXUELS ADULTES DU SEXE MASCULIN

Les délinquants sexuels ne présentent pas de traits évidents qui nous permettraient de les distinguer facilement d'autres personnes sauf, bien sûr, pour leur comportement repoussant. Pourtant, diverses personnes pensent que les experts dans ce domaine devraient pouvoir fournir un profil du délinquant sexuel et exigent même parfois qu'ils le fassent. Mais, malgré les efforts déployés par certains pour y parvenir, cela n'est pas possible. L'état actuel de nos connaissances au sujet des délinquants sexuels est assez rudimentaire, mais même si nous possédions plus d'information, nous ne pourrions sans doute jamais décrire les caractéristiques du délinquant sexuel puisqu'il ne semble pas en exister. En effet, l'aspect le plus important à noter au sujet des délinquants sexuels est leur hétérogénéité. Certains viennent d'un milieu pauvre, d'autres de la classe moyenne et d'autres encore, d'un milieu aisé. Une étude britannique d'un groupe de pédophiles a révélé que 38 % de celui-ci correspondait à des membres de professions libérales, 34 %, à des travailleurs col blanc, 14 %, à des hommes de métier, les autres membres du groupe n'ayant pas fourni de renseignements à ce sujet ou étant sans travail. De plus, il est clair que certains délinquants sexuels sont membres d'une minorité, mais la plupart appartiennent aux groupes prédominants de la société. Les signalements et les procédures d'enquêtes et judiciaires subséquentes tendent à traduire un parti pris contre les délinquants sexuels qui viennent d'un milieu à faible revenu ou d'un groupe minoritaire et à entraîner l'incarcération de ces délinquants, mais il ne faudrait pas y voir une preuve du fait que ces groupes produisent relativement plus de délinquants sexuels. L'expérience, dans les cliniques externes, où de nombreux clients qui n'ont pas officiellement été repérés se présentent en vue d'être évalués et traités, semble indiquer que les délinquants sexuels viennent de toutes les classes sociales. Des enquêtes anonymes menées auprés d'étudiants universitaires, par exemple, ont révélé que 30 % ou plus de ces étudiants ont dit avoir eu recours à la force pour obtenir la soumission d'une femme et que prés de 20 % ont dit avoir agressé sexuellement un enfant. Ces faits sont alarmants et montrent clairement que les infractions de nature sexuelle ne sont pas le propre d'un groupe de la société.

La seule caractéristique évidente des délinquants sexuels est peut-être le fait que la plupart d'entre eux sont des hommes. Bien qu'on ait dépisté ces derniéres années plus de délinquantes, la plupart des cliniques (dans la collectivité ou dans les pénitenciers) continuent à déclarer que plus de 90 % des délinquants sexuels qui font partie de leur clientéle sont des hommes. Toute théorie élaborée dans l'espoir d'expliquer les infractions sexuelles devra donc trés certainement faire entrer ce facteur en ligne de compte. On a constaté, et cela n'étonnera personne, que beaucoup de délinquants sexuels ont des attitudes et croyances qui sont en accord avec les notions de privilége du mâle et qui favorisent le recours à la violence. Toutefois, beaucoup d'hommes qui ne commettent pas d'infractions sexuelles partagent aussi ces attitudes et croyances, qui sembleraient donc traduire les vues prédominantes de nos sociétés. Non seulement justifient-elles l'agression sexuelle, ces vues semblent également accroître sa probabilité. Compte tenu de ces observations, il n'est sans doute pas étonnant que la plupart des délinquants sexuels soient des hommes.

Les chercheurs ont examiné de nombreux traits qui, selon un théoricien ou un autre, caractériseraient les délinquants sexuels. Malgré la multitude de facteurs évalués, aucun n'a révélé l'existence de différences évidentes entre les délinquants sexuels et le reste de la population. Cela signifie que la personne qui veut se protéger ou protéger ses enfants contre l'agression sexuelle ne pourrait pas facilement reconnaître un agresseur éventuel. Pis encore, la plupart des agresseurs sexuels mettent les gens à l'aise en raison de leur normalité apparente. Cela ne veut pas dire que les chercheurs n'ont absolument pas réussi à trouver des caractéristiques qui distinguent les délinquants sexuels. Ils en ont trouvé. Mais dans la plupart des cas, les distinctions sont assez minimes et il y a beaucoup de chevauchement entre les groupes de délinquants sexuels et les non-délinquants. Certaines études ont par exemple révélé que les délinquants sexuels du sexe masculin ne semblaient pas être aussi aptes que les autres hommes à faire preuve d'empathie envers les gens en général. Mais les différences pour l'ensemble du groupe étaient assez minimes, et beaucoup de délinquants sexuels ont fait preuve de plus d'empathie que la moyenne des non-criminels. Autrement dit, la plupart des agresseurs sexuels ne sembleraient pas moins compatissants que d'autres personnes; bien sûr, nous connaissons aussi tous, ou avons connu, des personnes non compatissantes qui n'étaient pas pour autant des agresseurs sexuels. Encore une fois, le point à souligner est qu'il n'y a pas de caractéristiques facilement reconnaissables qui permettraient d'affirmer qu'une personne est un agresseur sexuel. Malheureusement, la personne en apparence la plus digne de confiance et la plus gentille peut être un agresseur sexuel, tout comme les gens les plus détestables ne sont pas nécessairement des agresseurs sexuels.

Il est trés important de garder ces observations présentes à l'esprit pendant la lecture des descriptions suivantes des principales caractéristiques distinctives des délinquants sexuels. Autrement dit, bien qu'on ait constaté des différences entre les délinquants sexuels et le reste de la population par rapport à ces caractéristiques, les différences ne sont pas marquées et n'aideront personne (qu'il s'agisse d'un spécialiste ou non) à reconnaître un délinquant sexuel. Ce n'est que si une personne avoue être un délinquant sexuel ou que les preuves contre elle sont convaincantes qu'on peut être certain d'avoir affaire à un agresseur sexuel. Durant le traitement, il faut poser comme hypothése que tous les délinquants sexuels condamnés sont coupables, aussi vigoureusement qu'ils puissent le nier. Certains thérapeutes font l'erreur de se laisser amadouer par la maniére convaincante et prosociale dont se présente un agresseur qui nie son infraction. Le conseiller ou le thérapeute ne peut alors pas réfuter les vues du délinquant soit parce qu'il croit en l'innocence de ce dernier soit parce qu'il n'est pas assez ferme dans sa conviction quant à la culpabilité du délinquant pour présenter des arguments convaincants. Cette situation n'aide pas le délinquant à faire face aux problémes qui l'ont amené à commettre des actes d'agression et n'aide par conséquent guére à réduire la probabilité d'une récidive. L'apparence de normalité est essentiellement une caractéristique des délinquants sexuels mais elle ne doit pas inciter les personnes qui interviennent auprés de ces derniers à les traiter comme s'ils étaient innocents ou n'avaient pas besoin de traitement.

Les facteurs qui semblent importants pour comprendre ce qui améne une personne à commettre des infractions sexuelles ou ce qui lui permet de poursuivre son comportement d'agresseur même lorsqu'elle sait qu'elle commet des actes répréhensibles incluent certaines dimensions des antécédents familiaux, des aspects du style de la personne et de ses relations interpersonnelles, et ses habitudes de vie.

Antécédents familiaux

Les hommes qui commettent des actes d'agression sexuelle semblent avoir vécu une enfance plus troublée que la normale sur un plan ou un autre. Bien souvent, ils affirment avoir été victimes de la violence physique, sexuelle ou psychologique de leurs parents. D'autres disent que leurs parents les ont rejetés ou négligés sur le plan affectif. Dans la plupart des études, plus de la moitié des délinquants sexuels affirment avoir été victimes d'agression sexuelle dans l'enfance, dans certains cas aux mains de leurs parents et dans d'autres, aux mains d'un membre de la famille ou d'un ami ou même, dans quelques cas, aux mains d'un étranger. Il est toutefois rare qu'on dispose de preuves indépendantes pour nous aider à confirmer les déclarations du délinquant. Dans une étude, par exemple, on a demandé à des délinquants sexuels s'ils avaient été victimes d'agression sexuelle dans l'enfance. Pour la moitié du groupe, les chercheurs ont interviewé les délinquants de la maniére habituelle, tandis qu'ils ont dit aux autres qu'ils allaient devoir ensuite se soumettre à un détecteur de mensonge et qu'ils seraient réincarcérés si l'on constatait qu'ils mentaient. Soixante-sept pour cent de ceux qui ont été interrogés de la maniére habituelle ont dit avoir été victimes d'agression sexuelle dans l'enfance tandis que seulement 29 % de ceux qui faisaient face à la perspective d'un détecteur de mensonge ont dit avoir été victimes de violence sexuelle. Tout en révélant clairement qu'on ne peut pas se fier aux affirmations des délinquants sexuels, ces résultats soulignent aussi qu'un nombre disproportionné de délinquants sexuels ont été maltraités dans l'enfance puisque, dans la population générale, seulement 10 % à 15 % des hommes disent avoir été victimes de violence sexuelle dans l'enfance. Il en est essentiellement ainsi des autres caractéristiques semble-t-il nuisibles de l'enfance des délinquants sexuels.

L'enfance troublée qu'ont pu avoir vécue les délinquants sexuels a créé en eux une vulnérabilité qui se manifeste de diverses maniéres. Les uns intériorisent la colére qu'ils ressentent quant à leur enfance et tendent à se dénigrer et à manquer d'estime de soi tandis que les autres l'extériorisent et se montrent hostiles et agressifs envers leur entourage. D'ailleurs, la plupart des enfants qui sont mal encadrés par leurs parents finissent par manquer de confiance en eux-mêmes et être dépourvus des habiletés nécessaires pour satisfaire à leurs besoins d'une maniére prosociale; ils conservent diverses difficultés affectives résiduelles qu'ils ne parviennent pas à régler. Ces problémes (c.‑à‑d., manque de confiance en soi, manque d'habiletés et problémes affectifs non résolus) nuisent à un fonctionnement social et interpersonnel efficace et sont liés fonctionnellement à la propension à commettre des infractions des délinquants sexuels. Les programmes de traitement à l'intention de ces derniers doivent donc inclure la possibilité de régler ces problémes.

Style personnel et interpersonnel

La plupart des recherches sur les caractéristiques personnelles des délinquants sexuels ont été basées sur une mesure quelconque de la personnalité. La plupart des chercheurs ont constaté soit l'absence de différences entre les délinquants sexuels et les autres hommes soit des différences minimes qui ne semblent pas significatives sur le plan clinique. Les chercheurs qui ont utilisé par exemple l'Inventaire multiphasique de la personnalité du Minnesota (MMPI) n'ont rien trouvé d'important tandis que, dans d'autres études, les délinquants sexuels ont obtenu une cote élevée sur certaines échelles, poussant les chercheurs à conclure que les délinquants sexuels étaient plus troublés que les membres du groupe témoin normal. Toutefois, un examen plus attentif des résultats révéle que, malgré des cotes plus élevées que le groupe normal, les délinquants sexuels obtiennent des résultats dans la gamme de la normalité. Cela signifie que les différences observées ne sont pas significatives sur le plan clinique essentiellement parce que les deux groupes (c.-à-d., les délinquants sexuels et les hommes n'ayant pas commis d'infractions) sont composés de personnes ayant une personnalité normale, les délinquants sexuels se trouvant simplement à l'extrémité supérieure de la gamme normative. Autrement dit, les délinquants sexuels ne semblent pas avoir une personnalité anormale. Il y a toutefois d'autres aspects de leur fonctionnement personnel qui distinguent les délinquants sexuels.

Comme nous l'avons signalé, on peut s'attendre à ce qu'en raison de leurs expériences infantiles, les délinquants sexuels manquent d'estime de soi et de compétences sur le plan de leur fonctionnement social et interpersonnel. Les recherches ont révélé que les délinquants sexuels manquent effectivement de confiance en eux-mêmes; certains résultats de recherche prouvent aussi jusqu'à un certain point l'existence de lacunes en ce qui concerne les habiletés sociales générales. Ainsi, beaucoup d'agresseurs d'enfants en particulier ne savent pas s'affirmer, sont plutôt passifs et se laissent aisément mener et exploiter par les autres. Cela les améne ordinairement à éprouver du ressentiment et à croire qu'ils ont le droit d'accroître leur amour-propre aux dépens des autres. Les violeurs, par contre, tendent plutôt à se montrer hostiles envers les autres et notamment à blâmer les femmes pour leurs problémes.

Bien que les délinquants sexuels ne semblent pas manquer remarquablement d'empathie envers la plupart des gens, des recherches récentes ont révélé qu'ils peuvent être spécifiquement incapables de compatir avec les femmes et les enfants qui ont été victimes de mauvais traitements sexuels. Ils semblent tout particuliérement manquer d'empathie envers leurs propres victimes. Il peut toutefois s'agir non pas seulement d'une déficience dans leur capacité de compatir mais de perceptions déformées quant au tort qu'ils peuvent avoir causés à leurs victimes. Ces perceptions déformées, qui sont fort répandues parmi les délinquants sexuels, sont égoïstes dans le sens où elles dégagent ces derniers de tout sentiment de responsabilité quant aux conséquences pénibles que peuvent souffrir leurs victimes. Malheureusement, ces déformations de la perception permettent aux délinquants sexuels de perpétuer leur comportement d'agression en niant toute conséquence nuisible de leur violence ou en n'en tenant pas compte. Ces vues faussées de leur comportement et des réactions (actuelles et éventuelles) de leurs victimes les poussent par exemple à minimiser la gravité et la nature de leur agression (ils nieront par exemple une pénétration ou un recours à la force ou à la coercition) et à reporter la responsabilité sur la victime ou quelqu'un d'autre (ex. : « Ma femme n'était pas un bon partenaire sexuel ») ou un facteur externe (ex. : « J'étais ivre à ce moment‑là »). De plus, les délinquants sexuels défendent des opinions qui justifient leur comportement. La plupart des violeurs, par exemple, ont des attitudes favorables au viol (p. ex., les femmes aiment secrétement être violées; les femmes victimes de viol sont plus à blâmer que l'agresseur) et des attitudes fondées sur les priviléges du mâle (ex. : « Si je veux avoir des relations sexuelles, ma partenaire devrait se plier à mes désirs, même si elle ne le veut pas » et « Si elle refuse, j'ai droit à la violer ou de violer une autre femme »). Ils estiment aussi qu'il est acceptable de recourir à la force pour obtenir ce qu'ils veulent, qu'il s'agisse de relations sexuelles ou d'autre chose, et ils pensent qu'il faut au moins occasionnellement avoir recours à un certain degré de violence pour tenir les femmes à leur place.

Le lecteur notera qu'un grand nombre de ces perceptions faussées et vues inacceptables au sujet des femmes et des enfants et du recours à la violence ne sont pas le propre des délinquants sexuels. Les recherches ont en effet révélé qu'un certain nombre d'hommes apparemment normaux partagent malheureusement ces opinions. Toutefois, chez les délinquants sexuels, ces vues et perceptions sont liées fonctionnellement à leur propension à commettre des infractions et doivent donc être mises en question, dans l'espoir d'être redressées grâce à un traitement.

Une caractéristique importante des délinquants sexuels est leur incapacité à satisfaire à leurs besoins par des moyens prosociaux. Insatisfaits dans leur vie, ces hommes utilisent des moyens inacceptables pour obtenir cette satisfaction sans trop savoir ce qu'ils cherchent et, malheureusement, sans vraiment se préoccuper des répercussions de leurs actes sur les autres. Chez l'être humain, le comportement sexuel répond à une multitude de besoins autres que la satisfaction physique. En plus de procurer un plaisir orgasmique, les relations sexuelles nous réconfortent, contribuent à réduire nos émotions troublantes, nous font sentir voulus et aimés et nous rassurent quand nous avons été maltraités par notre entourage. Mais d'abord et avant tout, sans doute, elles répondent à notre besoin d'intimité. Il s'agit là de quelques-uns seulement des besoins auxquels satisfait le comportement sexuel; mais peu de personnes peuvent clairement distinguer les divers besoins auxquels ils tentent de satisfaire par leurs activités sexuelles. Lorsque ces besoins restent inassouvis dans une relation normale entre adultes, les hommes cherchent d'autres formes d'expression sexuelle dans une tentative souvent vaine d'obtenir pleine satisfaction. Bien sûr, les hommes frustrés ne commettent pas tous des infractions sexuelles; certains opteront pour une série illimitée de liaisons extraconjugales ou d'aventures sans lendemain. Malheureusement, d'autres tentent de répondre à leurs besoins, dont ils n'ont qu'une vague idée, en commettant des infractions sexuelles. Il est important pour les délinquants sexuels d'apprendre à reconnaître les besoins auxquels ils cherchent à satisfaire par leurs activités sexuelles de façon à pouvoir prendre conscience que leurs actes d'agression ne peuvent absolument pas répondre, sauf d'une maniére moins que satisfaisante, à ces besoins. Si un agresseur d'enfants tente par exemple de répondre à ses besoins d'intimité en ayant des relations sexuelles avec un enfant, il faut l'amener à comprendre que ces activités peuvent lui procurer un certain degré de satisfaction sexuelle et un certain confort et répondre jusqu'à un certain point à ses besoins de rapports physiques, mais qu'une relation de pouvoir aussi déséquilibrée ne peut jamais satisfaire à ses besoins d'intimité. Cela vaut également pour les violeurs qui tentent de répondre à leurs besoins par des relations sexuelles forcées. Autrement dit, les délinquants sexuels obtiennent un certain degré de satisfaction sur plusieurs plans au moyen de leur comportement d'agression mais ne parviennent jamais à une satisfaction compléte. Cette situation (c.‑à‑d., une satisfaction partielle mais loin de compléte) crée justement un terrain propice à des comportements persistants, en l'occurrence, des infractions répétées.

Ces derniéres années, les recherches ont révélé qu'une des caractéristiques des délinquants sexuels était un manque important d'intimité dans leur vie, bien que certains délinquants semblent superficiellement entretenir des relations d'intimité. En ce sens, il est possible, bien qu'en général peu probable, que la conjointe du délinquant se sente satisfaite mais qu'il ne le soit pas. La plupart des délinquants sexuels ne possédent pas les habiletés ou de la confiance nécessaires pour parvenir à un degré d'intimité, bien que certains adoptent un style de vie qui semble empêcher l'intimité, même s'ils possédent les habiletés requises. Nous avons par exemple rencontré des délinquants qui restent éloignés de leur conjoint pendant de nombreuses heures en apparence parce qu'ils sont accaparés par leur travail, qu'ils font de bonnes oeuvres dans la collectivité ou qu'ils participent à des activités sociales, paroissiales ou de loisirs. Un examen plus attentif de ces activités loin du foyer ou du conjoint a toutefois révélé qu'il s'agit souvent de tactiques d'évitement destinées à réduire le besoin d'approfondir leurs amoureuses ou conjugales.

La réciproque de l'intimité (c.‑à‑d., ce que les êtres humains ressentent lorsqu'ils manquent d'intimité) est l'isolement affectif, qu'il faut bien distinguer de la solitude. Souvent, on ressent en effet plus vivement l'isolement lorsqu'on est entouré de gens que lorsque l'on est seul. Les hommes qui manquent d'intimité dans leur vie ont typiquement plus peur d'être seuls (c.‑à‑d., sans une partenaire) que les hommes qui entretiennent des relations d'intimité au moins en partie parce qu'ils craignent d'être considérés comme des êtres comme incomplets s'ils ne vivent pas une relation. La recherche nous apprend donc que l'isolement affectif est un des facteurs les plus importants dans l'agression, et les délinquants sexuels apparaissent comme des êtres trés isolés sur le plan affectif.

L'intimité, ou l'incapacité à réaliser celle-ci, est principalement une fonction du mode d'attachement d'un être, de son degré de confiance en soi et de sa compatibilité avec son conjoint. Les délinquants sexuels présentent des déficiences graves sur le plan de la confiance en soi et ne se préoccupent que rarement de leur compatibilité possible avec une partenaire éventuelle. Comme beaucoup d'hommes, ils tendent à choisir une partenaire en fonction de traits superficielles (p. ex., apparence, disponibilité, vulnérabilité) plutôt qu'en fonction de traits personnels pouvant aboutir à une relation agréable à long terme. Les recherches ont révélé que la plupart, mais non pas l'ensemble, des délinquants sexuels présentent des styles d'attachement déficients. Le style d'attachement varie, l'assurance dans les attachements étant caractérisée par une confiance en soi et une croyance dans le fait que la plupart des gens sont honnêtes et dignes de confiance. Cette croyance suscite des relations saines avec des partenaires compatibles et aboutit à un niveau satisfaisant d'intimité. L'instabilité dans les attachements est caractéristique des personnes qui n'ont pas confiance en elles-mêmes ou qui ne font pas confiance aux autres, ou encore qui ne font pas confiance aux autres et ne se respectent pas. Des attitudes de ce genre poussent la personne à se méfier des autres et à éviter l'intimité, parce qu'elle craint d'être rejetée ou s'attend à ce que son partenaire lui soit infidéle.

Les délinquants sexuels tendent également, du moins en ce qui concerne leur comportement d'agression mais aussi souvent d'une maniére plus générale, à être impulsifs. Ils réagissent fréquemment à leurs désirs immédiats sans réfléchir (ou en réfléchissant peut-être seulement aprés le fait) aux conséquences. Ils disent souvent qu'immédiatement avant et durant l'infraction, ils fonctionnaient comme s'ils étaient dans un état de transe. En fait, ils ont (consciemment ou non) adopté un état d'esprit qui les empêche de se préoccuper d'autre chose que des circonstances immédiates ou de leurs désirs immédiats. C'est ce qu'on a appelé un état de « déconstruction cognitive », c'est-à-dire un état de fonctionnement qui se manifeste typiquement quand une personne adopte un comportement qu'elle sait, à d'autres moments, être destructeur à son endroit, à l'égard des autres, ou les deux. Il s'agit d'un état que provoquent eux-mêmes les toxicomanes et diverses autres catégories de personnes qui se livrent à des comportements inacceptables, y compris l'agression sexuelle, et cet état permet à la personne de suspendre son jugement sur tout sauf la satisfaction de ses désirs immédiats.

Une autre caractéristique personnelle qui semble répandue parmi les délinquants sexuels est la présence de désirs et de fantasmes persistants qui sont un miroir des genres d'infractions qu'ils commettent. Certains agresseurs d'enfants disent par exemple avoir eu des fantasmes répétés au sujet de relations sexuelles avec des enfants tandis que certains violeurs disent fantasmer un viol. Cela n'est évidemment pas étonnant. On ne sait toutefois pas trés bien si ces fantasmes traduisent des préférences pour des comportements déviants. Afin d'explorer cette hypothése, les psychologues ont créé un test des préférences sexuelles qui consiste à mesurer l'érection pendant que l'homme visionne divers partenaires ou actes sexuels ou écoutent une description de ceux-ci (englobant des partenaires ou comportements tant déviants que convenables). Si l'homme manifeste un degré de stimulation égal ou plus grand face à des actes ou partenaires déviants que face à des situations sexuelles normales, ses préférences sexuelles sont considérées comme déviantes. Malgré un certain désaccord quant aux facteurs que ce test mesure exactement, si l'homme est plus stimulé par des enfants ou par un viol dans le contexte plutôt gênant de la procédure d'évaluation, on est plutôt porté à conclure qu'il a un probléme et que celui-ci est lié à ces infractions sexuelles. Clairement, un délinquant qui dit avoir constamment des fantasmes déviants qu'il se sent impuissant à arrêter a besoin d'aide pour éliminer ses fantasmes. Certains hommes qui disent avoir des fantasmes déviants fréquents peuvent avoir des niveaux perturbés de stéroïdes sexuels (p. ex., des niveaux plus élevés que normal de testostérone) qui, semble-t-il, stimulent le comportement sexuel et peut-être l'agression. L'expérience nous apprend que trés peu de délinquants sexuels ont un niveau hormonal perturbé (c.‑à‑d., ont un niveau plus élevé que normal de stéroïdes sexuels); en effet, seulement 5 % à 10 % d'entre eux présentent des niveaux élevés de testostérone. Dans la plupart des cas de fantasmes déviants fréquents, il peut donc être nécessaire de faire appel à une évaluation et un traitement médicaux quelconques.

Enfin, il est important de noter, dans le contexte des caractéristiques personnelles, que trés peu de délinquants sexuels (moins de 5 %) souffrent de troubles psychiatriques graves nécessitant des soins médicaux. Toutefois il est essentiel d'aiguiller vers un psychiatre ceux qui présentent des problémes graves additionnels. Il est trés difficile de traiter les problémes sexuels d'une personne qui souffre aussi des troubles graves sur d'autres plans; il faut en effet s'occuper tout d'abord des autres problémes.

Mode de vie

Beaucoup de délinquants sexuels utilisent l'alcool (et parfois d'autres drogues) pour se mettre dans un état d'indifférence à l'égard des régles de la société. En un sens, cet état d'esprit favorise la déconstruction cognitive dont nous avons parlé précédemment, mais l'intoxication sert également à éliminer les doutes que le délinquant pourrait avoir au sujet de l'agression sexuelle et peut aussi lui donner le « courage » (comme il le qualifierait peut-être) de commettre l'infraction. Chez certains délinquants, cette utilisation de l'alcool (ou d'une autre drogue) peut constituer une habitude chronique indépendante de son comportement criminel, et l'on a constaté que l'utilisation chronique de l'alcool élimine les craintes au sujet de toute interdiction sociale. Bien sûr, une fois que le comportement d'agression sexuelle commence, des sentiments de culpabilité ou la peur d'être découvert incitera le délinquant à continuer à utiliser de l'alcool ou des drogues, comportement qui peut aboutir à un état de dépendance. Il se peut également que des dépendances prolongées minent à ce point les contraintes sociales que l'agression sexuelle s'inscrit dans un effritement plus général du comportement acceptable.

Certains délinquants sexuels, généralement plus les violeurs que les agresseurs d'enfants, sont essentiellement des criminels qui, vu leur indifférence générale à l'égard des droits des autres, commettent des infractions sexuelles. Ces délinquants dont les infractions se rattachent plutôt à leur mode de vie présentent donc des attitudes et des croyances plus généralement criminelles, et leur indifférence générale à l'égard d'autrui est telle qu'on peut effectivement les qualifier de « psychopathes » (c.‑à‑d., des personnes qui sont exclusivement égoïstes, tournées vers elles-mêmes et en quête de sensations fortes). Toutefois, bien que les crimes sexuels supposent trés certainement la cessation de toute préoccupation à l'égard des victimes, peu de délinquants sexuels manquent à un tel point de compassion qu'on peut effectivement les considérer comme des psychopathes. Parmi les délinquants sexuels incarcérés dans des pénitenciers canadiens, par exemple, seulement 12 % satisfont aux critéres permettant d'établir un diagnostic de psychopathie.

Comme nous l'avons déjà signalé, certains délinquants sexuels restent éloignés pendant de nombreuses heures de leur partenaire adulte afin d'éviter toute intimité. Ils travailleront de longues heures ou consacreront plus de temps à des activités paroissiales ou d'autres activités socialement approuvées, ce qui les aménera à croire qu'ils ont droit à certains priviléges et que leurs infractions constituent une récompense justifiée pour leur comportement en tout autre point exemplaire. De même, certains délinquants sexuels s'imposent des normes trés strictes pour la plupart des dimensions de leur vie. Ils tenteront de se conformer à des normes morales ou religieuses idéalistes que personne ou presque ne pourrait respecter. Dans une certaine mesure, leurs longues heures de travail, leur dévouement à de bonnes oeuvres ou leurs tentatives irréalistes de respecter des normes inatteignables peuvent être considérés comme un moyen de se justifier à eux-mêmes leurs infractions sexuelles. Mais quels que soient les motifs à l'origine de ces déséquilibres dans le mode de vie, ceux-ci produisent un désir irrésistible et une justification des satisfactions secrétes et interdites que procurent à leurs auteurs des infractions sexuelles. C'est donc à ces déséquilibres dans le mode de vie qu'il faut s'attaquer dans le contexte du traitement.

Les délinquants sexuels, comme la plupart des autres délinquants, occupent trop souvent des emplois qui n'utilisent pas pleinement leur potentiel véritable. Cette situation est due principalement au fait que leur niveau de scolarité est bien inférieur à leur capacité intellectuelle. Les criminels (y compris les délinquants sexuels) présentent des niveaux de fonctionnement intellectuel fort semblables à ceux de la population générale, mais leur niveau de scolarité est bien inférieur à celui de cette derniére. Cet écart provoque sans aucun doute chez eux un sentiment d'insatisfaction et nuit à leur confiance en soi. Malheureusement, la plupart des criminels croient que leur niveau de scolarité traduit leurs habiletés réelles alors que dans la plupart des cas, il n'en est rien. En relevant le niveau de scolarité des délinquants sexuels, on peut accroître directement leur confiance en soi et améliorer indirectement leur image de soi, leur permettant ainsi d'améliorer leur situation d'emploi et par conséquent de parvenir à une plus grande stabilité financiére et une meilleure situation sociale.

DÉLINQUANTES SEXUELLES

Il est devenu de plus en plus apparent ces derniéres années qu'il y a beaucoup plus de délinquantes sexuelles qu'on ne le croyait auparavant. Il ne faut toutefois pas oublier que même si leur nombre a sensiblement augmenté, les délinquantes sexuelles ne représentent qu'un petit groupe (peut-être 5 % à 10 % tout au plus) du nombre total de délinquants. Elles sont néanmoins assez nombreuses pour justifier l'élaboration de programmes de traitement traduisant une approche qui leur est propre. Certaines délinquantes sexuelles sont en fait les complices d'hommes et, dans ces cas, le traitement axé sur les délinquants sexuels peut ne pas être nécessaire, bien qu'une forme quelconque de traitement s'impose clairement.

Les délinquantes sexuelles semblent avoir été beaucoup plus souvent victimes dans l'enfance de violence physique ou sexuelle (d'aprés une étude, 95 % des délinquantes ont été agressées sexuellement dans l'enfance). Elles présentent des antécédents de promiscuité à l'adolescence et ont un taux élevé de comportement antisocial, deux caractéristiques fréquentes des femmes qui ont été victimes de violence dans l'enfance. Elles tendent à négliger leurs propres enfants et sont typiquement des personnes isolées sur le plan social qui utilisent la sexualité comme source d'attention et d'approbation. Les délinquantes souffrent de problémes affectifs nombreux, notamment la dépression, la colére et une idéation suicidaire et elles sont aussi fréquemment des toxicomanes (qui consomment le plus souvent des drogues autres que l'alcool).

Les délinquantes se livrent à un vaste éventail d'activités sexuelles avec leurs victimes, y compris des relations génito-orales, la pénétration de doigts et des relations sexuelles. Leurs victimes incluent tant des garçons que des filles, ces derniéres étant plus nombreuses, d'aprés certaines études. Certaines agressent leurs propres enfants, d'autres, les enfants qu'elles gardent, et d'autres encore, les enfants d'amis ou de voisins.

Bien que les méthodes de traitement et les procédures d'évaluation aient été essentiellement les mêmes pour tous les délinquants sexuels, hommes ou femmes, on a jusqu'à un certain point modifié l'approche du traitement dans la plupart des programmes pour répondre aux besoins des femmes. Ainsi, les femmes ne manifestent pas aussi souvent le même degré d'agressivité que les hommes et un grand nombre d'entre elles éprouvent de vifs sentiments de culpabilité. De plus, la crainte d'être rejetée par les amis, la famille et la collectivité est plus marquée chez la femme. Néanmoins, on suit à peu prés la même méthode d'évaluation et de traitement pour les hommes et les femmes.

JEUNES DÉLINQUANTS SEXUELS

Depuis une décennie, il est devenu de plus en plus apparent que les jeunes délinquants sexuels posent un probléme important et en apparence croissant. On a par exemple conclu qu'un grand nombre des actes sexuels entre enfants, où l'un est l'initiateur ou l'agresseur, ne sont pas, comme on l'a cru précédemment, anodins. D'aprés des analyses antérieures, ces comportements étaient un signe d'une curiosité normale. Dans les cas de coercition évidente, on croyait que cela finirait tout simplement par passer. Il est maintenant évident qu'un grand nombre de ces actes constituent une agression sexuelle et l'on estime que, sans traitement, beaucoup de jeunes délinquants continueront leur comportement d'agression pour devenir en définitive des délinquants sexuels à l'âge adulte. On a constaté que l'agresseur était un adolescent dans 20 % des cas de viol et 30 % des cas d'agression contre des enfants. Le traitement de ces jeunes délinquants apparaît donc maintenant comme essentiel.

La plupart de ces jeunes délinquants présentent des caractéristiques fort semblables à celles des adultes. Un nombre important d'entre eux présentent des problémes de comportement à l'école ou des difficultés d'apprentissage, et 30 % commettent d'autres actes criminels. La plupart d'entre eux (prés de 90 %) sont des garçons. Les problémes familiaux sont fort répandus bien que non universels. D'aprés une étude, 60 % de ces jeunes ont commis des actes sexuels comportant une pénétration et prés de 40 % ont eu recours à la force pour obtenir la soumission de leurs victimes. Moins de 10 % des jeunes délinquants s'en prennent à une personne plus âgée. Quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux connaissent bien la victime. Il y a trois fois plus de chance que la victime d'un jeune délinquant soit une personne du sexe féminin.

Les outils de traitement et d'évaluation employés auprés des jeunes délinquants ressemblent beaucoup, quant à leur contenu, à ceux qui sont employés auprés des adultes, bien qu'on ait adapté le mode de traitement pour répondre aux besoins des adolescents ou des enfants. Les questions familiales revêtent par exemple beaucoup plus d'importance pour les jeunes délinquants. Bien qu'on évalue systématiquement dans certains programmes les préférences sexuelles des jeunes, les problémes moraux que posent ces évaluations dans le cas des jeunes garçons sont tellement nombreux qu'il n'est pas conseillé d'adopter cette approche.

ÉVALUATION

On fait des évaluations pour plusieurs raisons. La premiére est de fournir une information avant le traitement pour déterminer les besoins auxquels il faut répondre. La seconde est de déterminer si le traitement a réussi à opérer les changements voulus. Dans ce cas, les évaluations doivent être effectuées tant avant qu'aprés le traitement. Les évaluations peuvent aussi fournir à d'autres organismes (p. ex., services de protection de l'enfance, services de probation et de libération conditionnelle, tribunaux, police) des renseignements qui les aideront à prendre des décisions au sujet du délinquant. Les procédures d'évaluation que nous décrivons ci-aprés permettent d'atteindre n'importe lequel de ces objectifs.

À moins de disposer de beaucoup de fonds (ce qui est rarement le cas, quel que soit le programme et à plus forte raison lorsqu'il s'agit de programmes communautaires), il faut limiter l'évaluation à ce qui est réalisable. Les évaluations physiques et physiologiques devraient donc être supprimées ou dirigées vers un spécialiste uniquement lorsqu'il existe des signes évidents qu'un évaluation plus poussée s'impose, par exemple si le délinquant se plaint d'avoir souvent des fantasmes ou des désirs déviants qu'il n'arrive pas à contrôler. Ce symptôme peut révéler l'existence de niveaux excessifs de stéroïdes sexuels (comme la testostérone bien que d'autres hormones peuvent aussi être en jeu) ou la présence de préférences déviantes si fortes qu'il faut recourir à un traitement spécialisé additionnel.

Dans la plupart des programmes communautaires, on ne dispose pas des installations ou de l'expertise voulues pour effectuer des examens hormonaux ou déterminer les préférences sexuelles (ce qui se fait ordinairement au moyen d'une évaluation phallométrique durant laquelle on mesure les réactions érectiles pendant que l'homme visionne ou écoute divers scénarios sexuels, tant déviants que non déviants). En fait, ces évaluations sont rarement requises et, comme nous l'avons déjà signalé, dans les rares cas où elles le sont, il peut être utile de diriger la personne vers des spécialistes.

Les évaluations peuvent être effectuées au moyen d'interviews ou de tests psychologiques administrés aux délinquants. Nous avons annexé à ce chapitre une liste des tests qui peuvent être utilisés pour évaluer divers domaines du fonctionnement. Malheureusement, dans la plupart des tests psychologiques, la réponse prosociale à chaque question est assez évidente, et comme les délinquants sexuels ont intérêt à se présenter comme des personnes normales, les résultats de ces tests, tout en fournissant parfois une information utile, reflétent souvent simplement ce que l'homme considére comme la « bonne » réponse.

Les interviews sont un bon moyen de recueillir un vaste éventail de renseignements sur les délinquants sexuels, mais l'évaluateur ne doit pas oublier que même dans ces cas, les délinquants sexuels tenteront de se présenter sous un jour socialement acceptable. Toutefois, elles créent souvent un contexte suffisamment non structuré pour permettre au délinquant d'élaborer ses réponses d'une maniére qui peut révéler des croyances, des attitudes ou des aspects de son comportement qu'il pourrait autrement tenter de cacher. Ce contexte non structuré permet également à l'intervieweur de faire des déductions au sujet du comportement et des processus de pensée du délinquant qu'il ne pourrait peut-être pas faire à partir de réponses à des tests. Il faut adopter pour les interviews un style qui incite le délinquant à donner des réponses à la fois élaborées et assez précises.

Les aspects qu'il faut explorer incluent les suivants :

Pour développer davantage l'information provenant des interviews, on peut coter chaque aspect en utilisant une échelle allant de 0 à 5, par exemple, où 0 égale complétement absent et 5, entiérement présent. Cela permet non seulement de cerner plus facilement les points importants mais aussi de mieux suivre les changements que le traitement suscite.

TRAITEMENT

Le traitement des délinquants sexuels a pris de nombreuses formes au cours des ans, mais l'approche psychologique dominante des derniéres années a été celle de la thérapie cognitivo-comportementale. Comme son nom l'indique, la thérapie cognitivo-comportementale est axée tant sur les excés et les déficiences comportementaux qui caractérisent la perpétration de crimes sexuels que sur les cognitions (y compris les attitudes, croyances, pensées, perceptions et sentiments) qui sont à la base de ces comportements. Selon cette approche, ces comportements et cognitions ont été appris et peuvent par conséquent être désappris et remplacés par des comportements et cognitions prosociaux. Les buts de la thérapie, dans le contexte cognitivo-comportemental, sont donc d'éliminer les pensées, sentiments et comportements déviants et d'aider le délinquant à acquérir des moyens plus efficaces et acceptables de penser et de répondre à ses besoins correctement et avec des partenaires convenables.

Bien que les programmes cognitivo-comportementaux utilisent des procédés psychologiques pour atteindre les buts du traitement, la plupart des praticiens reconnaissent également que quelques délinquants (relativement peu nombreux heureusement) ont besoin de médicaments pour faciliter leur transformation. Ces quelques délinquants (qui représentent moins de 5 % de l'effectif de nos programmes) sont ceux qui se plaignent de fantasmes et de désirs déviants persistants incontrôlables. Dans certains cas, leur état peut être attribuable à des niveaux élevés de l'un ou l'autre des stéroïdes sexuels (ordinairement mais non pas toujours la testostérone), mais il peut aussi simplement indiquer des maniéres habituelles et bien ancrées de faire face au stress. Il n'est pas rare pour les hommes de réagir au stress (et à d'autres états négatifs) en se livrant à un comportement sexuel, et les délinquants sexuels semblent typiquement utiliser la sexualité pour éviter d'avoir à faire face à des difficultés ou pour se récompenser quand ils estiment avoir droit à des priviléges. Lorsque le probléme est attribuable à des niveaux élevés de stéroïdes sexuels, il faut ordinairement recourir à une forme quelconque de traitement à base d'antiandrogénes, pour lequel il faut faire appel à un psychiatre. Lorsque le probléme est lié à une habitude, les médicaments privilégiés sont ceux qui sont employés pour combattre les comportements compulsifs (les inhibiteurs de la réabsorption de la sérotonine). Quoi qu'il en soit, les médicaments doivent être considérés comme un moyen de favoriser une réaction efficace au programme cognitivo-comportemental plutôt que comme un traitement de rechange.

Les programmes cognitivo-comportementaux peuvent varier quant à leur contenu, mais le cadre général demeure toujours le même. On constate des différences dans le nombre de composantes et le temps que les participants doivent consacrer à chacune des composantes du traitement. Ces différences sont ordinairement attribuables au fait qu'on traite des populations de délinquants distinctes. Il ne serait en effet pas logique d'offrir exactement le même programme à tous les délinquants indépendamment de leur risque de récidive et de la nature de leur besoin de traitement. Corrections Canada aiguille par exemple les délinquants vers des programmes dont l'intensité varie selon qu'ils s'adressent à des délinquants à risque et à besoins élevés, à risque et à besoins modérés ou à risque et à besoins faibles. Cette façon de procéder rend le traitement à la fois plus efficient et plus efficace. On ne peut pas toujours se permettre ce luxe dans les programmes communautaires de sorte qu'il est préférable dans ces cas de constituer un groupe ouvert qui permet aux délinquants de progresser à leur propre rythme, selon leurs besoins. Dans un groupe ouvert, chaque délinquant progresse à son rythme de sorte que certains membres peuvent achever le programme avant ou aprés les autres. Lorsqu'un délinquant achéve son traitement, il est remplacé par un autre, ce qui signifie que tous les participants se trouvent à différents stades. Cette approche présente des avantages, mais la plupart des thérapeutes préférent les groupes fermés où tous les délinquants commencent et terminent en même temps.

La plupart des programmes de traitement cognitivo-comportemental nord-américains semblent toutefois comprendre à peu prés les mêmes composantes principales. Les premiers essais de traitement visaient surtout à diminuer la stimulation sexuelle déviante, mais les méthodes actuelles sont plutôt concentrées sur l'influence combinée de nombreux facteurs socioéconomiques, sociaux, politiques, comportementaux et psychologiques. La diminution de la stimulation sexuelle déviante fait toujours partie d'un grand nombre de programmes de traitement cognitivo-comportemental, mais la plupart des programmes actuels visent aussi d'autres objectifs critiques, comme la transformation des distorsions cognitives, l'amélioration des compétences sociales et de la confiance en soi et l'accroissement des intérêts sexuels normaux.

On peut répartir les objectifs du traitement en deux catégories : les aspects propres à l'infraction, et les aspects liés à l'infraction. Les objectifs qui se rattachent aux aspects propres à l'infraction incluent les suivants : surmonter la tendance à nier et à minimiser, améliorer l'estime de soi, accroître l'empathie envers la victime, changer les attitudes et croyances faussées, améliorer l'habileté à entretenir une relation d'intimité, modifier les fantasmes inacceptables et élaborer un plan solide de prévention des rechutes. On recommande d'aborder ces aspects dans cet ordre parce qu'il peut être impossible d'accomplir des progrés à un niveau tant que les problémes à un niveau antérieur n'ont pas été réglés. Il serait par exemple difficile d'accroître l'empathie du délinquant à l'égard de la victime s'il continuait à nier ou à minimiser l'infraction. Chaque composante du traitement est donc liée aux autres et il arrive souvent que des aspects de composantes antérieures refassent surface à une autre étape. Au fur et à mesure que le traitement progresse, les problémes importants que connaît chaque délinquant doivent être abordés dans différents contextes. Il est important de rappeler aux délinquants l'interdépendance de tous les aspects du traitement.

Les aspects liés à l'infraction incluent les précurseurs ou facteurs d'influence comme la difficulté à régler des problémes, le manque d'habileté à communiquer, la toxicomanie, des compétences psychosociales insuffisantes et une capacité restreinte à contrôler sa colére. Il y a bien sûr d'autres facteurs qui peuvent être importants pour certains individus. En établissement, ces problémes sont ordinairement abordés dans le cadre d'autres programmes comme ceux qui sont axés sur les capacités cognitives, la gestion de la colére et la lutte contre la toxicomanie. Toutefois, en l'absence de programmes de ce genre, il faut aborder ces problémes dans le contexte du programme de traitement des délinquants sexuels en plus de s'attaquer aux aspects propres à l'infraction.

Les aspects propres à l'infraction sont ceux dont il faut s'occuper pour tous les délinquants. Voici un assez bref résumé des caractéristiques de chacun de ces aspects et de la méthode de traitement typiquement employée pour chaque composante.

TENDANCE À NIER ET À MINIMISER

La tendance à nier une infraction peut se manifester par un refus de reconnaître qu'un infraction a été commise, l'affirmation selon laquelle il y a eu relation sexuelle mais de nature consensuelle ou par la reconnaissance du fait que « quelque chose » peut être survenu mais que le délinquant n'est certes pas un « délinquant sexuel » et n'a par conséquent pas besoin de traitement. La propension à minimiser est caractérisée par un refus d'accepter la responsabilité de l'infraction et par la tendance à nier que la victime a souffert des torts ou à réduire l'importance, la gravité, la fréquence ou l'indiscrétion de l'infraction. Bien que la tendance à nier ait souvent été considérée comme un des principaux obstacles à un traitement efficace, une des premiéres mesures fondamentales à prendre pour accroître la motivation face au traitement devrait être de viser ces aspects. Si l'on exclue des programmes de traitement les délinquants qui tendent à minimiser et à nier leurs infractions, on risque d'écarter un grand nombre de délinquants dont les besoins sont peut-être les plus grands. Il appartient donc aux thérapeutes de surmonter ces obstacles en convainquant les délinquants qu'ils ont besoin d'un programme de traitement et que celui-ci est dans leur intérêt. Il est en fait normal que les délinquants sexuels soient portés à nier et à minimiser leurs actes étant donné les conséquences auxquelles ils s'exposent du fait que la plupart des gens ont cette catégorie de délinquants en horreur.

Une des premiéres étapes du traitement consiste à inviter le délinquant à présenter à l'ensemble du groupe de traitement sa version de l'agression sexuelle. Les caractéristiques essentielles de l'aveu sont une description des détails de l'infraction et des pensées et émotions du délinquant au moment de celle-ci et son interprétation du comportement, des pensées et des sentiments de la victime durant et aprés l'agression. Les aveux doivent aussi inclure les circonstances pertinentes qui peuvent avoir précédé l'infraction, la consommation par le délinquant de drogues et d'alcool à ce moment-là ainsi que les pensées et les sentiments pertinents durant la période précédant le crime. Le thérapeute doit souligner les avantages de tout dévoiler (p. ex., sentiment de soulagement; possibilité de s'attaquer à un vaste éventail de problémes) pour amorcer un processus qui aboutira en définitive à une vie meilleure. Il doit aussi signaler les désavantages de continuer à nier l'infraction (p. ex., possibilité d'être exclu du groupe; rejet probable par sa famille et les autres membres de la collectivité; possibilité d'une récidive et d'une peine d'incarcération de longue durée). Il est toujours important de souligner les raisons positives de poursuivre le programme de traitement qui touchent le délinquant lui-même.

Durant l'aveu d'un délinquant, les autres membres du groupe sont encouragés à mettre en question toute affirmation qu'ils n'acceptent pas. Le thérapeute donne l'exemple de mises en question positives et il fait des commentaires aux membres du groupe au sujet de leurs observations. Il s'agit d'emblée de créer au sein du groupe un climat qui aidera les délinquants à faire face à leurs problémes honnêtement tout en s'appuyant et en s'encourageant les uns les autres. Il faut traiter les délinquants à la fois avec respect et fermeté. Pour changer, les délinquants doivent être encouragés à croire qu'ils méritent de le faire et qu'ils en sont capables.

Les mises en question des thérapeutes doivent être basées sur un compte rendu officiel et sur la version des faits de la victime. Pour mettre en question de maniére crédible les affirmations du délinquant, il faut disposer de corroborations externes comme des rapports de police, des déclarations de la victime ou des descriptions écrites des procédures judiciaires. C'est au groupe qu'il appartient de faire comprendre au délinquant la maniére dont il a manipulé sa victime et les circonstances pour avoir accés à cette derniére et obtenir son silence. Les commentaires et les mises en question des autres membres du groupe fournissent souvent au thérapeute des éléments d'information importants au sujet des tendances à minimiser et à rationaliser des autres délinquants. Si les participants ne mettent pas en question les affirmations d'un autre membre du groupe ou qu'ils appuient ses rationalisations, ils ratent l'occasion de réfuter celles-ci. C'est pourquoi il faut encourager tous les membres du groupe à mettre en question ce que disent les uns et les autres.

Bien que l'étape de l'aveu et de la mise en question vise à réduire les tendances à minimiser et à rationaliser, des composantes subséquentes du traitement continueront à être axées sur ces aspects tout au long du programme.

AMÉLIORATION DE L'ESTIME DE SOI

La partie du traitement axée sur l'amélioration de l'estime de soi comporte un certain nombre d'éléments. Deux aspects particuliers favorisent ou défavorisent l'acquisition par les délinquants d'un sentiment d'amour-propre : le style du thérapeute et les caractéristiques du milieu. Dans ce contexte, le milieu désigne les circonstances immédiates du traitement et la façon dont les autres membres du personnel dans ce milieu réagissent aux délinquants, mais il doit aussi inclure, dans les petites collectivités, les autres membres de la collectivité. Les autres membres du personnel doivent traiter ces clients avec respect et, si possible, la collectivité doit aussi encourager les délinquants désireux de suivre un traitement. Dans le cas des programmes autochtones, le conseil de bande et les aînés doivent constituer un élément critique de la démarche et encourager les autres membres de la collectivité à assurer leur appui.

Dans certains programmes, on a choisi d'utiliser un style basé sur la confrontation dans le cas de clients qui suscitent la désapprobation du public (c.‑à‑d., alcooliques, toxicomanes, tous les criminels et surtout les délinquants sexuels). La recherche a toutefois révélé que des méthodes basées sur la confrontation ne produisaient pas les changements souhaités dans un contexte thérapeutique, surtout si le client souffre d'un manque d'estime de soi. Le thérapeute doit plutôt chercher à utiliser une démarche compatissante, chaleureuse, authentique et respectueuse à l'égard des clients. Il est recommandé dans ce contexte d'utiliser un style thérapeutique qui aide le client à se sentir accepté, récompensé et encouragé. Il ne faut pas oublier que les thérapeutes non seulement suscitent un changement chez les participants mais qu'ils donnent aussi l'exemple de comportement et d'attitudes, qu'ils le veuillent ou non. Ils doivent donc faire preuve de respect, d'empathie et de confiance s'ils veulent que leurs clients adoptent ces traits. Les clients imitent typiquement les actes du thérapeute plutôt que ce que ce dernier prêche s'il y a écart entre les actes et les paroles. Il est donc important, dans ce processus, de bien préciser que c'est la personne en entier qui est acceptée et non pas le comportement répréhensible auquel elle s'est livrée. Il faut bien faire comprendre aux délinquants que, malgré leur comportement inacceptable et nuisible, ce comportement ne les définit pas comme personne. Le délinquant n'est pas un « délinquant sexuel », c'est-à-dire que son infraction sexuelle n'est pas le trait déterminant de sa personnalité; il est plutôt une personne qui a commis divers actes tant « bons » que « mauvais », y compris une infraction sexuelle.

Le thérapeute doit ensuite faire la distinction entre le sentiment de culpabilité et la honte. Le sentiment de culpabilité est une réaction affective qui peut susciter un changement tandis que la honte est une réaction qui pousse la personne à se blâmer et à croire qu'elle n'a aucune valeur et qu'elle est donc incapable de changer. Il faut encourager les membres du groupe à se féliciter et à s'appuyer pour les progrés qu'ils ont accomplis au cours du traitement ou dans les autres dimensions de leur vie. En ce qui concerne les membres du groupe qui se montrent particuliérement négatifs à l'égard des autres, le thérapeute doit rappeler que, souvent, les personnes qui font des remarques désobligeantes manquent elles-mêmes d'estime de soi. Il doit donc recommander à tous les membres du groupe d'adopter une attitude positive et de respect envers les autres.

Les participants sont encouragés à maintenir ou à améliorer leur apparence et leur présentation, à relever leurs niveaux de scolarité et de compétences professionnelles, à élargir la gamme d'activités saines auxquelles ils se livrent ainsi qu'à étendre la gamme de leurs activités sociales et à accroître la fréquence de celles-ci. Il a été démontré que tous ces changements avaient un effet salutaire sur le respect de soi.

Enfin, une bonne technique qui peut être utilisée pour augmenter l'estime de soi des participants consiste à demander à chaque délinquant d'établir une liste renfermant huit à 10 affirmations positives au sujet de lui-même. Ces affirmations doivent faire état de traits positifs et attrayants (bien que non pas nécessairement remarquables). Les participants sont invités à lire les affirmations tous les jours, à trois différents moments, pendant trois semaines. On a démontré que cet exercice simple améliorait l'estime de soi.

ACCROISSEMENT DE L'EMPATHIE

L'accroissement de l'empathie est toujours considéré comme une composante importante de la plupart des programmes pour délinquants sexuels. Souvent, les délinquants ont appris à étouffer leurs sentiments, et, pour un grand nombre d'entre eux, il est difficile d'exprimer des émotions. La premiére étape consiste donc à leur apprendre à exprimer leurs émotions. Les participants peuvent être invités à décrire un incident de leur passé qu'ils ont trouvé troublant sur le plan émotif. Les incidents les plus couramment décrits ont trait à la perte d'un être cher, à la rupture d'une relation importante ou à l'expérience de rejet et de violence de la part de leurs parents ou d'autres tuteurs. Certains membres du groupe décriront leur expérience de l'agression sexuelle dans l'enfance, ce qui a souvent un effet notoire sur les autres membres du groupe. Étant donné qu'à ce stade-ci, les participants se connaissent bien, le fait d'entendre un autre délinquant parler de sa victimisation a une forte incidence sur les vues de chacun au sujet de son propre comportement criminel.

Aprés que le délinquant a décrit son expérience troublante, les autres participants sont invités à faire part de l'effet que cette description a eu sur eux. Le groupe discute ensuite de l'à-propos de l'expression émotive du délinquant visé et le thérapeute fait des commentaires sur les réactions de chaque participant. Le thérapeute rappelle également qu'en faisant part des émotions qu'il a ressenties en écoutant l'histoire de quelqu'un, chaque participant manifeste de l'empathie envers cette personne. Si l'obligation de discuter d'une expérience personnelle bouleverse un délinquant, il est recommandé de prendre des dispositions en vue d'obtenir des services de counseling supplémentaires qui l'aideront à faire face à la situation.

L'exercice suivant consiste à projeter un enregistrement de la description faite par la victime de l'agression sexuelle ou à lire cette description au groupe. Chaque participant décrit ensuite sa réaction à l'exposé de la victime. Ceci suscite une discussion générale durant laquelle chaque délinquant doit décrire les effets immédiats (durant l'infraction de l'agression sexuelle), les effets immédiatement postérieurs et les effets à long terme. En utilisant la liste des effets de l'agression sexuelle constituée par le groupe, chaque participant décrit ensuite son infraction en se plaçant du point de vue de la victime. Cet exercice est important parce qu'il améne les délinquants à reconnaître les émotions qu'ont connues leurs victimes en tentant de leur faire vivre la détresse que ces derniéres ont vécue. Les participants sont encouragés à examiner l'infraction d'un point de vue trés différent et à un degré de profondeur qui leur est sans doute inconnu. On insiste sur le fait que le délinquant ne s'est peut-être pas rendu compte au moment de l'infraction des souffrances infligées à la victime. On rappelle que cette derniére peut avoir eu trop peur pour réagir ou manifester ses émotions ou encore que le délinquant peut avoir été tellement absorbé par son désir d'atteindre son but qu'il ne s'est pas rendu compte de l'état de détresse dans lequel la victime se trouvait.

Le dernier exercice dans la section de l'accroissement de l'empathie consiste à inviter les participants à rédiger deux lettres, une qui serait de la victime et l'autre qui consisterait en une réponse à cette derniére (on leur dit bien de ne pas envoyer la lettre). La lettre de la victime doit inclure une expression de la colére, de la tendance à se blâmer, de la perte de confiance et des autres réactions affectives, cognitives et comportementales qui sont caractéristiques d'une victime d'agression sexuelle. Dans la lettre à la victime, le délinquant doit confirmer le droit de cette derniére d'être en colére, montrer qu'il comprend les conséquences dont cette derniére a souffert et déclarer qu'il assume pleinement la responsabilité de l'acte. Les participants doivent présenter leurs excuses à la victime de l'infraction mais ne doivent pas demander à être pardonnés. On fait ensuite des commentaires au sujet de l'acceptabilité de la lettre, que les délinquants peuvent être invités à réécrire jusqu'à ce qu'elle soit acceptable.

CHANGEMENT D'ATTITUDE

On a tendance à penser que la plupart des délinquants sexuels appuient des croyances qui soutiennent leur comportement répréhensible, mais les travaux de recherche ne nous fournissent pas de preuves solides en ce sens. Il se peut que les questionnaires employés pour évaluer ces attitudes soient assez transparents. Les délinquants peuvent discerner la « bonne » réponse et délibérément fausser leurs croyances véritables pour tenter de se faire voir comme des êtres prosociaux. Mais au cours des séances de traitement, les délinquants expriment typiquement des attitudes procriminelles. Il semble donc que beaucoup de délinquants « révélent » leurs croyances véritables en groupe, surtout lorsqu'on met en question leurs affirmations.

Les violeurs acceptent une foule de mythes au sujet de la sexualité et des désirs de la femme et au sujet du viol comme tel. Ils croient aussi que la femme est censée servir l'homme et que l'agression envers les femmes est acceptable. De même, les agresseurs d'enfants ont des vues procriminelles au sujet des enfants et de l'agression sexuelle. Ils sont notamment permissifs face aux relations sexuelles entre adultes et enfants et ils estiment que les enfants sont moins menaçants et moins dominateurs, et qu'il est plus facile d'entretenir des relations avec eux qu'avec les adultes. Tout au cours du traitement, on conteste les attitudes et croyances procriminelles chaque fois qu'elles se manifestent pendant les discussions. Mais ces types de déformations cognitives sont aussi visées directement au cours de la composante axée sur le changement d'attitude du traitement.

Les délinquants sont invités à décrire leurs croyances au sujet des femmes et des enfants et de leur nature sexuelle. Le thérapeute décrit aussi des situations hypothétiques où le délinquant peut être (faussement) présenté comme moins responsable. Le délinquant aux attitudes procriminelles peut dans ce cas voir le comportement de la victime comme une invitation à l'agression sexuelle. Lorsque ces attitudes procriminelles se manifestent, elles sont contestées par le thérapeute et aussi, espére-t-on, par les autres membres du groupe. On examine les conséquences qu'entraîne pour le délinquant le maintien de ses croyances procriminelles et l'on propose des solutions de rechange prosociales. Cette tentative de « restructuration cognitive », dont nous avons déjà parlé, se poursuit tout au long du traitement au moyen de mises en question qui se produisent à chaque étape du programme.

SENSIBILISATION À L'INTIMITÉ

Tout semble indiquer que les délinquants sexuels commettent des agressions sexuelles pour répondre à des besoins non seulement sexuels, d'agression et de pouvoir mais aussi d'intimité. Les délinquants sexuels semblent incapables de répondre efficacement à leurs besoins d'intimité de maniére prosociale même lorsqu'ils semblent entretenir des relations raisonnablement bonnes avec une partenaire adulte. Ils cherchent donc à obtenir satisfaction (même s'ils ne reconnaissent pas leur manque d'intimité) en forçant ou en manipulant une femme ou un enfant pour qu'ils participent avec eux à une relation « d'intimité ». Toutefois, cette relation « d'intimité » est presque toujours de nature purement sexuelle du fait que le délinquant associe la sexualité à l'intimité.

Comme premiére étape dans le traitement, le thérapeute décrit au groupe la nature de l'intimité et de l'isolement en insistant sur la valeur d'une intimité profonde dans la vie d'une personne. En plus de procurer une plus grande satisfaction dans les relations, l'intimité sert également à protéger contre des problémes affectifs et physiques. Les personnes qui entretiennent des relations plus profondes d'intimité ont moins de problémes de santé et sont beaucoup plus heureuses et satisfaites que celles qui n'entretiennent pas beaucoup de relations d'intimité.

Le thérapeute aide les participants à cerner leur capacité ou leur incapacité à cultiver des relations d'intimité sûres. S'il décéle une déficience sur ce plan, il les incite à en rechercher l'origine. L'incapacité à nouer des relations d'intimité à l'âge adulte est principalement mais non pas exclusivement le résultat d'un attachement inadéquat aux parents durant l'enfance. Cette déficience sert de modéle pour toutes les relations cultivées durant la vie et aboutit à des relations insatisfaisantes comme adulte. Aprés avoir trouvé l'origine des problémes sur le plan de l'intimité, les délinquants sont encouragés à régler les problémes qui sont liés soit à leurs parents soit à leur premiére tentative de cultiver des relations d'intimité qui ont abouti à des échecs.

On explore ensuite avec le groupe le rôle de l'intimité dans les relations sexuelles. Malheureusement, les délinquants sexuels s'imaginent trés souvent que des relations sexuelles sont synonymes d'intimité. Le thérapeute explique qu'une sexualité satisfaisante est liée à tous les aspects d'une relation. Pour parvenir à un niveau d'intimité satisfaisant et à la satisfaction sexuelle, il faut une relation équitable, dans laquelle les partenaires se traitent réciproquement avec respect et participent à toutes les décisions importantes. Des relations sexuelles forcées ou avec des enfants ne permettent bien sûr pas de répondre à ces besoins.

La jalousie est un obstacle à l'intimité. La réaction du délinquant face aux infidélités réelles ou imaginées de sa partenaire ou sa tendance à être jaloux dans des situations où cette réaction est injustifiée revêt une importance particuliére. Cette réaction est caractéristique d'un manque d'estime de soi et de l'infidélité du délinquant lui-même ainsi que de l'importance qu'il attache à l'infidélité. Si la jalousie peut parfois être normale ou indiquée dans des cas de trahison véritables, le thérapeute doit néanmoins mettre en question des attitudes inacceptables et aider le délinquant à comprendre la raison d'être de l'infidélité qui a pu survenir dans des relations antérieures. Il aide ainsi le client à comprendre comment son propre comportement a pu susciter l'infidélité de sa partenaire de façon à ce qu'il puisse modifier son comportement futur. Ce n'est pas en blâmant l'autre que le délinquant évitera des difficultés dans l'avenir. En effet, l'éloignement affectif du délinquant, son incapacité à communiquer convenablement, son attitude secréte et sa propre infidélité peuvent avoir influencé le manque de loyauté subséquent de sa partenaire.

On utilise la technique du jeu de rôles pour aider les délinquants à acquérir les habiletés nécessaires pour nouer et entretenir des relations. Ces habiletés incluent le choix de partenaires convenables, la capacité de converser, la retenue nécessaire pour ne pas se lancer brusquement dans des relations, l'ouverture de soi, la capacité de résoudre des conflits, l'expression des sentiments et la capacité de communiquer et d'écouter. Les autres aspects que l'on vise parce qu'ils nuisent aux relations sont la croyance dans le « coup de foudre » et l'opinion selon laquelle des désaccords entre les partenaires sont catastrophiques pour une relation.

Enfin, on discute de l'isolement par rapport à la « peur » d'être seul. Le thérapeute souligne les conséquences irrationnelles et autodestructives de cette peur. On invite les délinquants à énumérer les avantages d'être seul et les raisons qui distinguent la solitude de l'isolement. En découvrant les joies de la solitude, les délinquants peuvent entretenir des relations qui enrichissent leur vie plutôt que de combler le vide qu'ils connaissent lorsqu'ils ne sont pas dans une relation.

FANTASMES DÉVIANTS

Comme nous l'avons déjà signalé, une des principales cibles des programmes de traitement antérieurs était les préférences sexuelles déviantes. On supposait que les délinquants sexuels préféraient des actes sexuels déviants (relations sexuelles non consensuelles ou relations sexuelles avec un enfant) à d'autres formes de comportement sexuel. Vus sous cet angle, les actes consensuels avec un adulte étaient considérés comme une réaction de remplacement ou de « camouflage » venant se substituer aux actes déviants préférés. Mais il est peu probable que des préférences soient fixes et invariables. Rien en effet ne permet de croire que les délinquants sexuels ne trouvent pas du plaisir dans divers actes sexuels. En effet, la plupart des délinquants sexuels se livrent à des comportements sexuels normaux beaucoup plus souvent qu'à des actes déviants de sorte qu'il semble peu probable qu'ils préférent en fait ceux-ci. Le comportement sexuel déviant traduirait une recherche de nouveauté ou simplement le fait que l'individu a profité d'une occasion et s'est livré à un comportement qui en d'autre temps aurait été au bas de sa liste de préférences.

Les fantasmes peuvent répondre à une foule de besoins chez le délinquant sexuel. Outre les aspects purement sexuels, les thémes des fantasmes déviants sont souvent le pouvoir et le contrôle, l'agression et le besoin d'humilier, ainsi que le besoin d'être admiré et respecté. Ces caractéristiques des fantasmes déviants et le fait qu'ils consistent en des expériences entiérement privées les rendent particuliérement attrayants et font qu'il est souvent difficile pour le délinquant d'y résister. Au cours du traitement, on apprend donc aux délinquants sexuels des techniques pour réduire la fréquence et l'attraction de ces fantasmes.

Les deux principales méthodes employées pour cette composante sont la sensibilisation cachée et le reconditionnement masturbatoire. La sensibilisation cachée vise principalement à placer les conséquences désagréables de l'infraction sexuelle au coeur des préoccupations du délinquant aux premiéres étapes de la chaîne d'incidents menant à l'infraction. Ainsi, on espére qu'un violeur prendra le temps d'examiner les conséquences négatives de l'infraction avant de commencer sa recherche d'une victime. Il s'agit, en associant constamment les répercussions négatives de l'infraction aux premiéres étapes de la chaîne des comportements déviants, de faire perdre aux activités inacceptables leur attrait et par conséquent de réduire l'intensité et la fréquence des pensées déviantes.

Chaque délinquant est invité à écrire sur des fiches une description de trois fantasmes déviants. Une des trois descriptions doit porter sur l'enchaînement complet des incidents réels ou typiques menant à l'infraction (allant des premiéres intentions de commettre un crime à la perpétration de celui-ci). Au verso de la fiche, les délinquants doivent énumérer toutes les conséquences négatives possibles de leur infraction. Ils doivent lire la séquence d'incidents puis les conséquences au moins trois fois par jour. Au fur et à mesure que le traitement progresse, les délinquants doivent commencer à faire la lecture des conséquences négatives à un stade antérieur du fantasme ou de la chaîne d'incidents menant à l'infraction. Aprés avoir lu la fiche (c.‑à‑d., la chaîne d'incidents et les conséquences), les délinquants doivent imaginer une réaction positive et prosociale de rechange, par exemple la participation à une activité agréable (mais non pas nécessairement sexuelle).

Le reconditionnement masturbatoire combine la thérapie par masturbation dirigée et le traitement par satiété. Il s'agit d'augmenter la fréquence des fantasmes convenables en les associant à une autostimulation sexuelle. Au début, le client et le thérapeute générent un ensemble de fantasmes avec un ou une partenaire (selon l'orientation sexuelle du délinquant). Les délinquants doivent se masturber jusqu'à l'orgasme en ayant à l'esprit des fantasmes sexuels convenables. S'il a de la difficulté à être stimulé ou si sa stimulation commence à diminuer, le client doit avoir recours à des fantasmes déviants pour rétablir sa stimulation. Une fois parvenu à un état de stimulation, il doit revenir à des fantasmes convenables. Comme, aprés l'orgasme, l'homme réagit assez peu à une stimulation sexuelle, aprés l'éjaculation, les clients doivent cesser de se masturber et répéter à haute voix toutes les variations de leurs fantasmes déviants auxquelles ils peuvent songer pendant une dizaine de minutes. Il s'agit d'amener les délinquants à associer des fantasmes déviants à un état de non-stimulation sexuelle afin de réduire l'attrait que peuvent avoir des pensées déviantes.

Certains clients affirment que ces techniques ne sont pas efficaces pour eux. Ils disent succomber à leurs pensées déviantes et ne pouvoir s'empêcher de se masturber en ayant ces pensées. Cela signifie qu'ils ne peuvent presque pas résister au désir de récidiver. Il faut les aiguiller vers un psychiatre qui peut leur administrer un médicament antiandrogéne ou anticompulsif. Il ne faut toutefois pas oublier que ces médicaments doivent être utilisés comme supplément plutôt que comme remplacement à un programme cognitivo-comportemental complet, autrement le client risque de ne pas apprendre à contrôler son comportement. Le client doit en définitive acquérir l'habileté voulue pour réduire la dose des médicaments prescrits et cesser de les prendre.

D'autres clients, tout en n'étant pas submergés par leurs pensées déviantes, ne peuvent ou ne veulent néanmoins pas utiliser la sensibilisation cachée ou le reconditionnement masturbatoire parce qu'ils trouvent ces méthodes humiliantes ou avilissantes. Bien qu'on réussisse ordinairement à les convaincre et bien que le thérapeute ne doive pas toujours se plier à leur résistance, il peut être préférable de ne pas utiliser des méthodes qui aliénent les clients. Nous avons en fait la preuve que les autres éléments de notre programme de traitement suffisent dans bien des cas à éliminer des désirs et pensées déviants, et au moins deux éminents sexothérapeutes (Drs Gene Abel et William Pithers) sont aboutis à de résultats analogues. Pour la plupart des délinquants, il peut donc être inutile d'axer le traitement sur les fantasmes déviants, et cette façon de procéder peut être recommandée dans le cas des délinquants autochtones.

PRÉVENTION DES RECHUTES

La section sur la prévention des rechutes constitue la derniére composante du traitement axé explicitement sur l'infraction. Bien que les programmes varient quant à leur intensité, leur durée et le temps consacré à cette composante, la structure fondamentale se ressemble d'un programme à l'autre. Dans certains programmes, on consacre beaucoup de temps à apprendre aux clients le « jargon » de la prévention des rechutes, mais il semble préférable de ne pas employer une terminologie technique et d'utiliser à la place des expressions courantes.

Aprés que les délinquants ont opéré les changements favorisés par les composantes antérieures du programme de traitement, on utilise la composante axée sur la prévention des rechutes pour intégrer toutes ces habiletés en un plan d'autogestion. Il s'agit de créer un ensemble de plans qui aident à maintenir aprés le traitement les améliorations produites.

En un premier temps, on demande au client de rédiger une autobiographie. Il est en fait préférable de commencer à le faire peu aprés le début du traitement puisqu'il faudra apporter des modifications répétées. De plus, l'autobiographie rédigée au début du traitement aide le thérapeute à mieux comprendre chaque délinquant, ce qui lui permet de l'aider plus efficacement. Cet exercice améne le délinquant à examiner son passé comme il ne l'a jamais fait. L'autobiographie facilite les procédés nécessaires pour établir la chaîne d'incidents menant à l'infraction.

Cette chaîne inclut les facteurs contextuels, les processus cognitifs et les séquences d'actions qui diminuent les contrôles sociaux et amorcent les étapes qui aboutiront à l'infraction. Les facteurs contextuels sont les éléments qui placent le délinquant dans un état d'esprit ou un état affectif qui augmente la probabilité qu'il mettra en application un plan en vue de commettre une infraction ou qu'il profitera d'une occasion de le faire dont il n'aurait peut-être pas autrement tenu compte. Comme exemples de facteurs contextuels, signalons des expériences troublantes dans l'enfance, des mauvais choix de mode de vie, une détresse émotive, des difficultés dans des relations, la toxicomanie et diverses sources de stress. Les clients doivent cerner les attitudes, croyances, déformations cognitives et pensées et fantasmes déviants procriminels qui, à leur avis, font déclencher la série d'actes qui aboutiront à une infraction.

Cette série d'actes peut inclure la recherche d'une victime (p. ex., circuler en voiture sans but précis ou fréquenter des salles de jeux électroniques ou des terrains de jeux) ou les mesures prises par le délinquant pour soigner une victime et manipuler d'autres personnes afin de créer une occasion de commettre une infraction. Il ne faut pas oublier que le délinquant ne reconnaît pas la nature véritable d'un grand nombre de ces séries d'actes. Il prétendra peut-être qu'il ne recherchait pas une victime, par exemple, lorsqu'il circulait en voiture sans but précis; la victime, dira-t-il, s'est trouvée simplement sur son chemin. Cette version de la série d'actes menant à l'infraction peut être simplement une fausseté délibérée mais, trop souvent, elle représente une tentative, de la part du délinquant, de se mentir à lui-même. Lorsqu'un délinquant amorce une série de comportements menant à une infraction, il entre typiquement dans un état qu'on appelle celui de la déconstruction cognitive. Les personnes qui sont dans cet état se concentrent uniquement sur les étapes immédiates d'une série de comportements et ne songent aucunement aux résultats ou aux conséquences ultimes de ces comportements. Cette vue de la réalité permet aux délinquants sexuels de considérer l'infraction comme quelque chose qui est « tout simplement arrivé » et de ne pas assumer la responsabilité d'avoir planifié l'infraction. Les délinquants sexuels semblent penser que s'ils avouent avoir planifié l'infraction, ils apparaîtront (aux autres et à eux-mêmes) plus déviants que si l'infraction s'est « tout simplement produite ». Toutefois, cette vision des choses non seulement empêche toute possibilité de changement, elle améne la plupart des gens à considérer le délinquant comme plus dangereux qu'il ne l'est réellement puisqu'il semble être une personne incapable de maîtriser son comportement.

Aprés avoir noté par écrit la série d'incidents menant à l'infraction, le délinquant la lit aux autres membres du groupe qui proposeront des améliorations possibles. Il modifie la série d'incidents en tenant compte des commentaires exprimés jusqu'à ce que tous les membres du groupe la jugent satisfaisante. Il faut ordinairement plusieurs révisions avant de produire une description satisfaisante.

Le plan de prévention des rechutes est produit à partir de la série d'incidents menant à l'infraction. Le client cerne les facteurs (tant les facteurs contextuels que les occasions) qui constituent des risques importants de récidive. Il crée ensuite une liste de stratégies pour faire face à chacun de ces facteurs de risque. Il doit expliquer comment il évitera dans l'avenir les situations à risque élevé et comment il y fera face si elles surviennent inopinément. Il est aussi recommandé de produire des stratégies de rechange au cas où il serait impossible de prendre les mesures initialement prévues. Le client décrit également la maniére dont il réagira à des attitudes ou fantasmes procriminels qui peuvent surgir dans l'avenir. On rappelle d'ailleurs aux délinquants qu'il est fort probable qu'ils connaissent dans l'avenir des pensées ou désirs déviants surtout s'ils sont dans un état de stress ou qu'ils vivent des états affectifs négatifs. Ils doivent par conséquent se préparer à faire face à ces situations inévitables et ne doivent pas les considérer comme un signe d'échec du traitement. Il faut leur rappeler qu'ils doivent s'attendre à avoir occasionnellement des pensées déviantes et qu'ils doivent alors se féliciter de l'absence relative de pensées de ce genre depuis la fin du traitement et en profiter pour analyser la situation afin de déterminer ce qui a pu faire surgir ces pensées.

Comme derniére étape, le client est invité à produire deux listes de signes précurseurs. Une liste servira à le sensibiliser aux signes d'un accroissement de son risque de récidive (p. ex., fantasmes, pensées ou désirs déviants, état de dépression ou baisse de l'amour-propre) tandis que l'autre liste servira à signaler aux membres de son groupe de soutien qu'il retombe dans un mode de vie dangereux (p. ex., s'éloigner des membres de sa famille, boire).

On conseille d'étayer la gestion interne que permet d'acquérir les méthodes de prévention des rechutes décrites ci-dessus d'un systéme de gestion externe. Cette gestion externe englobe la surveillance du délinquant par des personnes qui ont accepté de le surveiller ou qui connaissent ses plans de prévention des rechutes. Durant le traitement, le thérapeute doit aider le délinquant à cerner un groupe de soutien qui peut l'aider dans cette démarche. Le groupe de soutien peut comprendre le conjoint, des membres de la famille, des amis intimes, des employeurs ou des agents de libération conditionnelle ou de probation. Tous les membres du groupe de soutien doivent recevoir une copie du dossier de prévention des rechutes (série d'incidents menant à l'infraction, plans de prévention des rechutes et signes précurseurs) et des recommandations sur les maniéres de restreindre le comportement du délinquant. Cet élément du plan de prévention des rechutes vise à accroître l'efficience de la surveillance, à créer un réseau pour aider les agents de libération conditionnelle et de probation surchargés et à créer une relation de collaboration entre les membres de la famille du délinquant, ses amis et la collectivité.

RÉSUMÉ DU TRAITEMENT

Voilà donc les éléments jugés indispensables à l'exécution d'un traitement efficace auprés des délinquants sexuels. Comme nous l'avons déjà signalé, il faut aussi s'occuper dans le cadre d'un programme efficace à l'intention de ces clients d'autres aspects (liés à l'infraction). On peut par exemple inclure dans un programme des stratégies pour aider le délinquant à affronter sa propre victimisation, sa colére, ses problémes d'alcool ou de drogues ou d'autres problémes liés à son comportement criminel. Il faut toutefois rappeler que le but du traitement n'est pas nécessairement de régler tous les problémes que le délinquant connaît. Il s'agit plutôt d'empêcher de nouvelles agressions sexuelles. Il est toutefois certain que plus la personne réussit à sauvegarder son intégrité, plus elle sera capable d'éviter une récidive. L'avantage important qu'offrent les programmes autochtones traditionnels de guérison est qu'ils visent à redonner à la personne son intégrité et à faciliter ainsi sa réinsertion dans une collectivité qui l'appuie.

Certains des ouvrages inclus dans la bibliographie décrivent des maniéres d'aborder certaines des questions liées à l'infraction, mais pour un grand nombre des méthodes recommandées, le lecteur devra consulter des ouvrages plus spécialisés (aucun des livres sur le traitement des délinquants sexuels ne décrit par exemple des programmes de traitement de l'alcoolisme).

APPLICATION AUX DÉLINQUANTS AUTOCHTONES

Il est évident que les programmes que nous venons de décrire, qui ont été élaborés à l'intention de délinquants d'ascendance européenne, doivent être adaptés au mode de vie autochtone et intégrés aux aspects culturels de celui-ci, mais trop souvent, des thérapeutes non autochtones ont tout simplement tenté d'appliquer ces programmes directement aux délinquants autochtones. Il n'y a pas si longtemps, par exemple, les programmes de traitement des délinquants sexuels utilisés dans les pénitenciers canadiens étaient appliqués à tous les délinquants, indépendamment de leur origine culturelle ou ethnique. Corrections Canada s'emploie actuellement à remédier à ce probléme en appliquant des programmes pilotes propres aux Autochtones; une des composantes de la démarche axée sur le mode de vie est un programme pour délinquants sexuels qui est intégré au programme général.

Parce que la plupart des collectivités autochtones sont relativement petites et assez intégrées, on peut fort heureusement appliquer le traitement non seulement dans le cadre des démarches traditionnelles mais aussi dans le contexte de la collectivité tout entiére. Ces caractéristiques des collectivités autochtone permettent également de déjudiciariser les délinquants pour les placer dans leur collectivité, où l'on peut plus facilement surveiller leur comportement afin de réduire le risque de récidive que dans les collectivités non autochtones; cette façon de procéder s'inscrit dans la démarche de guérison traditionnelle.

Nous avons lu attentivement la description des programmes de traitement offerts par la bande indienne de Hollow Water et la Native Clan Organization, à Winnipeg. Dans la plupart des domaines, ces programmes incluent essentiellement les démarches que nous avons présentées comme des méthodes modernes de traitement des délinquants non autochtones, mais dans un contexte adapté à la culture traditionnelle. Ces deux programmes traduisent une intégration exemplaire aux démarches traditionnelles de ce que nous avons appris au fil des ans auprés des délinquants non autochtones. Les responsables du programme offert à Winnipeg ont toutefois noté certaines caractéristiques particuliéres des délinquants autochtones auxquelles il faut s'attacher pour le traitement et l'évaluation. Ils ont par exemple observé que les délinquants autochtones présentaient plus fréquemment des problémes d'abandon, de déplacement et de racisme et qu'ils connaissaient des difficultés sur le plan de l'identité personnelle. On constate notamment parmi les délinquants autochtones plus de cas de mauvais traitement infligés dans l'enfance par des adultes (surtout dans les écoles résidentielles) et la présence presque universelle de problémes d'alcool, de drogues et de pauvreté. Les délinquants autochtones qui participent au programme de Winnipeg ont des antécédents plus garnis en ce qui concerne d'autres activités criminelles, et leurs infractions comportent plus de violence que celles des délinquants non autochtones de Winnipeg. Il se peut toutefois que certaines de ces caractéristiques soient liées à la nature même du groupe de délinquants qui sont traités par la Native Clan Organization; ces derniers sont en effet largement des citadins ou des personnes qui habitent en périphérie de la ville. Les Autochtones qui habitent en milieu urbain ou en périphérie de la ville risquent beaucoup plus d'être victimes de racisme et d'autres formes de rejet par les groupes dominants et ils sont moins intégrés à la collectivité que les Autochtones qui habitent dans des réserves éloignées. Dans le programme de la Native Clan Organization, on fait d'ailleurs la distinction entre les délinquants sexuels selon leur niveau d'acculturation dans la société dominante, ce qui semble indiquer que les méthodes de traitement doivent peut-être varier en fonction du degré d'acculturation. Il existe toutefois clairement des différences entre les délinquants autochtones et les délinquants non autochtones dont il faut tenir compte dans un programme de traitement.

Le programme de la Native Clan Organization se rapproche davantage de la méthode employée auprés des délinquants non autochtones tandis que celui de Hollow Water est d'orientation plus traditionnelle. Cela ne refléte toutefois pas nécessairement une divergence d'opinions quant à la maniére d'aborder le traitement des délinquants autochtones. Comme nous l'avons déjà signalé, le programme de Winnipeg est appliqué dans un milieu urbain essentiellement non autochtone où la plupart des délinquants demeureront. Ces citadins devront nécessairement fonctionner dans une collectivité non autochtone et doivent, dans une certaine mesure du moins, être intégrés dans cette collectivité. Dans les collectivités qui sont plus exclusivement autochtones, il est préférable d'utiliser la méthode traditionnelle.

Nous ne voulons pas laisser entendre, par ces commentaires, que les objectifs des programmes non autochtones ne s'appliquent pas aux délinquants autochtones. Jusqu'à indication claire du contraire, il semble raisonnable de penser que le traitement doit viser les mêmes buts. C'est uniquement la méthode de traitement qu'il faut modifier pour l'adapter aux délinquants autochtones.

L'avantage réel du programme de Hollow Water est qu'il s'agit d'une démarche holistique dans le sens où le traitement du délinquant est intégré et englobe la victime, les familles et la collectivité tout entiére. Cela n'est toutefois possible que dans une petite collectivité, mais la tradition, dans les programmes de traitement des agresseurs sexuels non autochtones, a toujours été de séparer les délinquants et les victimes et de laisser largement pour compte la réinsertion sociale. En fait, la plupart des collectivités non autochtones s'opposent à la réinsertion sociale des délinquants sexuels; peut-être que dans ce cas, les non-Autochtones pourraient s'inspirer des méthodes autochtones plutôt que l'inverse, comme c'est traditionnellement le cas. Nous avons bon espoir que les programmes autochtones, du moins les programmes comme ceux de Hollow Water et de la Native Clan Organization, constitueront un moyen efficace d'intervenir face au probléme de l'agression sexuelle, probléme nous vient largement de l'époque où les Européens ont subjugué tous les aspects de la vie autochtone. S'il est une leçon que nos erreurs passées nous ont permis de tirer, c'est certes, espérons-nous, que les Autochtones doivent déterminer leur destinée et régler leurs propres problémes. Nous devrions d'ailleurs avoir le bon sens de tirer des enseignements des méthodes autochtones. Leur façon de s'occuper des délinquants de toutes sortes peut certes nous en apprendre autant que ce que nous pouvons leur montrer.

ANNEXE : INSTRUMENTS D'ÉVALUATION

PROBLÈMES SEXUELS

Sex Anxiety Inventory - L. H. Janda. Development of a sex anxiety inventory, Journal of Consulting and Clinical Psychology, 48, p. 169-175, 1980.

Clarke Sex History Questionaire - R. Langevin et coll. Clarke Sex History Questionaire for Males Manual, Oakville (Ontario), Juniper Press, 1990.

Multiphasic Sex Inventory - Dr. Nichols, 437 Bowes Drive, Tacoma, Washington, USA 98466

Sexual Interest Card Sort - Dr. G. Abel, Behaviour Medicine Institute, Atlanta, Georgia, USA 30327-4101

PENSÉE FAUSSÉE

Cognitive Disortions Scale - Dr. G. Abel, Behaviour Medicine Institute, Atlanta, Georgia, USA 30327-4101

Bumby Cognitive Distortions Scale - Dr. K. Bumby, Fulton State Hospital, Mail Stop 300, 600 East 5th Street, Fulton, Missouri, USA 65251-1798

ATTITUDES

Attitudes Toward Women Scale - J. T. Spence et R. L. Helmreich. The Attitudes Toward Women Scale: An objective instrument to measure attitudes toward the rights and roles of women in contemporary society. Psychological Documents, 2, p. 153, 1972.

Questionnaire sur les attitudes face à la sexualité de Hanson, Direction générale des affaires correctionnelles, Secrétariat du ministére du Solliciteur général du Canada, 340, avenue Laurier ouest, Ottawa, K1A 0P8.

Rape Myth Acceptance Scale - M. R. Burt. Cultural myths and support for rape, Journal of Personality and Social Psychology, 38, p. 217-230, 1980.

EMPATHIE

Rape Victim Empathy Scale and The Child Molester Victim Empathy Scale - Yolanda Fernandez, Département de psychologie, Université Queen's, Kingston (Ontario) K7L 3N6.

Interpersonal Reactivity Index - M. Davis. A multidimensional appoach to individual differences in empathy, JSAS Catalog of Selected Documents in Psychology, 10, p. 85, 1980.

ESTIME DE SOI

Rosenburg Self-Esteem Scale - M. Rosenburg. Society and the adolescent self-image, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1965.

Social Self-esteem Inventory - J. S. Lawson, W. L. Marshall et P. McGrath. The Social Self-esteem Inventory, Educational and Psychological Measurement, 39, p. 803-811, 1979.

COLÈRE/HOSTILITÉ

Buss-Durkee Hostility Inventory - A. Buss et A. Durkee. An inventory for assessing different kinds of hostility, Journal of Consulting Psychology, 21, p. 343-349, 1957.

State-Trait Anger Expression Inventory - Psychological Assessment Resources, P.O. Box 998, Odessa, Florida, USA 33556

Hostility Towards Women Scale - J. Check, Département de psychologie, Université York, 4700 rue Keele, North York (Ontario) M3J 1P3.

DÉPRESSION/ANGOISSE

Beck Depression Inventory - The Psychological Corporation, P.O. Box 839954, San Antonio, Texas, USA

Fear of Negative Evaluation Scale and Social Avoidance and Distress Scale - D. Watson et R. Friend. Measurement of Social-evaluative anxiety, Journal of Consulting and Clinical Psychology, 33, p. 448-457, 1969.

TOXICOMANIE

Michigan Alcoholism Screening Test - M. L. Selzer. The Michigan Alcoholsim Screening Test: The quest for a new diagnostic instrument, American Journal of Psychiatry, 127, p. 1653-1658, 1971.

Drug Abuse Screening Test - H. A. Skinner. The Drug Abuse Screening Test, Addictive Behaviour, 7, p. 363-371, 1982.

ANTÉCÉDENTS FAMILIAUX

Clarke Parent Child Relations Questionaire - Dr. R. Langevin, Juniper Psychological Services and Publications, Dundas Kipling Centre, Suite 200, 5353, rue Dundas ouest, Etobicoke (Ontario) M9B 6H8.

RELATIONS

Relationship Questionaire - K. Bartholomew et L. M. Horowitz. Attachment styles among young adults: A test of a four-category model, Journal of Personality and Social Psychology, 61, p. 226-244, 1991.

Miller's Intimacy Scale - R. S. Miller et H. M. Lefcourt. The assessment of social intimacy, Journal of Personality Assessment, 46, p. 514-518, 1982.

UCLA Loneliness Scale - D. Russell, L. A. Peplau et C. A. Cutrona. The Revised UCLA Loneliness Scale, Journal of Personality and Social Psychology, 39, p. 472-480, 1980.

SOCIABILITÉ

Rathus Assertiveness Scale - S. A. Rathus. A 30-item schedule for assessing assertive behavior, Behavior Therapy, 4, p. 398-406, 1973.

PERSONNALITÉ

Minnesota Multiphasic Personality Inventory - J. R. Graham. MMPI-2: Assessing personality and psychopathology, New York, Oxford University Press, 1993.

LECTURES CONSEILLÉES

Barbaree, H. E., Marshall, W. L. et Hudson, S. M. The juvenile sex offenders, New York, Guilford Press, 1993.

Finkelhor, D. Child sexual abuse: New theory and research, New York, Free Press, 1984.

Laws, D. R. Relapse prevention with sex offenders, New York, Guilford Press, 1989.

Maletzky, B. Treating the sexual offender, Newbury Park, CA, Sage Publications, 1991.

Marshall, W. L., Laws, D. R. et Barbaree, H. E. Handbook of sexual assault: Issues, theories, and treatment of the offender, New York, Plenum Press, 1990.

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Salter, A. C. Treating child sex offenders and victims: A practical guide, Newbury Park, CA, Sage Publications, 1988.

Le Cercle de la victime

Agression sexuelle et traumatisme dans une collectivité ojibwa

Le Cercle de la victime
Description de l'image

Le diagramme ci-dessus consiste en quatre cercles qui s'entrecroisent pour illustrer visuellement les liens entre les différents groupes qu'ils représentent, ainsi que la façon dont ces groupes sont reliés les uns aux autres. Le cercle coloré dans la partie inférieure du diagramme est le Cercle de la victime, et le chapitre qui suit décrit le traumatisme de la victime dans la collectivité.

par Christine Sivell‑Ferri

INTRODUCTION

Dans la société canadienne, les cas de violence et d'agression ne sont pas exceptionnels, pas plus d'ailleurs que ne l'est la violence sexuelle à l'égard des enfants, dans la collectivité de Hollow Water. On reconnaît généralement qu'environ une fille sur cinq et vraisemblablement un garçon sur dix sont victimes de violence sexuelle, tout en admettant que les garçons dénoncent leur agresseur moins fréquemment que les filles, de sorte que les statistiques à leur sujet pourraient bien être en deçà de la réalité.Note de bas de page 88 En 1994, l'équipe du Hollow Water Community Holistic Circle Healing (CHCH) estimait que trois membres sur quatre de la collectivité de Hollow Water avaient été victimes de violence sexuelle et qu'une personne sur trois avait déjà agi comme agresseur.Note de bas de page 89

Tant au Canada qu'à Hollow Water, les gens vivent dans une culture où ils sont trés peu sensibilisés au traumatisme que subissent les victimes d'agression sexuelle. Dans toutes les collectivités, les gens ont tendance à nier l'existence et l'ampleur de la violence. En outre il faut composer avec le fait que, non seulement à Hollow Water mais partout au Canada, le traumatisme de l'agression sexuelle peut être aggravé par les systémes mêmes qui sont censés porter assistance aux victimes. Au cours de la derniére décennie, Hollow Water a pris de l'avance sur les autres collectivités canadiennes en prévenant la récidive et en élaborant des approches qui visent à soutenir et à guérir les victimes plutôt qu'à amplifier les problémes que cause la violence sexuelle.

Le présent document fait un tour d'horizon des étapes que suivent les victimes pour résoudre le probléme de la victimisation, tant dans le cadre des systémes thérapeutiques occidentaux que selon l'approche du Community Holistic Circle Healing (CHCH). Le document se subdivise en trois sections :

  1. La victimisation
    • Le processus de victimisation et l'escalade possible de la victimisation initiale est expliqué.
  2. Les effets de l'agression sexuelle sur les personnes et les collectivités
    • les effets de la victimisation des personnes exposées à la violence sexuelle font l'objet d'échanges de vues qui touchent également à la nature du traumatisme psychologique, à ses grandes caractéristiques et à ses symptômes; ces symptômes sont en fait un mécanisme de défense contre la douleur née de la violence sexuelle;
    • l'impact ou l'incidence de la victimisation sur la collectivité est discuté;
    • l'impact de la victimisation à Hollow Water, collectivité autochtone, est exploré.
  3. La guérison
    • Cette partie présente la façon dont les systémes psychiatriques occidentaux conceptualisent la guérison et le traitement des victimes. Vient ensuite le point de vue du CHCH, suivi d'une description des principales différences et similarités entre les deux approches.

Partie 1 : La victimisation

L'ACTE DE NOMMER

Quand j'étais enfant, comment aurais‑je pu en parler? Même si je n'avais pas été paralysée par la terreur je n'aurais pas trouvé les mots. Personne ne m'avait prévenue contre la violence sexuelle et les choses que me faisait mon oncle concernaient des parties de mon corps qu'on m'avait appris à ne jamais nommer dans la bonne société.
Survivante Note de bas de page 90

Pour survivre, la violence sexuelle a besoin du silence, du secret et de la peur. L'ignorance est le catalyseur qui permet à ces conditions d'être réunies et d'agir. Le fait de nommer les choses, de trouver les mots et d'articuler les concepts aide les victimes à se faire entendre. Le langage donne du pouvoir.

Le sens des termes qui décrivent le rôle des protagonistes de la violence ou de l'agression sexuelle doit être précisé : victime, survivant, client, agresseur, délinquant, auteur d'actes de violence. Le terme survivant est porteur d'espoir, mais il ne devrait pas faire oublier la tristesse ressentie quand on pense au nombre infini de victimes – toutes celles et tous ceux qui sont morts par le crime, les mauvais traitements, la violence, la négligence ou le suicide. Leur absence est en soi un appel au changement.

Mais il existe aussi un grand nombre de victimes qui, tout en ayant survécu, continuent à porter le fardeau de la honte. En fait, elles supportent la honte et le blâme qui revient de droit à leur agresseur. Manquant de perspectives, les victimes ne reconnaissent pas les caractéristiques de la victimisation et n'ont pas encore trouvé la puissance de la voix.

Les termes délinquant, agresseur et auteur d'actes de violence sont utilisés ici de façon interchangeable. On reconnaît aussi que les agresseurs peuvent eux‑mêmes être d'anciennes victimes. Toutefois, cette troublante interpénétration des rôles de victime et d'agresseur n'excuse ni n'exonére l'offense. Cette sorte de double identité, pour ainsi dire, ne suffit certes pas à justifier la souffrance infligée à la victime. Ce n'est qu'un point de départ sur la voie qui méne à la compréhension. La responsabilité est dans le camp de l'agresseur, mais la guérison est l'affaire de chacun.

LE PROCESSUS

Sgroi propose cinq étapes, dans le processus d'agression sexuelle d'un enfant : 1) la séduction; 2) l'interaction sexuelle; 3) la dissimulation; 4) la dénonciation; 5) la répression. Au cours de la premiére étape du processus de victimisation, les actes perpétrés par le délinquant affectent directement et immédiatement la personne ou le groupe de personnes visé; l'agresseur a choisi sa victime. Pour qu'il y ait infraction, deux conditions doivent être rassemblées : l'accés et l'occasion. Le plus souvent, l'enfant est connu de son agresseur, même si les agressions sexuelles perpétrées par des inconnus sont les plus largement diffusées. L'agresseur crée l'occasion ou prend avantage de la confiance qu'il inspire à la victime. Cet acte qui crée la victime n'est que la toute premiére étape de la victimisation et le début d'un long processus.

Au cours des deuxiéme et troisiéme étapes, l'agresseur utilise toute la panoplie des moyens de pression et de coercition dont il dispose – menaces, promesses, cadeaux ou manifestations de force – pour avoir libre accés à la sexualité de l'enfant et pour assurer le secret.Note de bas de page 91 Il reste vrai, aujourd'hui, que la grande majorité des agressions sexuelles contre des enfants n'atteignent jamais la quatriéme étape, celle de la dénonciation. Lorsque celle‑ci se produit, qu'elle soit accidentelle ou intentionnelle, il se peut que la victime subisse de nombreuses pressions et soit forcée de se rétracter. La cinquiéme phase, celle de la répression, commence. Il peut y avoir un certain nombre de tentatives visant à blâmer la victime ou à excuser son agresseur.

Ainsi, la victimisation peut se poursuivre et s'amplifier bien aprés l'agression. Il peut y avoir des tentatives ouvertes de répression, mais les dommages causés au début du processus peuvent être, de façon plus subtile, amplifiés par les réactions de la famille, les attitudes et les méthodes du personnel médical et judiciaire, le portrait que font les médias de la sexualité et les attitudes sociales. Famille, collectivité et société peuvent faire pencher la balance du côté de la victimisation ou du côté du soulagement et de la guérison.

LE RENFORCEMENT DE LA VICTIMISATION

LES FAMILLES

Les réactions d'empathie, de compréhension et de soutien visant à soulager le traumatisme de la violence sexuelle ne viennent pas nécessairement de ceux et celles qui sont les plus proches de la victime. La famille peut favoriser la dénonciation et encourager la victime ou, au contraire, s'efforcer d'empêcher la divulgation et, par conséquent, renforcer la victimisation de l'enfant.

On peut se demander pourquoi les familles hésitent à aider les victimes de la violence ou de l'agression sexuelle ou s'en jugent incapables. Les motifs ne manquent pas. Les attitudes ambiguës qu'affiche la société à l'endroit de la sexualité ne constituent qu'une explication partielle. Une conception archaïque des rôles de l'homme et de la femme peut faire croire à la victime que les actes de violence sexuelle dont elle a été victime sont sans gravité pourvu qu'elle ait réussi à préserver sa virginité ou que le secret doit être gardé pour ne pas compromettre la réputation respectable de la famille.

Par ailleurs, si la famille a tendance à nier la victimisation, c'est souvent par manque de connaissance du développement de l'enfant. On a tendance à croire que l'enfant oubliera, tout simplement, ou encore que les effets néfastes du traumatisme s'estomperont au fil du temps. C'est parce que la société tout entiére a nié le caractére généralisé de la violence sexuelle qu'un niveau élevé d'ignorance et d'attitudes nuisibles persiste davantage que dans d'autres secteurs moins occultés de l'activité humaine. De nombreuses familles ignorent comment aider les victimes et elles ne comprennent pas les effets néfastes de leurs interventions. Dans d'autres familles, les révélations de l'enfant placent les membres en face de leur propre victimisation. Incapables d'affronter leur propre passé et leur vulnérabilité, ils ont tendance à occulter ou à nier la victimisation de l'enfant.

À Hollow Water, la fréquentation obligatoire du pensionnat local et les abus généralisés de ce systéme durant plus de quatre générations ont privé de nombreuses familles d'une véritable vie familiale ou des ingrédients d'une sexualité saine. Cela signifie que la majorité des familles n'ont jamais connu de base stable sur laquelle ses membres auraient pu s'appuyer pour s'épanouir. Si le cycle des actes de violence et de la vulnérabilité commençait au pensionnat, il n'y avait plus aucun recours pour ces enfants, pas plus qu'il ne restait d'ailleurs de famille à qui faire appel.

LE SYSTÈME JUDICIAIRE

Un systéme judiciaire accusatoire est, de toute évidence, un environnement hostile. Il est organisé comme un champ de bataille où stratégies de négociation agressives et affrontements psychologiques remplacent le recours à la force physique.Note de bas de page 92
Judith Herman

Nos enfants et la société tout entiére ne peuvent plus payer le prix que réclame le systéme judiciaire pour faire régner la justice dans notre collectivité.Note de bas de page 93

Le systéme judiciaire et le systéme de justice pénale des collectivités canadiennes non autochtones se sont développés à partir de prémisses conçues pour protéger les hommes de la puissance supérieure de l'État. Toutefois, l'ordre juridique issu du droit européen n'était pas conçu pour protéger les femmes et les enfants de la puissance supérieure des hommes. Le systéme de justice pénale veille à ce que des mécanismes efficaces protégent les droits des accusés alors que l'État intervient au nom de la victime pour protéger les droits de celle‑ci.

En pratique, cette situation peut s'avérer trés dommageable. Le tribunal est conçu comme un lieu adversatif, un lieu d'argumentation agressive, et non comme un endroit sûr où les victimes, particuliérement les enfants, peuvent confronter leur agresseur et commencer à traiter leur victimisation.

Une telle construction juridique n'est pas sans faiblesse, notamment à l'égard des enfants. Les provinces et les territoires ont des lois qui fixent l'âge de la nubilité. Aucun enfant, en deçà de cet âge, n'est présumé capable de consentir à l'acte sexuel en connaissance de cause. Il est illégal d'avoir des relations sexuelles avec un enfant, puisque l'enfant n'est pas à égalité, qu'il a moins de pouvoir, et que les répercussions pleines et entiéres d'un tel acte dépassent son entendement. Pourtant, dans une cour de justice, ce même systéme peut voir l'enfant comme une personne à part entiére, égale à l'adulte. Pour qu'on puisse considérer les enfants comme des témoins crédibles, on s'attend souvent à ce qu'ils pensent, raisonnent et se souviennent des événements comme des adultes. Le seul fait d'amener un enfant à la barre l'oblige, à plus d'un point de vue, à participer à un processus qui renforce la victimisation.

Le CHCH a cerné d'autres éléments qui contribuent à faire du systéme judiciaire un catalyseur de la victimisation :

L'usage que fait le systéme judiciaire de l'incarcération, sous prétexte de dissuasion générale et particuliére, nous paraît incapable de briser le cycle de la violence [au sein de notre collectivité]. La victimisation est tellement intégrée à ce que nous sommes en tant que peuple et en tant que collectivité que la menace de la prison ne suffit tout simplement pas à empêcher les comportements délinquants. La menace d'incarcération empêche surtout les gens de prendre l'initiative de réparer les torts qu'ils ont causés. L'incarcération renforce le silence et favorise, au lieu de le briser, le cycle de la violence qui se perpétue. En réalité, au lieu de faire de la collectivité un endroit plus sûr, la menace de l'emprisonnement la présente sous un jour plus risqué.

Chose plus grave encore, les membres de la collectivité accusés d'actes violents restent, dans la majorité des cas, dans la collectivité où ils ont perpétré de leur méfait, souvent pendant des mois, en attendant leur procés. Présumés innocents tant qu'il n'y a pas de preuves de leur culpabilité, ces délinquants profitent souvent de cette période, où ils ne doivent pas rendre de comptes à la collectivité, pour récidiver, à l'insu du monde extérieur.Note de bas de page 94

LES STIGMATES

Pour le soldat, la réinsertion sociale aprés le traumatisme de la guerre est quelque peu allégée grâce à une expérience que l'on a désignée par l'expression : « expérience de purification ». Cette « purification » peut prendre différentes formes : halo d'héroïsme entourant le soldat, reconnaissance de la moralité d'actes posés dans le contexte de la guerre, cérémonies de remise de médailles et célébration du jour du Souvenir.

On a généralement reconnu que les anciens combattants du Vietnam étaient davantage traumatisés que ceux des autres guerres. On trouve dans leurs rangs un taux plus élevé de suicide, de toxicomanie, de divorce et autres signes de dysfonction. On peut attribuer aux stigmates d'une guerre impopulaire, dont le caractére moral était controversé, la plus grande partie de leurs traumatismes. Ces jeunes soldats étaient renvoyés chez eux un à un, et ils rentraient au bercail sans cérémonie d'accueil ni célébration, souvent parmi des gens accusateurs et hostiles. Le traitement réservé à ces soldats, à peine sortis des horreurs de la guerre, est ce qui ressemble le plus au traitement des femmes et des enfants victimes de violence sexuelle et de viol.

« Le traumatisme le plus répandu qu'affrontent les femmes reste confiné aux sphéres de leur vie privée, sans que la collectivité le reconnaisse officiellement et sans témoignage de reconnaissance. Il n'y a pas de monument public pour les victimes de viol. »Note de bas de page 95 Il n'y a ni rituel ni deuil pour la perte de l'innocence aux mains des agresseurs sexuels. Il n'y a pas de cérémonie de purification pour ceux et celles qui ont été violés.

De la même maniére, aucune aura d'héroïsme n'est associée à la survivance des victimes de violence sexuelle ou de viol. Aucun Jour du souvenir n'a été proclamé. Un enfant perdu dans le désert qui survit aux nuits noires et glacées et aux jours sans nourriture et sans réconfort est accueilli par les siens et porté en triomphe. On vante son courage et sa détermination. Personne ne prétend que ses craintes et ses angoisses sont exagérées. Les reporters sont là et la scéne est zébrée de la lueur des lampes-éclair. La nation tout entiére peut être soulevée par la vague d'émotion et de soutien s'adressant à l'enfant et à sa famille, tel que cela a été le cas aux États‑Unis quand Jessica McClure, une petite fille de deux ans, est tombée dans un puits désaffecté vers la fin des années 80.

Par contre, la réaction des membres d'une famille à la dénonciation des actes de violence sexuelle perpétrés contre un jeune enfant peut être défavorable. La société a tendance à se méfier des survivants d'un réseau de pornographie. L'expérience sexuelle étant normalement source de plaisir, on se refuse à croire qu'un véritable traumatisme aurait pu résulter des actes de violence. Ou peut-être la stigmatisation de la victime vient-elle de la transformation soudaine du choc initial en incrédulité, dés que l'enfant donne des détails incompatibles avec les perceptions habituelles qu'ont les adultes des relations sexuelles.

Non seulement n'y a-t-il alors aucune reconnaissance de l'héroïsme dont il faut faire preuve pour survivre à l'agression, mais il n'y a pas non plus de véritable empathie pour la peine subie. En outre, la société attache également divers stigmates à l'agression sexuelle – c'est le choix des vêtements que portait une jeune femme qui a invité au viol; la petite fille se conduisait de maniére aguichante; l'enfant a participé de son plein gré... Le plus souvent, la perception de l'enfant est simplement invalidée parce qu'on ne lui offre aucun soutien et qu'on n'accepte pas son point de vue. La violence sexuelle porte en elle une flétrissure étrangére à d'autres formes de désastres.

LES CYCLES

Il y a actuellement un débat sur la relation entre la violence sexuelle et la transformation de la victime en agresseur au cours de la croissance.Note de bas de page 96 Selon certaines statistiques, de 30 à 80 p. 100 des délinquants ont été eux‑mêmes victimes de violence sexuelle. Des résultats récents de recherche laissent entendre que le cycle qui va de la victime à l'agresseur n'est plus aussi universellement reconnu qu'il l'a déjà été.Note de bas de page 97 Ce que nous savons toutefois, c'est que, parmi les enfants victimes de violence sexuelle, un certain nombre deviennent des agresseurs.

La nature cyclique de la violence sexuelle peut se manifester autrement. La victimisation peut mettre en branle une vulnérabilité à l'agression qui ne quittera plus jamais la victime. Il n'est pas rare que les victimes d'actes de violence sexuelle s'engagent dans un cycle de violence envers elles‑mêmes.Note de bas de page 98 La toxicomanie, l'automutilation, les comportements criminels et les habitudes acquises d'impuissance, la violence familiale, la dépression et les problémes psychiatriques sont tous des exemples de victimisation ayant évolué vers le cycle violence-vulnérabilité.

LE DIFFÉREND CULTUREL

La victimisation, pour la population de Hollow Water, peut être accentuée des diverses maniéres décrites ci‑dessus. De toute évidence, la victimisation serait renforcée si les membres de la profession médicale ou juridique ou des autres services d'aide au peuple ojibwa affichaient des préjugés patents et des attitudes désobligeantes. Les sentiments d'isolement et le décrochage du réel qui résultent de la violence sexuelle peuvent être amplifiés même lorsque les membres des « systémes de soutien » administrés par les collectivités non autochtones sont compétents et attentionnés. Pour que la guérison et le rétablissement soient complets, il faut qu'il y ait thérapie. Les anciens construisent un réseau de soutien autour de la victime, grâce aux cérémonies du cercle de guérison. Si un Autochtone, qui se sent déjà privé de pouvoir dans la société dominante, s'inscrit à une thérapie occidentale conventionnelle, son sentiment d'isolement risque de s'en trouver exacerbé. La personne travaille seule avec le thérapeute ou la thérapeute et elle peut, à l'issue d'une séance, se retrouver livrée à elle‑même.

J'ai assisté à une ou deux séances. Si j'avais persisté, je suis sûre que la thérapie aurait pu m'être utile, mais ce qui m'a effrayée c'est que j'ai touché du doigt à la rage qui est en moi et, pour la premiére fois, j'ai senti combien cette rage était terrifiante. Je n'ai pas pu me résoudre à retourner en thérapie parce que si j'y étais allée, je me serais retrouvée seule avec cette chose horrible qui est à l'intérieur de moi et j'aurais dû sortir de là toute seule.Note de bas de page 99

Si la démarche thérapeutique n'est pas ancrée culturellement, il n'en reste que des traces fugitives. Au pire, l'incapacité de la victime de tirer profit du processus thérapeutique peut être vécue comme un nouvel échec et la plonger plus profondément encore dans le cercle vicieux du découragement et de la victimisation.

La dénonciation de l'acte de violence ne met pas un terme à la victimisation.

Partie deux : Les effets de la victimisation : le traumatisme psychologique

LES EFFETS DE LA VICTIMISATION SUR LES PERSONNES

Les périodes de vulnérabilité psychologique maximale sont aussi les périodes de plus forte exposition au traumatisme.Note de bas de page 100

L'agression sexuelle traumatise les enfants. Que l'enfant ait ou non subi des blessures physiques, il est toujours marqué psychologiquement.Note de bas de page 101 Pour un enfant, l'effet d'un seul événement traumatisant peut être profond et durable. Le plus communément, la violence sexuelle à l'égard d'un enfant se poursuit pendant des mois ou des années. Le rétablissement aprés une période prolongée d'actes de violence sexuelle perpétrés dans l'enfance est extraordinairement ardu.

La présente section aborde la question du traumatisme psychologique, les définitions qui s'y rapportent, ainsi que la vaste gamme des caractéristiques et des symptômes de ses retombées persistantes et tentaculaires.

DÉFINITIONS

LE TRAUMATISME

Les publications scientifiques utilisent et définissent le traumatisme de deux maniéres différentes :

McCann et Pearlman (1990) soulignent la nature individuelle de l'expérience du traumatisme psychologique. Ils déclarent qu'une partie essentielle de ce qui détermine la nature traumatisante de l'expérience est la perception qu'en a la victime. C'est l'écart entre la force de l'événement et ce que l'enfant peut supporter sur le plan émotionnel et psychologique qui crée le traumatisme. Des événements traumatisants inattendus, inusités et graves menacent le noyau psychologique. Ils provoquent l'éclatement que nous appelons le traumatisme psychologique.

« Le traumatisme est une réaction individuelle à l'intensité », énonce Leonard Shengold dans Soul Murder. Il présente le phénoméne en termes simples : « Lorsqu'un enfant fait l'expérience du débordement d'un trop plein, nous parlons de traumatisme. »Note de bas de page 103 Herman parle de traumatisme psychologique comme de « l'affliction des démunis »Note de bas de page 104; c'est ce qui se produit lorsque la victime est muselée par des forces qui la submergent totalement. L'événement traumatique, continue‑t‑elle, « fait vivre à l'être humain les formes les plus extrêmes de l'impuissance et de la terreur. »Note de bas de page 105 Dans le traumatisme, la personne fait face à la menace d'anéantissement.

LE SYNDROME DE STRESS POST-TRAUMATIQUE (SSPT)

Il ne faut pas oublier non plus que toute agression subie par un enfant ou un adolescent est une interruption, une rupture dans son évolution. Le corps est souvent maltraité, mais c'est le cœur qui saigne et l'âme qui souffre. Note de bas de page 106
Jean Marc Perron

Le traumatisme se refléte chez les gens et il affecte leurs relations avec les autres. Tout comme la pierre jetée dans la mare (Figley) ou la clé qui heurte un engrenage, l'événement traumatique se produit au moment de l'impact. Les réactions et les adaptations peuvent se comparer aux cernes qui se propagent dans l'eau ou aux hurlements stridents, aux grincements et au coincement des engrenages malmenés.

D'autres écrivains ont comparé l'événement traumatisant à l'empreinte d'un pied dans l'âme et l'effet traumatique aux traces de pas qui s'éloignent de l'empreinte initiale. Le travail du guérisseur est d'aider les survivants à suivre cette voie en eux-mêmes et dans leurs relations. La forme de chaque empreinte et la configuration du sentier varient d'une personne à l'autre. Les empreintes peuvent être plus profondes chez certains, le même événement traumatisant pouvant laisser des traces plus légéres chez d'autres.

Si nous reprenons l'analogie de l'outil qui tombe dans l'engrenage, l'installation du traumatisme correspond à l'instant précis où la clé touche le mécanisme. Le hurlement du métal assailli peut être comparé à la réaction traumatique mais ce sont les dommages à la machinerie elle-même qui sont analogues au SSPT. Herman décrit de façon plus détaillée comment le traumatisme engendre des troubles envahissants et durables :

Habituellement, la personne humaine réagit au danger par un systéme complexe et intégré de réponses qui fait intervenir le corps et l'esprit. ... Les changements qui se produisent au niveau de l'excitation, de l'attention, de la perception et de l'émotion sont des réactions d'adaptation normale. ... Les réactions traumatiques se produisent lorsqu'il devient inutile d'agir. Lorsque ni la résistance ni la fuite ne sont possibles, le systéme humain d'autodéfense perd pied et se désorganise. Chaque volet de la réaction normale au danger ayant perdu son utilité, il tend à se perpétuer sous une forme altérée et emphatique qui persiste longtemps aprés la disparition du danger.

Les événements traumatisants produisent des changements profonds et durables dans les mécanismes d'excitation physiologiques ainsi que dans les manifestations de l'émotion, de la cognition et de la mémoire.Note de bas de page 107

En outre, les événements traumatisants peuvent dissocier ces fonctions, qui sont normalement intégrées. La personne traumatisée peut ressentir une émotion intense sans toutefois se souvenir clairement de l'événement ou encore se souvenir de tous les détails sans ressentir la moindre émotion. Les [survivants] peuvent [se] retrouver dans un état constant de vigilance et d'irritabilité sans savoir pourquoi. Les symptômes traumatiques ont une tendance à se débrancher de leur source et à revêtir une forme de vie autonome.Note de bas de page 108

a fragmentation résultant de la destruction, par le traumatisme, du systéme d'autodéfense complexe de l'organisme humain, qui œuvre normalement dans l'harmonie, est la principale caractéristique de ce qu'on désigne habituellement par l'expression « syndrome de stress post-traumatique » (SSPT). Les symptômes du SSPT peuvent être classés dans diverses catégories. On procéde à cette classification pour tenter de trouver la clé de l'univers des victimes de violence sexuelle. Il s'agit là d'une simple méthode d'accés à la connaissance qui n'exclut pas les autres ni ne présuppose que les gens, en chair et en os, se prêtent à ce genre d'arrangements méthodiques. Les spécialistesNote de bas de page 109 ont également tenté de déterminer pourquoi certains enfants affichent des cicatrices profondes et durables, des vagues de fond à effet chronique, alors que d'autres laissent entrevoir une âme à peine égratignée. Tous les auteurs étudiés se préoccupent de la « forme des cicatrices » et ils essayent de les nommer pour mieux expliquer leurs caractéristiques au lecteur et pour mieux faire comprendre comment elles se manifestent dans le comportement et la maniére d'être des victimes.

LES SYMPTÔMES

Les trois grandes classes de symptômes, l'hyperstimulation, l'intrusion et la constriction (également appelée insensibilisation), sont briévement décrites ci‑aprés.

L'HYPERSTIMULATION

Dans le manuel de l'American psychiatric society (DSM-4 1985), les symptômes d'hyperstimulation sont considérés comme les principaux indicateurs d'un diagnostic de Syndrome de stress post-traumatique (SSPT). Une personne traumatisée affiche un état de veille perpétuel face au danger, dort mal, sursaute facilement et réagit avec humeur aux plus petites provocations.

On trouve chez ces personnes des symptômes d'anxiété généralisée et des phobies envahissantes. Cette augmentation de l'excitabilité se manifeste même en état de sommeil. Les survivants d'actes de violence sexuelle s'endorment plus difficilement, se réveillent plus fréquemment et souffrent d'une grande variété de troubles du sommeil. Le traumatisme, semble‑t‑il, reprogramme le systéme nerveux humain.Note de bas de page 110

Je vivais constamment dans la crainte. ... Étendu sur le lit, j'écoutais et j'attendais. Le bruit de mon cœur affolé était si fort qu'il me semblait entendre des pas dans l'escalier. J'élaborais des scénarios compliqués pour éviter d'être confronté aux sources de ma peur que je ne connaissais que trop bien.
Survivant

À l'université, j'ai appris que d'autres jeunes femmes se couchaient le soir, et dormaient jusqu'au lendemain – cela m'a effrayée et m'a fait sentir bizarre et terriblement seule.
Survivante

Le fait de bien comprendre les symptômes du traumatisme en général et les effets de l'hyperstimulation sur l'émotion, la mémoire et la cognition en particulier peut expliquer pourquoi les enfants victimes de violence peuvent manquer de concentration dans de nombreuses tâches scolaires et faire face à des échecs successifs.

L'école était un cauchemar. ... La concentration me fuyait. Quand on m'adressait la parole, je devais souvent faire un effort pour ramener mes pensées dans le présent. Les gens pensaient que je ne comprenais pas et leurs attentes, face à moi, diminuaient sans cesse. « Pourquoi es-tu si stupide? ... si stupide? ... si stupide? » ... Si seulement j'avais permis à mon esprit – ou peut‑être serait‑il plus exact de dire – si mon esprit m'avait permis de me concentrer, j'aurais réussi à me libérer de mon terrible secret. Il m'a obligé à regarder pendant qu'il donnait la fessée à ma sœur. Ça m'a excité comme il le voulait, puis je me suis senti tellement honteux et déchiré. Je me suis rendu compte qu'il me façonnait à sa propre image. Comment pourrais-je continuer à vivre?
Survivant

De nombreuses études montrent que les changements psychologiques et physiologiques de l'état post-traumatique sont généralisés et durables. La persistance des symptômes nous incite à reconnaître ce à quoi ces études nous renvoient sans cesse – les survivants doivent se sentir en sécurité pour pouvoir s'engager sur la voie de la guérison.

L'INTRUSION

L'événement traumatisant, même s'il est passé depuis longtemps, peut revenir s'imposer au survivant en tout temps et en tout lieu et en empruntant des voies différentes. C'est comme si la mémoire du traumatisme était encodée de façon anormale et si cet encodage erratique permettait au souvenir de faire irruption spontanément dans la conscience pendant les états de veille, sous forme de rappels d'images et de s'imposer à l'insu du sujet dans les états de sommeil, sous forme de cauchemars. Imprévisible et non sollicité, le rappel mnémonique du traumatisme provoque des émotions intenses qui dépassent souvent ce que le survivant est en mesure de supporter. Les survivants, on le comprend aisément, font de terribles efforts pour l'éviter. Mais les tentatives d'autodéfense destinées à domestiquer le souvenir du traumatisme ne réussissent, en réalité, qu'à aggraver les symptômes du syndrome post-traumatique; la répression du souvenir coûte trés cher au survivant. Le rétrécissement de la conscience, l'isolement, l'incapacité d'entrer en relation avec les autres et le rapetissement de la vie sous toutes ses formes font partie du prix à payer.Note de bas de page 111

Il faut supprimer toute émotion et le pire, c'est qu'il faut, en particulier, se préserver de la joie et du ravissement. Si je me laisse emporter par le simple plaisir de cajoler mon bébé, c'est comme si je me dépouillais de mon armure et comme si des images de cauchemars s'infiltraient dans toutes les fissures de l'édifice en ruine de mes défenses pour me submerger. La distance et la réserve diminuent les plaisirs de la vie, mais elles permettent au moins de se mettre à l'abri de l'horreur.
Survivante

Dans le traumatisme, les symptômes persistent. C'est comme si la réaction habituelle au danger, bien que d'utilité réduite, s'installait sous une forme exagérée et dissimulée. Les symptômes intrusifs sont dérangeants. Il est facile de comprendre la terreur que font naître les cauchemars répétés. Il convient toutefois de noter que la plupart des théoriciens croient que la récurrence des événements traumatisants, qu'il s'agisse de rêves éveillés ou de véritables cauchemars, représente une tentative spontanée de guérison même si elle n'est pas couronnée de succés.Note de bas de page 112 Le fait de voir de cette façon ces expériences effrayantes nous aide à les comprendre à les considérer comme des preuves de survie – et non comme des manifestations de « folie ». Les pensées et les actes intrusifs témoignent du combat incessant que méne le sujet pour comprendre et intégrer les événements qui l'ont anéanti.

Dans un certain sens, ces symptômes intenses et perturbateurs commencent à avoir une vie qui leur est propre. La personne, qui n'est pas nécessairement consciente de la source de ces sentiments, croit qu'ils font partie de sa personnalité. Par exemple, des symptômes intrusifs tels que panique, étouffement et anxiété extrême peuvent envahir le survivant sans raison apparente. La mémoire corporelle, parfois désignée par le terme mémoire épidermique,Note de bas de page 113 peut être provoquée par la vue d'un objet, un son ou une odeur, qui déclenche ces réactions physiologiques et psychologiques puissantes tout en en gardant les origines à l'extérieur du champ de la conscience. Ainsi, les symptômes intrusifs jouent le rôle de ce qui pour Herman est la dialectique du traumatisme – la dissimulation et la révélation simultanées du secret terrible et indicible du survivant.

Les rappels d'images, la submersion et les pertes de mémoire sont les principaux symptômes d'intrusion. Lors des rappels d'images, le sujet se retrouve brutalement au cœur même de l'incident traumatisant et il perd la conscience du présent. Inutile bien sûr de préciser que ce souvenir incontournable peut être terrifiant. Dans la submersion, la victime se sent coupée du présent par un afflux soudain d'émotions intenses venues de nulle part ou elle vit des jours totalement chaotiques, complétement envahis par le souvenir d'événements passés.

LA CONSTRICTION

Une personne complétement impuissante peut échapper à sa situation en modifiant son état de conscience. La victime peut continuer à enregistrer des événements, mais elle devient curieusement détachée. Le sens habituel des événements et les réactions émotives s'estompent. Certains survivants ont décrit qu'ils pouvaient quitter leur corps et l'examiner de l'extérieur. Certaines sensations, par exemple la perception de la douleur, peuvent être complétement neutralisées; d'autres peuvent être atténuées ou déformées.

Ces changements par rapport à l'état habituel de la conscience, sont au cœur de la constriction, également appelée insensibilisation ou discordance et ils représentent le troisiéme volet du syndrome de stress post-traumatique. Les états de transe hypnotique sont trés semblables. La science reconnaît que ces deux états sont deux états dissociatifs bien que leur origine biologique reste une énigme. Ces états sont souvent perçus par les victimes de violence sexuelle comme une des rares marques de compassion de la nature. Longtemps aprés l'événement traumatisant, les survivants peuvent avoir tendance à réagir au stress par une stratégie plus ou moins marquée de dissociation. Certains survivants se rappellent avoir mangé abondamment sans avoir eu la sensation de satiété. D'autres se souviennent d'avoir vaqué à leurs occupations sans manger pendant des jours et n'avoir pas ressenti la moindre sensation de faim. Un grand nombre de survivants parlent d'épisodes au cours desquels ils accrochent les meubles et les murs et ont la sensation de n'être pas tout à fait dans leur corps.

Certaines victimes de traumatisme, pour lesquelles la dissociation n'est pas spontanée, cherchent à modifier leur état de conscience en consommant de l'alcool ou d'autres drogues. Certains ont accés aux deux sortes de défense. La dissociation et les drogues peuvent aider à survivre dans le court terme mais elles sont sources de mésadaptation. À long terme, elles ne peuvent que multiplier les difficultés de la vie. Certains états dissociatifs possédent des attributs troublants qui peuvent s'avérer utiles à certains moments mais qui, pour la plupart des survivants, sont imprévisibles, tant sur le plan de l'occurrence que sur celui des résultats.

LA DIALECTIQUE DU TRAUMATISME PSYCHOLOGIQUE

Le conflit entre le désir de nier des événements horrifiants et celui de les clamer à voix haute est la dialectique centrale du traumatisme psychologique.Note de bas de page 114

La dénégation de la réalité peut rendre les gens fous, mais son acceptation entiére semble être au-delà de ce qu'un être humain peut supporter.Note de bas de page 115

Vécu par les enfants autrement que par les adultes et par chaque enfant à sa maniére, le traumatisme agit toujours à la maniére d'une piéce métallique lancée dans un engrenage. Dans l'univers du traumatisme, la victime a tendance à bannir l'événement de sa conscience, à rationaliser, minimiser ou nier ce qu'elle a vécu. (Herman 1992; Hindman 1989) L'état émotionnel de la victime oscille. À certains moments, des émotions qui semblent plus fortes que ce que l'être humain peut supporter envahissent la personne. À d'autres moments, la victime traverse des périodes stériles où elle ne ressent rien et se sent coupée de toute sensation. L'instabilité produite par ces états émotifs qui se succédent en alternance intensifie le sentiment d'imprévisibilité et d'impuissance qui accable la personne traumatisée. Celle‑ci, en plus de voir ses relations dévastées, se fait peur et se coupe d'elle-même; il s'agit de comportements qui sont susceptibles de se perpétuer.

LES SYMPTÔMES COMME MÉCANISMES DE DÉFENSE

Les mécanismes de défense protégent le moi. Les mécanismes nécessaires pour survivre à la douleur humiliante de la violence sexuelle se manifestent de multiples façons. Tous les signes, tous les comportements que nous en sommes venus à reconnaître comme les symptômes de la violence sexuelle, et que l'on trouve chez les enfants et chez leurs homologues adultes, aident à protéger la victime de la véracité de son vécu. Qu'un enfant se retire ou passe à l'acte, qu'il devienne suicidaire ou hyperactif, le comportement émerge de la douleur émotive sous‑jacente – un état chaotique fait de honte, de culpabilité, d'impuissance et de rage. Ce mélange peut être le résultat d'un seul événement traumatisant ou peut être renforcé par le fait que les actes de violence se sont produits sur une période de temps prolongée. Également, dans de nombreux cas, l'enfant est la victime des personnes mêmes de qui il devrait recevoir soins et affection.

Le tableau suivant présente une des tentatives d'explication de ces mécanismes de défense. Il combine la structure de la charte du syndrome de stress post-traumatique de l' American Psychiatric Society avec le langage moins ésotérique de The Spirit Weeps et d'autres sources.Note de bas de page 116

Caractéristiques du stress post-traumatique chez les victimes d'agression sexuelle :

GARÇONS VICTIMES DE VIOLENCE SEXUELLE

La majorité des actes de violence perpétrés sur des garçons sont le fait d'hommes qui se posent des questions sur leur masculinité... [et] qui les stigmatisent. Parmi ces enfants, un grand nombre ne reçoivent jamais les marques de réconfort qui pourraient leur épargner des années de souffrance silencieuse.
David Finklehor, The Sexual Abuse of Boys

Les auteurs du rapport Kinsey de 1948, se fondant sur l'hypothése que les contacts sexuels entre garçons et adultes n'étaient pas fréquents, n'ont pas fait une collecte systématique de ces données; ils ont indiqué toutefois que ces contacts, dans la majorité des cas, étaient homosexuels. Une étude publiée en 1956 avançait que trois garçons sur dix avaient eu des contacts sexuels avec un adulte pendant leur enfance. Actuellement, on estime qu'un garçon sur huit en a été victime (Marshall, 1996). À Hollow Water seule une victime, parmi les 50 identifiées, était un garçon. Les statistiques varient mais toutes ces études rapportent que la grande majorité des actes de violence ont été perpétrés par des délinquants mâles. C'est surtout la nature homosexuelle de la violence qui différencie l'agression sexuelle des garçons de celle des filles.

LES GARÇONS ET LA DÉNONCIATION

J'ai tendance à penser que la plupart des bars remplis de buveurs chroniques sont comme des clubs peuplés d'hommes trop honteux pour raconter leur histoire, qui y restent jusqu'à l'ultime moment de la fermeture avant de rentrer chez eux avec leur frayeur, ou qui retournent à regret à une relation ébranlée par l'effet d'actes de violence si longtemps dissimulés.
Survivant

Finklehor, HindmanNote de bas de page 117 et d'autres signalent que les garçons dénoncent ces agressions encore plus rarement que les filles. Finklehor insiste sur le fait que l'hypothése selon laquelle les garçons initient le contact et n'en sont pas affectés est une idée reçue, qui n'est pas confirmée par la recherche. Il précise : « l'incidence de la violence sexuelle sur l'estime de soi des garçons est tout aussi négative, sinon plus, que sur les filles. »Note de bas de page 118

DIFFICULTÉ, POUR LES VICTIMES, DE SE COMPRENDRE

Hindman souligne également la sévérité du traumatisme qui naît de la violence sexuelle exercée sur les garçons. Une des clés de son argumentation tient au fait que, pour que débute la guérison, toute personne doit percevoir qu'elle a été victime. Jusqu'à ce que la victime comprenne clairement qu'elle n'est pas responsable de l'acte de violence, elle a tendance à porter les sentiments de honte et le blâme qui appartiennent de plein droit à l'agresseur. C'est dans l'intérêt de ce dernier d'entretenir cette confusion chez l'enfant et le plus souvent, il y réussit à merveille.

HOMOSEXUALITÉ

Pour les garçons, la clarté de la condition de victime peut s'estomper de plusieurs façons. D'abord, parce que la violence est de nature homosexuelle et que, la société canadienne tendant à être homophobe, les garçons ont encore plus de motifs que les filles de craindre d'être montrés du doigt et ostracisés. Cette peur du rejet peut être une des raisons qui expliquent pourquoi les garçons dénoncent moins fréquemment leur agresseur. Deuxiémement, la violence subie étant de nature homosexuelle, le garçon qui vit dans une société peu sensibilisée à l'homosexualité est plus enclin à croire qu'il souffre d'une carence que l'agresseur a reconnue. La confusion quant à sa condition de victime est donc entretenue tout comme sa réticence à dénoncer l'auteur des actes de violence.

PHYSIOLOGIE DES GARÇONS

L'ignorance qui a cours dans la société quant aux différences physiologiques entre les garçons et les filles a des effets directs sur les actes de violence sexuelle dont les jeunes garçons sont victimes. On n'informe pas les garçons sur la sensibilité sexuelle de leurs parties génitales ni sur leur incapacité de contrôler leurs réactions. Cette ignorance augmente la confusion qui entoure la victimisation lorsqu'une agression sexuelle indésirable a provoqué une érection. Le garçon à qui on n'a pas enseigné que les symptômes physiologiques de l'excitation ne sont pas un signe automatique de consentement, ne comprend pas ce qui lui arrive.

MYTHES SUR LA SEXUALITÉ DES GARÇONS ET DES FILLES

Les garçons à qui, sur le plan sexuel, on a inculqué le mythe masculin de l'agressivité et de la quête du « vrai mâle » sont particuliérement exposés lorsque l'agression est perpétrée par une femme. Le mythe de la féminité, dont les effets s'ajoutent au mythe de la masculinité, présente la femme comme sexy mais non sexuelle. Les méres, les grands-méres et les tantes, selon ce mythe, ne peuvent pas être des agresseures. Tous ces mythes contribuent à la réticence du garçon à dénoncer l'agression et invalident la perception qu'il en a été victime.

Les garçons, de maniére différente mais tout aussi impérieuse que les filles, ont besoin d'explications sur leur spécificité sexuelle. Vulnérables aux agressions et au moins aussi négativement affectés que les filles, les garçons restent trop souvent des victimes silencieuses.

EFFETS DU TRAUMATISME PSYCHOLOGIQUE SUR LES VICTIMES À HOLLOW WATER

Il faut garder à l'esprit que les empreintes, les vagues de choc et les perturbations du traumatisme psychologique décrites ici proviennent de travaux d'auteurs, pour la plupart américains, qui ne sont pas autochtones. Ces articles n'ont pas été écrits pour un auditoire multiculturel. Même si de nombreuses questions se posent encore, les travaux entrepris à Hollow Water ont tendance à montrer l'universalité des symptômes. Les mécanismes de réaction, d'adaptation et de défense contre les affres de la violence sexuelle transcendent les barriéres culturelles. Tous les enfants ont besoin de la sécurité d'un foyer nourricier et d'un environnement paisible. Tous sont traumatisés par la violence et l'agression.

RÉSUMÉ

LES EFFETS DE LA VICTIMISATION SUR LA COLLECTIVITÉ

GÉNÉRALITÉS

Les œuvres des délinquants sexuels nous entraînent tous dans le traumatisme.Note de bas de page 119
Jan Hindman

Les effets de la victimisation provoquée par la violence sexuelle s'étendent bien au-delà des personnes que le délinquant a agressées. Bien entendu, c'est la victime qui subit l'impact principal. Examinons d'abord le cas des enfants agressés. C'est surtout le développement sexuel qui est atteint. Des correspondances vitales dans la psyché et le moi physique, et donc sexuel, se déréglent ou sont définitivement détruites. Les effets peuvent durer toute une vie. La victimisation, à ce stade, prive un enfant innocent d'un patrimoine extrêmement précieux. Pour la victime adulte, développée de façon plus compléte au moment des faits, l'image connue du monde se trouve, jusqu'à un certain point, ébranlée. Les événements autrefois perçus comme inoffensifs prennent soudain une allure dangereuse. Le niveau de participation dans toutes les sphéres d'activités de la vie se modifie. L'adulte aussi a besoin d'aide et de thérapie sans quoi les effets de l'agression pourraient persister sa vie durant.

LA FAMILLE

Comme les cercles concentriques partant d'un point d'impact sur les eaux d'un lac, les effets de la victimisation irradient vers l'extérieur. Au deuxiéme niveau, toute la famille de la victime est affectée. Les sociétés occidentales ont des attitudes sexuelles étranges. Les médias, grâce à leurs annonces et à leurs descriptions, font l'apologie de la promiscuité sexuelle.Note de bas de page 120 Mais par ailleurs, dans ce climat hautement érotisé, des points de vue trés traditionnels sur la virginité et les rapports sexuels hors mariage continuent à faire partie des valeurs familiales. La famille, particuliérement celle où les enfants sont entourés de soins et d'affection, se sent souillée par la laideur de l'acte d'agression, qui prive la victime de son innocence. Lorsque l'agression est découverte, les membres de la famille peuvent ressentir un sentiment profond de honte et d'avilissement. « Il est rare qu'un enfant soit l'objet de violence sexuelle sans que le traumatisme affecte la famille entiére. »Note de bas de page 121

LA COLLECTIVITÉ

Les effets se prolongent jusque dans la collectivité. L'agression sexuelle et le bouleversement familial se ramifient; tous les organismes de soutien que compte la collectivité sont sollicités. Plus la violence est endémique, plus ces organismes sont submergés. Les conditions économiques difficiles de l'heure ne stressent pas seulement les familles; elles exigent également des organismes qu'ils fassent plus avec moins. Il est difficile de briser le cycle de la violence quand les ressources se font rares. Lorsqu'il faut de l'argent pour éteindre les feux de broussailles qu'allument les délinquants dans la vie de leur victime, les ressources éducatives doivent être étirées encore davantage.

LA SOCIÉTÉ

Enfin, les retombées de ces actes atteignent la société tout entiére. Même si nous avons cessé de rejeter sans appel la notion même d'agression sexuelle, les victimes, la plupart du temps, continuent à en garder le secret et à se débattre dans les filets de la conspiration du silence. Pendant l'enfance, elles souffrent en silence diverses formes de traumatismes. Des sentiments de rage, de dépression et toutes sortes de dysfonctions font finalement surface et, parvenues à la vie adulte, ces victimes d'agressions subies dans l'enfance exigent des soins et des ressources. Le traitement des adultes victimes de violence ou d'agression sexuelle a également une incidence sur la société : sur le plan financier, alors qu'elles font appel aux organismes et aux services qui leur conviennent, et dans d'autres domaines moins concrets, alors qu'elles essayent de s'en sortir.

C'est moi qu'il a blessé mais tout le monde doit en payer le prix. À l'âge de 19 ans, j'ai été confié pendant neuf mois à la garde d'une institution psychiatrique. Pendant tout ce temps, toute cette expérience coûteuse, je n'ai jamais rien dit. Ils me gardaient en vie et c'était suffisant; en neuf mois aucun psychiatre n'a pu s'approcher, même de loin, de la source de mes comportements suicidaires et de mon incapacité viscérale à faire face à la vie. Maintenant, des années plus tard, je quitte encore mes emplois et mes relations se détruisent de l'intérieur. Ce sont principalement mes parents qui me font vivre. Mon agresseur a quitté le restaurant il y a des années, sans payer la facture, et tous ceux et celles qui m'entourent continuent à la payer.
Survivant

LA VICTIMISATION ET LA SOCIÉTÉ AUTOCHTONE

La compréhension des aspects psychologiques du traumatisme nous aide à établir les paramétres des dommages qu'il cause, mais la réalité socio-politique joue également un rôle dans le mode de victimisation auquel font face les personnes et les collectivités. Les événements traumatisants comme d'autres malheurs sont, selon Judith Herman, spécialement sans pitié pour ceux qui sont déjà perturbés, dépouillés de leur pouvoir et marginalisés.Note de bas de page 122

Les collectivités autochtones ont été depuis longtemps privées de pouvoir par les politiques sociales des organismes gouvernementaux fédéraux et provinciaux et des organisations religieuses. Dans ces institutions, l'assimilation est le grand but visé, mais c'est un but occulté par des mots comme « partenariat » et « nouveaux débuts » qui ne changent pas le principe sous‑jacent. En ce qui concerne Hollow Water, le traumatisme que vivent les personnes victimes de violence sexuelle se produit dans une collectivité et une culture qui sont déjà traumatisées. L'agression sexuelle des enfants, qui est monnaie courante à Hollow Water, n'est donc pas un événement isolé sur le plan social. C'est une manifestation de dysfonctions qui affectent les collectivités autochtones d'un bout à l'autre du continent. Ces dysfonctions, qui englobent l'agression sexuelle des enfants, est le résultat prévisible de l'intention délibérée de la société dominante, qui est de couper tout un peuple de ses racines.

La reconstruction de l'identité, aprés le traumatisme de la victimisation, est un processus extrêmement difficile, plus ardu encore pour les enfants, qui sont en train de développer leur moi. La difficulté est augmentée lorsque la conscience de soi et l'intégrité culturelle de la personnalité ont été systématiquement érodées et dénigrées. Ainsi, pour les victimes de Hollow Water, le processus de guérison, qui est difficile et pénible pour quiconque, le devient encore davantage.

Il est vital, pour comprendre les survivants de traumatisme à Hollow Water, et pour cerner la façon dont ce traumatisme a été expérimenté, de bien saisir le contexte historico-culturel et la destruction des concepts ojibwa de la bonne vie et de l'atteinte de la p'madziwin. Le traumatisme perturbe et isole. Les gens perdent de leur pouvoir et sont coupés de leur entourage. L'incidence du traumatisme direct de la victimisation et des forces socio‑politiques encore agissantes est ressentie par les personnes et la collectivité.

La compréhension de la réalité sociale et politique contribue à la saisie des conflits qui entourent la restauration de traditions culturelles thérapeutiques telles que l'étuve. De telles coutumes peuvent être perçues comme importantes pour combattre les effets de politiques qui ont pour but, depuis trés longtemps, de couper le peuple de ses racines et de ses traditions. Par contre, pour certains membres de la collectivité, elles peuvent être perçues comme des pratiques essentiellement biaisées puisqu'elles sont d'origine autochtone et qu'il serait donc préférable de les discréditer ou de les bannir.

Avant les perturbations nées de la colonisation, le calumet et le gardien du calumet étaient honorés. Ils représentaient autant une maniére d'être que les valeurs rattachées à celle‑ci. À mesure que les cérémonies et les traditions étaient bannies en vertu de la Loi sur les Indiens, la connaissance et l'intégration de cette coutume, sapées de façon systématique, se perdaient. À l'heure actuelle, les collectivités qui veulent reprendre contact avec des façons d'être et des modes de connaissance traditionnels reviennent à la cérémonie du calumet. Dans un certain sens, cet usage du calumet est diamétralement opposé à la tradition, et c'est probablement un des motifs pour lesquels certains Autochtones de Hollow Water attachent des connotations négatives à cette cérémonie. Même si la valeur culturelle du calumet a changé, son importance n'a pas diminué. Les formes traditionnelles de spiritualité aident le peuple à reprendre contact avec ses valeurs. Le traumatisme sépare, coupe les gens de leurs racines; la guérison se produit quand les correspondances sont rétablies.

La réalité sociale et politique s'entremêle au traumatisme individuel et détermine la portée et la nature des dommages causés à la population de Hollow Water. Cette réalité doit être reconnue quand on tente de cerner les facteurs favorables ou défavorables à la guérison de ces gens – la restauration de la p'madziwin – pour les personnes et pour la collectivité de Hollow Water.

Partie Trois : La guérison – Le traitement des victimes

LES THÉRAPIES OCCIDENTALES

LA GUÉRISON

Les survivants veulent guérir, ils veulent mettre un terme aux symptômes terrifiants qui les assaillent; quand ils regardent leur corps, ils voudraient voir autre chose que la masse entourée des rubans jaunes qu'on laisse généralement sur les lieux du crime. Pour donner au lecteur un contexte plus large où placer le CHCH, il faut amorcer une discussion sur la guérison, dans un contexte étranger à celui de Hollow Water.

POUR GUÉRIR, IL FAUT UN RÉSEAU DE RELATIONS

Au cœur même de la violence sexuelle on trouve l'aliénation du pouvoir et l'isolement de la victime, coupée de ses relations sociales. Au moment du traumatisme, la victime est totalement impuissante; le lien avec le sens et avec le moi est perdu. Pour guérir, le survivant doit donc trouver une voix qui lui rendra ses pouvoirs. Pour guérir, il faut créer de nouvelles relations.

La relation primordiale et la plus profonde est celle qu'entretient le survivant avec lui‑même. La personne doit rétablir le lien avec sa propre histoire et sa vérité. Les premiers fragments de cette histoire vraie sont particuliérement pénibles à regarder, mais le survivant doit arrêter de baisser les yeux de honte et rétablir le contact. La vérité est un ingrédient indispensable. En même temps, le survivant commence à découvrir sa propre vérité. Il doit également tisser des liens avec d'autres personnes et commencer à rebâtir les assises de la « confiance, de l'autonomie, de l'initiative, de la compétence, de l'identité et de l'intimité. »Note de bas de page 123

La guérison se produit dans la relation. Elle ne peut survenir dans l'isolement. À Hollow Water, le rétablissement des relations se produit dans le cercle sacré où la victime examine sa propre histoire; dans la tradition occidentale, il peut commencer dans le bureau du thérapeute. Il est généralement admis par les thérapeutes les plus en vue que la relation thérapeutique ne devrait être qu'une relation parmi d'autres et « qu'elle n'est, d'aucune façon, ni la seule ni la meilleure des relations, dans le processus de guérison. »Note de bas de page 124 Ainsi, une des étapes difficiles du processus – trouver et entretenir de nouvelles relations – est incontournable. Des services simples, comme l'accés à un groupe de soutien, peuvent faire toute la différence pour le survivant. Hollow Water a accordé une grande importance à la présence, dans la collectivité, d'aînés qui peuvent contribuer à établir ce réseau.

LA GUÉRISON GRÂCE À LA PRISE DE CONSCIENCE

Jan Hindman a parlé du lien traumatique qui se développe entre l'agresseur et la victime. Elle précise les différentes formes que revêt ce lien. Par exemple, un des aspects prédominants du lien traumatique est le fait que la victime porte la honte et la culpabilité qui appartiennent de plein droit à l'agresseur. Le fait de rompre ce lien aide la victime à se guérir parce qu'elle peut ainsi mieux comprendre sa nature et ses effets. Les caractéristiques du lien y sont disséquées et analysées. La victime comprend par exemple que l'agresseur n'était pas dominé par des besoins biologiques incontrôlables. « Il s'agit d'orienter la folie, la tristesse, la honte, la douleur : il faut trier, disséquer, résoudre, revenir, défaire et libérer l'enfant en soi ».Note de bas de page 125

L'expression de Jan Hindman « libérer l'enfant en soi » refléte un des volets importants du périple qui méne à l'intégration. Des parties du moi ont été occultées et coupées de la conscience. L'enfant, à l'intérieur de lui‑même, a enfoui sa honte et caché son terrible secret. Quand enfin ces jugements intérieurs sont exposés, examinés et vus comme erronés, la victime ressent un grand soulagement. Un moi plus complet émerge qui peut commencer à se pencher sur un projet, une tâche ou un probléme. Le moi de la victime n'est plus aussi morcelé.

Il faut, pour mener à bien les tâches de la vie quotidienne, une certaine capacité de concentration. La victimisation non résolue gruge l'énergie de la personne de la même façon que les projets de dérivation siphonnent l'eau du fleuve et laissent le lit naturel de la riviére trop asséché pour dispenser la vie en aval. Au fur et à mesure que se développe la compréhension, la personne devient plus unifiée et dispose, naturellement, de plus d'énergie pour faire face au présent. Les victimes qui tentent d'accomplir une tâche pendant que les symptômes font irruption dans leur champ de conscience ne peuvent jamais mobiliser toutes leurs énergies à l'accomplissement d'un projet. La prise de conscience est libératoire; c'est le début de la guérison.

LES ÉTAPES DE LA GUÉRISON

LE MODÈLE DE JUDITH HERMAN

Judith Herman présente aussi d'autres modéles qui montrent essentiellement le même état – l'indicible – et qui expliquent comment d'autres psychologues ont conceptualisé la guérison. Nous les avons inclus dans le présent article puisqu'ils peuvent aider le lecteur à mieux comprendre le processus de la guérison et de la réconciliation. Une fois de plus, il est bon de se rappeler que le processus de guérison n'est pas linéaire. Au sein même des états et des relations complexes de la personne, il y a une progression en spirale vers l'unicité; un modéle représente une façon d'examiner cette complexité.

modéle représente une façon d'examiner cette complexité

Syndrome

Premier stade

Deuxiéme stade

Troisiéme stade

Troubles traumatiques

Sécurité

Souvenir et deuil

Rétablissement des liens, y compris pour la violence sexuelle subie dans l'enfance

Hystérie
(Janet 1889)

Traitement de stabilisation orienté vers les symptômes

Exploration des souvenirs traumatisants

Réintégration de la personnalité et réadaptation

Traumatisme du combat (Scurfield 1985)

Confiance,
apprentissage de la gestion du stress

Reconstitution du traumatisme

Intégration du traumatisme

Dissociation du moi, syndrome de stress post-traumatique
(Brown & Fromm 1986)

Stabilisation

Intégration des souvenirs

Développement de l'intégration des pulsions

SÉCURITÉ

Puisque la violence sexuelle prive l'enfant de la perception qu'il a de son pouvoir et du contrôle qu'il exerce, la restauration de cette perception est le premier principe qui doit guider toute intervention thérapeutique. Avant que le survivant ne commence à guérir, il faut qu'il se sente à nouveau en sûreté dans toutes les dimensions de sa personne. Sans se sentir en sécurité, le survivant d'actes de violence répétés, particuliérement la violence subie dans l'enfance, ne peut pas entamer le travail difficile au cours duquel il doit « déterrer » son histoire et la raconter. Lorsque le traumatisme causé à un enfant ou à un adulte est récent, la construction du sentiment de sécurité est plus immédiate. Pour les survivants de tous les types de traumatisme sexuel, le fait de nommer les symptômes et les sentiments permet à la victime de mieux supporter les symptômes post-traumatiques. La connaissance diminue la peur; elle donne du pouvoir.

SOUVENIR ET DEUIL

C'est un travail ardu. La souffrance semble infinie. Le survivant commence à dire la vérité. Il s'éloigne davantage des effets anesthésiants de la négation, de l'insensibilisation, de la drogue et de l'alcool, et il fait face à la difficile reconstruction des événements traumatisants. Les souvenirs encodés de façon aberrante se synchronisent et l'histoire commence à avoir une chronologie, des images et des sons. Parfois, cela progresse tellement lentement qu'il ne semble y avoir aucun progrés. À d'autres moments, le rythme de récupération tend à submerger la victime et à la replonger dans le traumatisme tant est violent l'afflux des souvenirs.

Aprés avoir affronté la vérité, le survivant peut enfin se laisser aller et vivre son deuil. Parfois, il lui semble n'éprouver que de la tristesse. L'intervention de ceux ou celles qui aident et soutiennent la victime est cruciale. La guérison ne peut se produire en isolement. Le moi perdu doit être pleuré. Ce deuil est particuliérement difficile à vivre quand les actes de violence ont commencé à une époque de la vie où la personnalité n'était pas vraiment formée.

RÉTABLISSEMENT DES LIENS

Les événements traumatisants du passé n'ont plus suffisamment de force pour exercer sur l'avenir un pouvoir prédictif. Ils ne hantent plus autant le présent non plus. Les vieux symptômes terrifiants ne surgissent plus aussi fréquemment à toute heure du jour et ils n'ont plus le pouvoir paralysant qu'ils avaient au début. La victime a fait son deuil de son ancien moi, mais si elle veut réhabiliter son univers, son moi doit renaître, elle doit nouer de nouvelles relations – y compris avec elle‑même – et trouver une foi nouvelle en la vie. Le survivant est sur le point de conquérir un nouveau pays exotique, qui se nomme « le quotidien » et il doit apprendre à s'y mouvoir. La tâche est gigantesque, mais il y a quelque chose de vraiment passionnant à découvrir que chaque jour de la vie porte en soi le cadeau de l'avenir. Le survivant, en s'engageant activement à agir avec les autres, découvre la clé de son évolution.

Les progressions nettes et linéaires n'existent pas. Il y a des périodes de grand découragement chaque fois que les choses que l'on croyait réglées définitivement reviennent nous hanter. La guérison est une spirale qui débouche sur la plénitude au terme d'une escalade lente et graduelle. Parfois, le sentiment de sécurité doit être rétabli. De nouvelles périodes de pleurs et de frayeurs, qui semblent sans fin, peuvent attendre le survivant au tournant, mais dans l'ensemble, il a appris à apprivoiser l'espoir. Le miracle de la guérison s'est produit.

COMMUNITY HOLISTIC CIRCLE HEALING

HOLLOW WATER

Tant que le cœur de ses femmes n'est pas dompté, une nation résiste. Mais quand leur cœur est à terre, cette nation est conquise, quelle que soit la bravoure de ses guerriers ou la puissance de ses armes.
Proverbe Cheyenne

Quand on se penche sur notre histoire, on s'aperçoit que les femmes n'ont pas commencé à boire avant les années 60. C'est à ce moment-là que nos collectivités ont commencé à décliner. Avant cette époque, tout reposait entre les mains des femmes.Note de bas de page 126
Berma Bushie

Hollow Water et les trois collectivités métisses qui l'entourent se composent d'environ 1 000 personnes installées sur le lac Winnipeg à quelques heures du nord‑est de la ville de Winnipeg. La collectivité est à l'image de son histoire, marquée par la colonisation, et par le découragement et le désespoir qui ont suivi ses pas. On peut difficilement comprendre l'énormité de la tâche qui attend la collectivité de Hollow Water sur la voie qui méne à la guérison :

Il y a plus de 10 ans, alors que la plupart des collectivités canadiennes niaient encore l'existence et les conséquences des agressions sexuelles, Hollow Water a commencé à explorer la voie de la guérison en fondant leCommunity Holistic Circle Healing (CHCH). Le CHCH est une méthode de guérison novatrice trés différente des modéles de traitement que l'on trouve dans les systémes juridiques conventionnels. Le processus tient les délinquants pour responsables envers leur collectivité et il encourage la guérison de tous les protagonistes – les victimes et les agresseurs, et les membres de la collectivité. Les sections suivantes présentent les éléments qui différencient la méthode des modéles occidentaux. Il faut toutefois noter, avant toute chose, que si Hollow Water a connu des succés dans ce domaine, c'est au courage de ses enfants qu'elle le doit.

LA RÉUSSITE COMMENCE PAR LA RÉVÉLATION

Il y a en nous une force que nous-mêmes n'avons pas encore reconnue.
Poundmaker 1842-1886

Les années 70 ont été vraiment folles ... Où étaient passés les enfants? On les avait oubliés ... Au début des années 80, quelques-uns d'entre nous avons décidé de redevenir sobres ... Au début, nous avons pointé du doigt l'alcoolisme, la négligence à l'égard des enfants, le décrochage scolaire... Plus nous en apprenions sur nous‑mêmes, plus nous apprenions à connaître notre collectivité. C'était une époque troublante, qui nous a fait pénétrer plus profondément en nous-mêmes. C'est alors que nous avons commencé à nous occuper de la violence sexuelle.
Berma Bushie

On commence à enregistrer des résultats tangibles quand les enfants sont en mesure de dénoncer l'agression. L'équipe du CHCH avait fait beaucoup de travail préparatoire, mais Berma Bushie montre, dans la prochaine citation, l'énormité du probléme; quand la violence a commencé à être divulguée, toute la collectivité en a été ébranlée, même ceux qui étaient les plus engagés sur la voie de la guérison.

Alors que nous cheminions sur la voie de notre propre guérison, nous sommes arrivés à un point où nous avons dû nous tourner vers nos enfants. Nous n'avions pas assez d'énergie pour forcer à agir une collectivité restée si longtemps silencieuse... et qui avait perpétué la violence de génération en génération. Tout le monde vivait dans la peur. Rien n'aurait pu amener les gens à parler de ce qui s'était passé ... Quand nous avons ouvert les portes, ce sont les enfants qui ont pris la reléve. Je suis toujours ébahie par la force et par le courage de nos enfants. ... Ce sont eux qui ont la force, et le désir, eux qui ont la foi et la volonté de dire ce qu'ils savent. Ce sont eux encore qui nous ont tiré de l'impasse où toute la collectivité avait abouti. Il y avait trop de crainte, trop de colére ... Une fois que nous avons donné à nos enfants la permission de parler de ce qui leur était arrivé, ils ont tout révélé. Les récits d'incidents fusaient de partout, comme des geysers intarissables.Note de bas de page 127

L'APPROCHE DU CHCH – DIFFÉRENTE DES SYSTÈMES EUROPÉENS

LA GUÉRISON FONDÉE SUR UN MODE DIFFÉRENT DE CONNAISSANCE

Les méthodes fondées sur la connaissance et les traditions occidentales donnenet de bon résultats. Les gens sont à nouveau conscients de leurs liens avec le monde. On peut parler de guérison. Nous n'avons pas l'intention ici de dénigrer des méthodes qui sont bénéfiques pour un grand nombre. Le but que nous visons, c'est plutôt d'expliquer comment fonctionne le CHCH, dans le respect des traditions culturelles du peuple ojibwa. L'approche du CHCH est fondée sur d'autres modes de connaissance et sur des principes qui dérivent de la vision du monde de la collectivité ojibwa et des traditions de la p'madaziwin.

En Europe et au Canada, le classement des choses est hiérarchique et unidirectionnel. Il refléte la vision occidentale du monde. La spiritualité et la façon de voir le monde des Anishnabe se comprend mieux grâce à l'analogie du cercle ; la collectivité est représentée comme un réseau de relations « signifiantes » entre des gens de même parenté, le territoire et le monde spirituel.

« La principale valeur de la culture ojibwa, c'était la p'madaziwin, la vie dans son sens le plus large, la vie qui représente la santé, la longévité et le bien‑être, pas seulement pour la personne, mais pour toute sa famille. Le but de la vie, c'était une bonne vie et il n'y avait pas de '' bonne vie '' sans la p'madaziwin. »Note de bas de page 128 Ce que les peuples avaient en commun, c'était cette quête de la « bonne vie » caractérisée par l'équilibre de tous les aspects des mondes physique et spirituel.

La colonisation qui s'est poursuivie pendant des siécles a altéré le cercle et la p'madziwin. Une partie de ce que le CHCH appelle la thérapie de la décolonisation est en conséquence la restauration de l'équilibre grâce à la guérison du traumatisme de la violence sexuelle. Dans la tradition culturelle ojibwa, la recherche d'un moi plus homogéne est liée à une meilleure intégration dans la collectivité. Il s'ensuit donc que les principes qui reflétent les sémes essentiels de la définition de collectivité constituent les fondements mêmes de la voie qui méne à la guérison. Le CHCH est né d'une façon de voir la guérison et la collectivité, qui est propre à la culture ojibwa.

La destruction de l'harmonie que provoque l'agresseur se propage bien au‑delà de lui-même et de ses victimes. L'effet de ses actes irradie comme les cercles concentriques d'une pierre jetée dans un étang. La bonne vie au sein de la collectivité en sort affaiblie. Le but du CHCH est de protéger la collectivité en « guérissant » l'agresseur. L'extrait suivant décrit ce processus :

Ce qui s'est produit ici à petite échelle, c'est la révélation faite par une personne qui a donné le courage à la suivante et à la suivante de telle sorte qu'avec le temps, le fardeau est vraiment partagé. C'est notre douleur personnelle, mais elle est partagée parce que nous disons à un cercle d'interlocuteurs de plus en plus large que c'est ce qui nous est arrivé et parce que, par ce geste, nous donnons de l'espoir à d'autres personnes. Celles‑ci commencent à affronter leurs propres traumatismes, et le don que vous avez fait vous revient. Vous recevez quelque chose en retour. C'est comme cela que je vois la guérison dans ma collectivité – c'est ce réseau et c'est l'établissement de ces correspondances.Note de bas de page 129

LA GUÉRISON, RETOUR À L'ÉQUILIBRE

Les thérapeutes occidentaux et ceux du CHCH voient la guérison comme un processus, et ils la comparent souvent à un voyage. Hommes ou femmes parlent du chemin de la guérison ou du sentier de la guérison qu'ils ont parcouru. Il y a donc des similarités mais le concept du CHCH s'éloigne de façon significative, à plus d'un point de vue, des traditions occidentales. En particulier, le CHCH conçoit la guérison comme un retour à l'équilibre, comme il ressort des extraits suivants :

[Pour les Anishnabe, le nombre quatre a une signification particuliére. Il correspond aux points cardinaux – le nord, le sud, l'est et l'ouest – ou aux éléments de base de l'univers – le feu, l'eau, l'air et la terre.] Il permet également de dénombrer les différentes facettes de l'univers de la personne : physique, mentale, émotionnelle et spirituelle. Nous savons que dans le processus de guérison, nous devons tenir compte de toutes les dimensions de la personne. En outre, ce retour à l'équilibre doit englober toutes les relations de celle‑ci – passées et présentes. Par ailleurs, son voyage thérapeutique ne sera considéré comme terminé que lorsque la famille, la collectivité et la nation tout entiére auront retrouvé, dans toutes leurs dimensions, l'équilibre perdu.

La guérison, c'est l'abandon physique, mental, émotionnel et spirituel de notre souffrance, la souffrance que nous avons tous subie et celle que nous avons infligée aux autres. Chacun de nous est une victime, chacun de nous est devenu l'agresseur d'autres personnes. La guérison consiste à briser le cycle de la violence. La guérison consiste à remplacer dans notre vie quotidienne notre colére, notre culpabilité, notre honte et notre vulnérabilité par les sept commandements : l'honnêteté, l'amour, le courage, la sincérité, la sagesse, l'humilité et le respect.Note de bas de page 130

[traduction]
Chérir la connaissance, c'est connaître la sagesse
Connaître l'amour, c'est connaître la paix
Honorer la création, c'est la respecter
Le courage, c'est affronter la vie avec intégrité
L'honnêteté, dans une situation difficile, c'est la bravoure
L'humilité, c'est reconnaître sa place dans l'univers sacré de la création
La vérité, c'est savoir toutes ces chosesNote de bas de page 131

La guérison est une quête, une quête de ce que nous sommes, de ce que nous avons été et de ce que nous pouvons devenir. Guérir, c'est commencer à se sentir bien, à être en harmonie avec soi-même en tant que personne, en tant que partie d'une famille, d'une collectivité et d'une nation. Guérir, c'est réclamer la responsabilité de ce que nous sommes et des choix que nous faisons. Le cheminement thérapeutique est différent pour chaque personne, pour chaque famille et chaque collectivité. Les sentiers bifurquent et tournent, montent et descendent. Les pas se croisent souvent plus d'une fois avant qu'un enseignement ne soit assimilé.

Guérir, c'est comprendre, croire, et accepter d'être guidé par le Créateur et ses serviteurs dans les quatre directions. Guérir, c'est en venir à croire en nous-mêmes, en nos familles, nos collectivités et notre nation. Guérir, c'est se réapproprier le cercle d'influences... c'est de se réapproprier le cercle.Note de bas de page 132

LA PLACE DU DÉLINQUANT

Le CHCH entre en scéne là où le systéme occidental de justice pénale se retire – sur la question de la responsabilité. Dans le systéme occidental, la responsabilité du délinquant par rapport aux actes qu'il a posés s'exerce au moyen de l'incarcération. Dans l'esprit du CHCH, la responsabilité devrait s'exercer envers la collectivité. Les délinquants entrent dans le processus de la responsabilisation par la guérison – la découverte d'un nouvel équilibre.

Lorsque la Gendarmerie a suffisamment de preuves pour porter des accusations, elle s'adresse au CHCH qui amorce alors le processus avec l'équipe et les membres de la collectivité qui ont les meilleures relations avec le délinquant. On lui explique la situation : la GRC va porter des accusations contre lui. Le délinquant a ensuite le choix; il peut passer par le systéme de justice pénale et courir sa chance d'être disculpé ou il peut plaider coupable, être mis en probation et commencer les travaux du cercle de guérison.

Ainsi, le processus commence par les aveux du délinquant qui reconnaît avoir commis l'infraction; par cette reconnaissance, il a déjà le pied dans le cycle de la réintégration sociale. Pendant tout ce processus, il est soutenu et guidé dans le cadre d'une méthode où il n'est pas blâmé.

RESTAURATION ET PARDON

Hollow Water tente de réconcilier ses membres. Puisque la parenté et la communauté de résidence tissent de nombreuses liens entre agresseurs et victimes, la restauration d'un certain niveau de sécurité est essentielle à la guérison. Cela peut ne jamais se produire et c'est censé prendre un certain nombre d'années, mais on espére y parvenir, tout au moins partiellement. La vie d'une victime reste diminuée si les symptômes du traumatisme surgissent dans son quotidien, au sein de sa collectivité.

Il semble que le pardon, qui est un concept chrétien, a pour but de permettre à la victime d'enlever la sanction des épaules d'un délinquant qui s'est confessé et qui a fait preuve d'un repentir et d'une contrition véritables. Herman écrit : « Chez un agresseur, la contrition véritable est rare »Note de bas de page 133. À ses yeux, le destin du délinquant est de moins en moins important pour la victime à mesure que celle‑ci se dirige vers sa propre guérison. Hollow Water, cependant, aborde la démarche thérapeutique d'un autre angle, à partir d'une gamme différente de conditions. La contrition véritable est un but compatible avec la guérison. Dés qu'il admet sa participation à l'infraction, le délinquant est guidé, aidé, soutenu et recentré pour qu'il devienne pleinement conscient de ses actes et de leurs effets. Parallélement, la collectivité vise la réintégration du délinquant et elle contribue ainsi au renforcement de son moi et à sa propre consolidation.

Dans les deux systémes, on reconnaît que la victime poursuit sa propre guérison, mais le concept de guérison à Hollow Water englobe également la collectivité et le délinquant. Une certaine forme de rapprochement est un des buts de la guérison. Les approches sont difficiles à comparer sur ce point parce que, dans le systéme de justice pénale, la restauration d'un certain niveau de rapprochement n'est pratiquement jamais un but alors que c'en est un à Hollow Water. Les travaux de Jan Hindman semblent avoir certains points en commun avec le CHCH sur le plan philosophique. Elle note la relation souvent étroite qui unit le délinquant à sa victime, p. ex., le beau-pére, le pére, l'oncle, mais la victime doit comprendre que le délinquant est responsable de l'agression. C'est l'enfant qui a le contrôle. Le délinquant assume une plus grande part de responsabilité, mais le but de la thérapie est le bien‑être de l'enfant

Le processus du community holistic circle healing : un modéle

Ce qui suit constitue un modéle du processus du cercle de guérison :

Le processus du community holistic circle healing
Description de l'image

Le graphique ci-dessus illustre un grand cercle au centre duquel se trouve le processus du « Community Holistic Circle Healing » (CHCH), et énumère les étapes du processus de guérison. Le processus commence dans la partie supérieure du graphique et progresse dans le sens des aiguilles d'une montre : 1. Dénonciation; 2. Établissement d'un milieu sûr pour la victime; 3. Confrontation de l'agresseur; 4. Soutien au conjoint et aux parents; 5. Soutien à la famille et à la collectivité; 6. Rencontre de l'équipe d'évaluation avec la GRC; 7. Cercles avec l'agresseur; 8. Cercles avec la victime et l'agresseur; 9. Préparation de la famille de la victime; 10. Préparation de la famille de l'agresseur; 11. Rassemblement spécial ou cercle de la sentence; 12. Examen de la sentence; 13. Cérémonie de la purification.

LA PRISE DE CONSCIENCE FRAGILE DE LA SOCIÉTÉ

La société canadienne sait combien les événements traumatisants, y compris la violence sexuelle à l'endroit des enfants, cause de dévastation. La divulgation se poursuit, tout comme la guérison. Mais la volonté de savoir la véritable histoire des gens et de leur guérison reste fragile. Judith Herman en dit plus :

L'étude du traumatisme psychologique [y compris de la violence sexuelle] a évolué dans le temps d'étrange façon – c'est un cheminement jalonné d'états d'amnésie épisodiques. Les périodes d'investigation active ont alterné avec les périodes d'oubli. À plusieurs reprises au cours de ce siécle, des méthodes d'enquête identiques ont été adoptées puis abandonnées de façon abrupte pour être redécouvertes beaucoup plus tard. Les documents classiques d'il y a 50 ou 100 ans se lisent souvent comme des ouvrages contemporains. Bien que le domaine dispose en fait d'une riche et abondante tradition, il est périodiquement tombé dans l'oubli et il doit constamment être redécouvert... L'étude du traumatisme psychologique ne souffre pas de manque d'intérêt. Au contraire, le sujet provoque une intense controverse qui se mue périodiquement en anathéme.Note de bas de page 134 Note de bas de page 135

LA DÉNÉGATION, LA VOLONTÉ POLITIQUE ET LE CHCH

L'étude du traumatisme psychologique résultant des actes de violence sexuelle méne tout droit à l'inconcevable. L'inconcevable peut à son tour trop facilement engendrer l'incrédulité. La dénégation n'a cessé d'exercer son emprise de génération en génération. Les conseillers du CHCH ne doivent pas seulement affronter les protagonistes du drame ou l'éventualité d'un échec personnel dans leur rôle d'agents de changement, mais également la perspective que le grand public abandonnera aisément l'idée – traumatisante – que l'agression sexuelle est réelle, envahissante et persistante. Sans un contexte politique qui insiste pour donner une voix aux déshérités, le contexte social requis pour rompre le silence et pour continuer à le combattre, ne pourra être instauré.

La répression et l'oubli sont plus faciles que la guérison. La guérison exige que l'on porte le fardeau de la réalité traumatisante sans baisser les yeux de honte et sans revenir à la douceur anesthésiante de la dénégation. Hommes, femmes, familles, collectivités, société peuvent tous et toutes réprimer, nier et oublier.

Les nécessités du financement compliquent la tâche du CHCH. Dans une petite collectivité, il n'y a que peu de personnes pour mener à terme le grand nombre de tâches requises pour éliminer les dysfonctions de la collectivité et assurer son rétablissement. Les travailleurs du CHCH ne peuvent se payer le luxe de se spécialiser. Les membres de l'équipe de travail interviennent directement auprés des délinquants et ils sont disponibles chaque fois qu'une agression ou que des actes de violence sont dénoncés. Ils consacrent autant de temps qu'il le faut pour aider les victimes, les délinquants et les familles et ils doivent affronter les nouvelles réalités que la dénonciation a fait surgir. Ils sont tous des survivants eux-mêmes. Pour eux, l'anglais est une langue seconde et ils ne sont pas avocats. Un labyrinthe de politiques et de procédures gouvernementales s'applique aux collectivités des Premiéres nations. Les initiatives de financement évoluent dans le temps. Le CHCH doit s'adapter fréquemment à de nouvelles entités administratives et à de nouveaux représentants du gouvernement. Un changement de politique, un changement de ministres, ou les répercussions d'élections fédérales ont un impact direct sur le CHCH. Alors que les travailleurs se concentrent sur les subtilités de la guérison des délinquants sexuels et de leurs victimes, les décisions prises ailleurs influencent fortement les résultats de leur action. Dans un climat politique de plus en plus sensible aux restrictions budgétaires, il se pourrait fort bien que les difficultés du CHCH augmentent et que le financement de ce projet novateur soit plus long à obtenir. Jusqu'ici, aucune entente de financement à long terme n'a été signée.

Si l'équipe du CHCH de Hollow Water a réussi, c'est grâce à son intuition, à sa grande compréhension de la collectivité et de ses besoins, et à une approche respectueuse qui prend racine dans les enseignements traditionnels de la culture ojibwa. Paradoxalement, cette équipe a dû, en plus, apprendre à déjouer les machinations bureaucratiques des systémes mêmes qui sont à l'origine d'une grande partie des dysfonctions de la collectivité.

Le cercle de la victime : bibliographie

Le cycle de la victimisation : lectures recommandées

LE TRAUMATISME PSYCHOLOGIQUE

Herman, Judith. Trauma and Recovery. Basic Books, Harper & Collins, New York, 1992.
Herman aborde la nature du traumatisme psychologique et analyse en profondeur la violence envers les enfants, le traumatisme de la guerre, la violence politique et la captivité.

Figley, Charles (éd.) Trauma and Its Wake: Vols. I and 2. Brunner/Mazel series on Psycho-social Stress, Bruner/Mazel, New York, 1985.
Ce ne sont pas tous les chapitres qui s'appliquent aux actes de violence sexuelle, mais l'ouvrage aborde la question du traumatisme psychologique en profondeur et avec clarté.

OUVRAGES TRAITANT DE LA VIOLENCE SEXUELLE ENVERS LES ENFANTS ET DE LA GUÉRISON

Bass, E. & Davis, L. The Courage to Heal: A Guide for Women Survivors of Sexual Abuse. Harper & Row, New York, 1988.
Le guide le plus connu et le plus complet sur la violence sexuelle envers les enfants. Facile à lire, l'ouvrage provoque beaucoup de tristesse. Il offre un bon aperçu des stades de guérison, qui contraste avec l'approche du CHCH.

Case J. & Hagans K. When Your Child has been Molested: A Parent's Guide to Healing and Recovery. Lexington Books, Lexington, Mass., 1988.

Foucault, Michel. Discipline and Punish: The birth of the Prison. Pantheon, New York, 1977.
Foucault a également écrit un ouvrage en trois volumes intitulé History of Sexuality, Vintage books, New York, 1980.

Hindman, Jan. Just Before Dawn. AlexAndria Associates, Ontario, Oregon, É.-U., 1989.
Cet ouvrage, qui porte comme sous-titre "From the Shadows of Tradition to New Reflections in Trauma Assessment and Treatment of Sexual Victims" donne de nombreux indices des causes de traumatisme chez les enfants et propose une approche thérapeutique novatrice. L'auteure établit un certain nombre de paralléles avec le CHCH. Un ouvrage qui ne manque pas d'intérêt.

Holman, Beverly & Maltz, Wendy. Incest and Sexuality: A Guide to Understanding and Healing. Lexington Books, Lexington, Mass., 1987.
Ce livre facile à comprendre donne une information de qualité sur la sexualité en général.

OUVRAGES QUI S'ADRESSENT PARTICULIÈREMENT AUX COLLECTIVITÉS DES PREMIÈRES NATIONS

Assembly of First Nations. Breaking the Silence. Assembly of First Nations, Health Commission, Ottawa, 1994.
Des survivants discutent des conditions de vie dans les pensionnats, des répercussions de l'agression et de leurs volonté de guérir.

Bruyere, Jocelyn. A Native Parenting Approach: Kishawehotesewin. Manitoba Friendship Centres, Winnipeg, Man., 1983.
Cet article est court, mais il offre de précieux renseignements sur l'art d'être parents, dans la ligne des valeurs traditionnelles.

Bushie, Berma & Bushie, Joyce. Réflexions. Portefeuille du Soliciteur général, Ottawa, sept. 1996.

Martens, Tony et Daily, Brenda. The Spirit Weeps. Nechi Institute, Edmonton, Canada, 1988.
Les caractéristiques et la dynamique de la violence sexuelle envers les enfants avec des chapitres spécialement consacrés à la réalité des collectivités indiennes ainsi qu'aux agressions et à la guérison dans ces collectivités.

VIOLENCE SEXUELLE ENVERS LES GARÇONS

Finklehor, David. The Sexual Abuse of Boys in Rape and Sexual Assault. Burgess, A. (éd.), Garland Books, New York, 1985.

Grubman-Black Stephen. Broken Boys/Mending Men: Recovery from Childhood Sexual Abuse. Human Services Institute, Bradenton, Floride, 1990.

Hindman, Jan. Just Before Dawn. p. 155 à 160.

Lew, Mike. Victims No Longer: Men Recovering from Incest and Other Sexual Child Abuse, Nevraumont Publishing, New York, 1988.
Un excellent ouvrage de référence pour les hommes, écrit dans un langage simple et direct.

SOURCES VIDÉOSCOPIQUES

Black, Claudia. Video, Breaking the Silence. Kinetic Inc. (distributeur), 1990.
Video, Healing From Childhood Sexual Abuse. Kinetic Inc. (distributeur), 1990.

Bonisteel, Roy. CBC video, The Inner Healer. 1984.

Bradshaw, John. Family Secrets.

Cardinal, Gil. NFB video, The Spirit Within, 1990.

Obomsawin, Alanis. NFB video, Poundmaker's Lodge. 1987.

Le cycle de la victimisation : bibliographie

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Barbaree, H.E., Laws, D.R., Marshall, W.L. Handbook of Sexual Assault: Issues, Theories and Treatment of the Offender. Plenum Press, New York, 1990.

Bass, E. & Davis, L. The Courage to Heal: A Guide for Women Survivors of Sexual Abuse. Harper & Row, New York, 1988.

Brownmiller, S. Against Our Will: Men, Women, and Rape. Bantam Books, New York, 1975.

Bruyere, Jocelyn. A Native Parenting Approach: Kishawehotesewin. Centres d'accueil du Manitoba, Winnipeg, Manitoba, 1983.

Burgess, A. (éd.). Rape and Sexual Assault: A Research Handbook. Garland Books, New York, 1985.

Bushie, Berma. Hollow Water, trancriptions inédites, Portefeuille du Solliciteur général, Ottawa, 94.09.25. 

Bushie, Berma & Bushie, Joyce. Réflexions. Portefeuille du Solliciteur général, Ottawa, sept. 1996.

CHCH, Position on Incarceration, CHCH files, Hollow Water, Manitoba, 93.04. 20.

CHCH, The Sentencing Circle , CHCH files, Hollow Water, Manitoba, 93.06.14.

Elliott, Lynda, & Tanner, Vicki. My Father's Child: Help and Healing for the Victims of Emotional, Sexual, and Physical Abuse. Wolgemuth & Hyatt, Brentwood, Tenn., 1988.

Femmes autochtones du Québec. Highlights of the Conference: This is Dawn. Bibliothéque nationale du Québec, 1996.

Figley, Charles (éd.) Trauma and Its Wake: Vols. I and 2. Brunner/Mazel series on Psycho-social Stress, Bruner/Mazel, New York, 1985.

Finklehor, David. The Sexual Abuse of Boys in Rape and Sexual Assault. Burgess, A. (éd.), Garland Books, New York, 1985.

Grubman-Black Stephen. Broken Boys/Mending Men: Recovery from Childhood Sexual Abuse. Human Services Institute, Bradenton, Floride, 1990.

Heckbert, Doug and Hodgson, Maggie. Healing Spirit & Recovery. Nechi Institute & KAS Corp, 1995.

Herman, Judith. Father-Daughter Incest in Rape and Sexual Assault : A Research Handbook. A. Burgess (éd.), Garland Books, New York, 1985.

Herman, Judith. Trauma and Recovery. Basic Books, Harper & Collins, New York, 1992.

Hindman, J. Just Before Dawn. AlexAndria Associates, Ontario, Oregon, USA, 1989.

Holman, Beverly & Maltz, Wendy. Incest and Sexuality: A Guide to Understanding and Healing. Lexington Books, Lexington, Mass., 1987.

Janoff-Bulman, R. The Aftermath of Victimisation: Rebuilding Shattered Assumptions in Trauma and Its Wake. C. Figley (éd.), Brunner/Mazel, New York, 1985.

Krawll, Marcia. Comprendre le rôle de la guérison dans la collectivité autochtone. Portefeuille du Soliciteur général, Ottawa, 1994.

Lajeunesse, T. Processus holistique de réconciliation. Portefeuille du Solliciteur général, Ottawa, 1993.

LaRocque, Emma. Violence in Aboriginal Communities. Centre national d'information sur la violence dans la famille, Ottawa, 1994. Tiré de l'ouvrage The Path to Healing, avec l'autorisation de la Commission royale sur les peuples autochtones.

Lew, Mike. Victims No Longer: Men Recovering from Incest and Other Sexual Child Abuse. Nevraumont Publishing, New York, 1988.

Manitoba Justice. Stop the Violence: A Resource Guide for Service Providers on the Processes and Programs Aimed at Combatting Domestic Violence Manitoba Justice, Winnipeg, Manitoba, 1996.

Martens, Tony and Daily, Brenda. The Spirit Weeps. Nechi Institute, Edmonton, Canada, 1988.

McCann L. & Pearlman L. Psychological Trauma and the Adult Survivor: Theories, Strategies and Transformation. Brunner/Mazel, New York, 1990.

Miller, Alice. The Drama of the Gifted Child: The Search for the True Self. Reprise de l'ouvrage Prisoners of Childhood, Basic Books Inc., New York, 1981.
Thou Shalt Not Be Aware: Society's Betrayal of the Child. New American Library, New York, 1986.

Moon, Peter. "Hundreds of Cree and Ojibwa Children Violated", The Globe and Mail, le 19 octobre 1996.
"Native Healing Program Helps Abusers", The Globe and Mail, le 10 avril 1995.

Network for Community Justice and Conflict Resolution. Healing Wounded Sexuality: Creative Responses for Victims and Offenders. Kitchener, Ontario, 1988, VF 313??, Bibliothéque du Solliciteur général, Ottawa.

Oates, Maurice. Dealing With Sexual Abuse in a Traditional Manner: A Process of Active Intervention by the Community. Manuscrit inachevé,1988, Prince Rupert, Colombie-Britannique, VF?? 218 Bibliothéque du Solliciteur général du Canada, Ottawa.
Sexual Abuse, Harper Collins, New York, 1993.

Sgroi, Suzanne. Handbook of Clinical Intervention in Child Sexual Abuse. Lexington Books, Lexington, Mass., 1982.

Shengold, Leonard. Soul Murder: The Effects of Childhood Abuse and Deprivation. Yale University Press, New Haven, 1989.

SOURCES VIDÉOSCOPIQUES

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Video, Healing From Childhood Sexual Abuse. Kinetic Inc. (distributeur), 1990.

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Bradshaw, John. Family Secrets. TV Ontario, 1996.

Cardinal, Gil. NFB video, The Spirit Within. 1990.

Obomsawin, Alanis. NFB video, Poundmaker's Lodge. 1987.

Le cercle de Hollow Water

Berma Bushie : Un itinéraire personnel

Le cercle de Hollow Water
Description de l'image

Le diagramme ci-dessus consiste en quatre cercles qui s'entrecroisent pour illustrer visuellement les liens entre les différents groupes qu'ils représentent, ainsi que la façon dont ces groupes sont reliés les uns aux autres. Le cercle coloré dans la partie gauche du diagramme représente le cercle de Hollow Water, et le chapitre suivant porte sur la mobilisation et le changement.

J'ai toujours du mal à faire comprendre aux gens de l'extérieur ce qui se passe à Hollow Water. Je préfére que vous veniez vous-mêmes voir à Hollow Water ce qui s'y passe. Souvent, je n'ai pas les mots pour le dire; alors, j'espére que vous me suivez. Il y a tant d'aspects différents qui sont en jeu, tant de personnages différents. Comme femme dans ma collectivité, j'ai eu un itinéraire tout à fait personnel qui m'a guidé de façon que je puisse personnellement m'y retrouver.

J'ai toujours été une travailleuse de premiére ligne; je suis sortie de ma collectivité pour faire mes études, mais je suis revenue à 19 ans. Je ne m'y suis pas mise toute de suite au travail. Je me suis d'abord mariée et j'ai eu des enfants. Je suis restée à la maison avec eux les cinq premiéres années de leur vie. Puis, j'ai commencé à fréquenter la collectivité et j'ai été horrifiée de que j'y ai vu et ressenti.

Mon pére parlait de notre collectivité. De la façon dont il la décrivait, c'était comme s'il parlait d'un lieu étranger ¾ c'était celle où il avait été élevé. Il parlait de la façon dont ses membres collaboraient, jusqu'à partager la nourriture qu'ils avaient. À l'époque, ils tenaient encore leurs lignes de piégeage. L'été venu, les familles partaient. Elles allaient ailleurs. Toute la collectivité partait. À l'automne, on se rendait à un autre endroit. Il disait que la collectivité était unie et trés attentive à tous les aspects de la vie communautaire, y compris pour ce qui est de la cueillette de la nourriture. Les hommes pêchaient et les femmes séchaient le poisson. La nourriture était conservée à deux endroits, l'un du côté nord, et l'autre du côté sud de notre collectivité. Il y avait des jardins communautaires et chacun venait s'y approvisionner. On mettait de la nourriture en réserve pour être sûr qu'il y en aurait pour tout le monde. Mon pére est né en 1911 et, autant que je sache, ce mode de vie existait encore dans les années 30.

Née en 1949, j'ai trés peu connu ce mode de vie. Mon expérience, c'est que les églises sont venues, les écoles sont venues, tous les systémes ont commencé à venir et ont commencé à fragmenter la collectivité. Dans les années 80, c'était un endroit vraiment horrible. Nous voyions plus de nos femmes battues et violées, de nos enfants faire l'objet de mauvais traitements. Avec tout l'alcool et toutes les tentatives de suicide, nous avons perdu le contact avec Dieu. Quand j'ai commencé à travailler, j'ai senti ce qui arriverait. Aussi, notre défi aujourd'hui dans ma collectivité est de retourner au temps de mon pére, au mode de vie qui existait alors. Comment? voilà la question. Nous parlons de liens à établir.

Aujourd'hui, nous avons dans la collectivité beaucoup de peur, beaucoup de honte ¾ elle est trés silencieuse. Beaucoup de gens gardent encore le silence sur les mauvais traitements. Ce qui me tracasse, c'est la structure sociale. Nous devons retrouver la structure sociale qu'il y avait. Lorsqu'on considére les lois qui la régissaient du temps de mon pére, c'étaient des lois trés simples. Celles que j'emploie dans mon travail sont la gentillesse, l'honnêteté, les soins, le partage et la foi. Des gens parlent encore de nos enfants comme des dons du Créateur, mais trop d'entre nous ne comprennent pas ce que cela signifie. Je pense que cela était compris des générations précédentes, mais pas aujourd'hui. Je pense que ça s'est perdu à un moment donné. Nous savons également selon nos traditions que les femmes avaient une place d'honneur parce qu'elles donnaient la vie. C'est surtout ça qui me guide dans mon travail.

Je sais que, lorsque viendra le temps où les femmes seront honorées et respectées et qu'elles auront regagné cette place d'honneur, nous aurons alors une collectivité saine. Lorsque nos enfants seront vus comme des cadeaux du Créateur et que tous les adultes de la collectivité assureront la sécurité et le bien-être des enfants, je saurai alors que ma collectivité est saine. Je crois que nous avons amorcé ce processus au début des années 80 lorsque nous avons commencé à regarder notre collectivité, je veux dire, la regarder vraiment, telle qu'elle était. Nous avons commencé à travailler pour changer la laideur. D'abord, nous devions commencer par nous-mêmes. J'avais alors 34 ans. Je suppose que c'était la premiére fois que réfléchissais vraiment sur moi-même.

Ensuite, ce qui nous guide, ce sont nos Anciens. Ils nous disent que l'on doit commencer par soi-même, puis notre famille et notre collectivité. Ils disent que l'on doit regarder toutes les parties, toutes les différentes parties de notre être physique, psychologique, affectif, spirituel. Pour être une personne saine, les quatre aspects doivent être en équilibre et l'on doit appliquer les lois du Créateur dans la vie de tous les jours. C'étaient des mots vides de sens au début parce qu'aucun d'entre nous, dans notre collectivité, n'appliquait les lois.

La façon dont ma collectivité faisait face à toute cette colére a été de fermer les yeux sur ce qui se passait. La façon de faire face au chaos social, au moins pour les trois ou quatre derniéres générations, a été de prétendre que cela n'existait pas. Ce fut un véritable dilemme lorsque nous avons d'abord regardé notre collectivité. Où commençons-nous? Qui prenons-nous? Nous étions forcés, pour bien des raisons, à commencer par nous guérir nous-mêmes.

J'avais 34 ans et, pour la premiére fois, j'ai regardé en face les mauvais traitements qu'on m'avait infligés. J'avais été agressée sexuellement par mon grand-pére entre 6 ans et 9 ans. Jusqu'à 34 ans, je considérais les mauvais traitements comme un mauvais rêve. Je rêvais que cela n'avait jamais vraiment existé. Cette partie de ma vie est la plus difficile à voir en face. Le traumatisme suivant, je l'ai subi à 12 ans. J'ai été violée par un membre de la collectivité et, pendant toute une année ensuite, j'ai couché avec n'importe qui. Entre 12 et 13 ans, je pensais être nymphomane. J'avais un comportement difficile et trés suicidaire. Je connais tous les endroits où j'allais sur la falaise chaque fois que je couchais avec un garçon. Je sais exactement à quel endroit je me tenais, puis je revenais, ne pensant qu'à mettre fin à mes jours. Je n'avais que 12 ans.

D'aprés ma propre histoire, j'ai commencé à comprendre par quoi passaient beaucoup de membres de notre collectivité. Mais, pendant 34 ans, j'ai gardé le silence. Nous avons tous souffert. Nous étions isolés les uns des autres et ce n'est qu'au milieu des années 80 que nous avons commencé à envisager notre propre guérison. Beaucoup d'entre nous avons prétendu vivre normalement, et nous allions travailler pour notre collectivité. Nous avions toutes sortes d'idées et de programmes et de projets qui sont censé aider, mais ça ne marchait pas. Nous avons commencé à voir que, pour changer vraiment, nous devions commencer par nous-mêmes, par affronter nos mauvais traitements, notre propre dysfonction; cela s'applique à nous tous, dans cette collectivité. Il fallait commencer par nous-mêmes, par nos mauvais traitements, par notre propre comportement et la façon dont nous influons sur les valeurs des uns et des autres. L'interaction était fondée sur la rage des uns envers les autres parce que nous ne connaissions pas d'autre façon de faire. Nous avions toutes ces mauvaises choses en nous. Comment pouvions-nous interagir d'une autre façon, sinon par cette rage?

Quand nous avons commencé notre propre cheminement vers la guérison, nous en sommes venus à nous tourner vers nos enfants. Nous n'avions pas le courage de rendre la collectivité meilleure parce qu'elle avait, par son silence, perpétué les mauvais traitements d'une génération à l'autre. Il y avait beaucoup de peur. Il n'était pas question, pour les gens, de parler de ce qui s'était passé ou de ce qu'ils enduraient pendant qu'ils grandissaient. Lorsque nous avons commencé à parler de nos propres mauvais traitements et que nous avons commencé à nous exprimer, ce sont les enfants qui ont mené la lutte. Je suis toujours impressionnée de voir la force et le courage de nos enfants. Nous n'avons pas beaucoup d'enfants dans notre collectivité. Ce sont les petits enfants de 3 à 12 ans qui ont la force, le désir, la foi et l'esprit nécessaires pour parler ouvertement. Et ce sont eux qui sont venus à notre rescousse parce que nous avions atteint un point que nous ne pouvions dépasser. Il y avait trop de peur, trop de colére. Les enfants nous ont permis de parler, même si nous n'étions qu'un petit nombre, environ 24. Lorsque nous avons donné aux enfants la permission de parler de ce qui leur était arrivé, ils se sont lancés, et beaucoup ont raconté leur histoire.

Je pense que, pendant cinq ans, notre collectivité a été dans un état de chaos total. Là encore, ce sont les enfants qui nous ont aidé à gérer cette crise parce qu'ils sont trés ouverts au sujet de leurs problémes. Ils ont également les ressources nécessaires pour récupérer. Ils rebondissent si vite. Je pense que, sans eux, nous aurions été bloqués dans cette crise.

Nous n'avions pas le choix à ce moment-là. Dans les années 80, l'aide sociale à l'enfance venait d'arriver dans ma collectivité. Le systéme de justice arrivait dans ma collectivité, et nous pouvions voir immédiatement que ces deux systémes étaient trés différents. Hollow Water est d'un côté, et ces deux systémes sont tout à fait de l'autre côté. Pourtant, ils ont un effet sur ma collectivité, et ils n'avaient aucun moyen de savoir quel serait leur effet sur ma collectivité.

Nous avons parlé pendant des années, et nous parlons encore. À un moment donné, nous avons dit qu'il était futile de parler; nous irions de l'avant. Nous savons ce qu'il faut savoir. Nous veillons à ne pas violer les lois de maniére flagrante. Nous nous efforçons d'agir dans les limites des lois qui nous régissent au Manitoba, les lois de l'extérieur. Les gens qui travaillent dans ces systémes, avec ces lois qui ont un effet sur nous, doivent comprendre leur impact sur notre collectivité, que leurs lois et leurs systémes ne marchent pas pour nous. Ils ajoutent à la peur qui est déjà ici. Ils ajoutent à la rage qui est déjà ici.

Ainsi, nous avons regardé les deux systémes. Dans ces deux systémes, nous n'avions absolument rien à dire sur la façon dont les choses se passaient. Notre travail a donc consisté en partie à nous faire écouter. La façon de traiter les cas de mauvais traitements au Manitoba consiste, lorsqu'il a y a un signalement, à sortir l'enfant de la famille et, dans nombre de cas, de la collectivité. L'enfant passe par le systéme pénal. C'est barbare ¾ ce que ces systémes font aux enfants et aux familles n'est pas civilisé.

Nos enfants n'ont pas à quitter la collectivité. Il le fallait peut-être au début, quand nous avons commencé, parce que, vous devez comprendre, c'était la premiére fois que les gens regardaient en face les mauvais traitements dans leurs familles. Dans beaucoup de cas, ces divulgations avaient leurs propres effets, et ces familles ne pouvaient pas répondre aux besoins de l'enfant. L'une des premiéres choses à faire était de préparer des foyers en faisant connaître la dynamique des mauvais traitements, les comportements des enfants, ceux des familles, ceux de la collectivité, et établir des sauvegardes dans ces foyers pour les enfants. Une fois ces foyers établis, nous avons pu y amener les enfants pour de courtes périodes, aussi courtes que possible. De cette façon, on avait le temps de faire comprendre aux membres de la famille que ce qui arrivait à leur enfant n'était pas de leur faute. Ce dont l'enfant a besoin à ce stade, c'est de leur soutien. L'enfant a besoin d'être cru lorsqu'il révéle des choses.

C'est vraiment difficile au début pour les enfants. Ils maintenaient leurs révélations. Ces jeunes esprits étaient prêts à convaincre jurys et juges, et avocats de la Couronne et de la défense, que ce qu'ils disaient était la vérité. Grâce aux enfants, graduellement, les adultes ont commencé à avoir prise sur leur peur et leur rage. Ce n'était pas entiérement fini, mais, au moins, nous allions à un endroit où ils pouvaient laisser l'enfant. Le foyer et la famille ont fait de leur mieux pour soutenir les enfants.

Aujourd'hui, le seul cas où nous sortons un enfant d'un foyer, c'est lorsqu'on y trouve l'inceste et que nous estimons que les familles ne sont pas capables de donner à l'enfant le soutien dont il a besoin. Nous n'avons pas les aptitudes pour travailler auprés des familles incestueuses comme il le faut. Dans tous les autres cas, s'il s'agit d'un oncle qui abuse de l'enfant, d'une tante ou d'un grand-pére ou de quelqu'un de l'extérieur du foyer, même si c'est encore dans la parenté, tant que la famille nucléaire peut soutenir l'enfant, c'est celle-ci qui s'en occupe.

Les services de l'aide sociale à l'enfance sont venus à Hollow Water. Ils ont examiné les cas et le processus que nous avions utilisé. Je suis sûre qu'il y a un tas de situations où ça passait tout juste, mais, jusqu'ici, ils n'ont pas contesté. Ils ont accepté. Ma collectivité était dans la situation de vouloir punir; où les membres se voulaient du mal l'un l'autre. Nous pensions que le facteur de motivation était leur propre rage. Je pense qu'aujourd'hui, si vous y venez, vous verrez un endroit qui prend son probléme en charge. Il existe encore des groupes dans la collectivité qui ne veulent pas s'occuper de la question des mauvais traitements; qui ne veulent pas en entendre parler. Ils ne veulent tout simplement rien savoir de cela. Par leur silence, et seulement en refusant de croire, ils influencent les familles, leurs propres familles. De sorte qu'il y a encore des groupes qui résistent et qui ne s'occupent pas du probléme.

Quand nous avons commencé, c'était comme marcher dans la forêt. On a commencé à se pointer du doigt. Ma collectivité était trés forte à ce jeu-là ¾ disant : « Ce n'est pas mon probléme, c'est celui de telle personne. » Bientôt, ce n'était plus le probléme de personne. Ça été trés difficile à changer Je pense qu'il y a aujourd'hui probablement 70 % des gens de la collectivité avec nous.

Nous contestons les politiques des services d'aide à l'enfance. Nous contestons le systéme de justice parce que la justice ne peut offrir aux accusés que trois options : leur imposer une amende, les incarcérer ou les mettre en probation. Ce sont les trois options qu'ils ont au Manitoba. Il a fallu du temps pour convaincre la justice de nous permettre de nous occuper de nous-mêmes.

Lorsqu'une divulgation a lieu, nous devons la signaler à la GRC s'il s'agit d'un enfant. Nous faisons tout le travail de la police. Par le passé, à la suite d'un signalement, la police venait enquêter. Neuf fois sur dix, elle n'avait pas assez d'éléments pour faire quoi que ce soit parce que les gens ne voulaient tout simplement pas parler. Ils ne disaient rien. De sorte que c'est nous qui devons nous en occuper. Nous devons mener l'enquête parce que nous voulons nous assurer que ces gens, les adultes de notre collectivité, assument la responsabilité de leurs actes.

Nous croyons l'enfant, en nous fondant sur nos propres histoires, sur la connaissance que nous avons de notre collectivité. Lorsqu'un enfant fait une divulgation, nous connaissons la famille, nous connaissons le systéme de parenté et nous connaissons l'histoire de ces familles. Trés rapidement, nous pouvons confirmer une divulgation. Nous sommes obligés par la loi d'amener un enfant à la GRC, qui reçoit une déclaration. Les petits enfants, nous les amenons d'habitude à la protection de la jeunesse pour un examen médical. Ce dont nous nous rendions compte au sujet du délinquant, c'est que, lorsque des accusations avaient été portées, la police prenait la reléve et la collectivité n'avait rien à dire sur ce qui devait arriver à cette personne. Nous voulions changer cela.

Aujourd'hui, nous avons signé un protocole avec le ministére public du Manitoba, selon lequel, dans tout cas de mauvais traitement survenant dans notre collectivité, nous avons notre mot à dire dans la détermination de la peine. Les trois premiéres années, nous allions au tribunal de Pine Falls. C'est à environ une heure en voiture de notre collectivité. Mais la collectivité n'était pas encore en paix. Pour retrouver ces structures communautaires, nous occuper de nous-mêmes, nous devions trouver le moyen pour que la collectivité puisse, dans les affaires de justice, parler directement au délinquant, à la victime et aux familles. Nous avons travaillé beaucoup pour faire comprendre cela au systéme de justice.

Au cours des six derniers mois, nous avons eu deux conseils de détermination de la peine (sentencing circles) dans notre collectivité. Je les appelle ainsi à défaut de trouver un autre terme. Le tribunal et ceux qui l'accompagnent viennent dans notre collectivité. Il y a beaucoup de préparation à faire avant le jour d'audience, y compris une formation concernant nos usages traditionnels de guérison et de spiritualité. Quatre jours avant et le jour de la détermination de la peine, nous passons du temps avec les délinquants qui vont se voir imposer une peine. Nous commençons par une cérémonie de l'aube. Nous enfumons tout le bâtiment. Nous suspendons les drapeaux. Nous apportons l'espoir que nous utilisons dans notre travail. Il y a l'élément spirituel que nous n'oublions jamais.

Lorsque le tribunal arrive, tout est disposé en un cercle. Au dernier conseil de détermination de la peine, la séance a été ouverte par une cérémonie où les anciens ont fumé la pipe dans la salle d'audience. À partir de là, nous utilisons le premier cercle. Nous avons quatre cercles dans une séance.

Le premier cercle, ce sont les gens qui disent pourquoi ils sont là. Le deuxiéme cercle, ce sont ceux qui parlent à la victime, l'absolvant de la culpabilité et de la honte. Ils la félicitent d'avoir eu le courage de parler, disant que ce qui est arrivé n'est pas de sa faute. Cela lui remonte le moral. C'est comme l'exempter de tout blâme. La collectivité écoute parce que l'une des choses les plus importantes à la réunion est l'attitude de la collectivité. Trop longtemps, elle a blâmé les femmes violées et battues. Elle a blâmé les enfants pour les mauvais traitements dont ils ont souffert. Ce sont les deux groupes les plus faibles et pourtant, dans notre structure sociale, dans les temps anciens, c'était ceux qui étaient les deux plus puissants dans nos collectivités. C'est un processus d'enseignement pour notre collectivité de commencer à reconnaître les enfants et les femmes.

Le troisiéme cercle consiste à parler au délinquant parce que le crime qu'il a commis n'a pas seulement touché la victime, mais aussi la famille et le systéme de parenté. Il touche la collectivité parce que, à chaque divulgation, c'est comme une vague qui déferle dans notre collectivité, et chacun se soucie de cet enfant. Le troisiéme cercle, ce sont les gens qui parlent directement au délinquant, disant ce qu'ils ont pensé de cela et quelles sont leurs attentes à son égard. Tout cela a pour but de recommander au juge ce qui devrait lui arriver.

Nous ne croyons pas à l'incarcération, parce qu'il n'y a pas de guérison possible à cet endroit. Les gens ne peuvent même pas dire pourquoi il sont là. Je le sais parce que nous allons également dans les pénitenciers fédéraux. Nous y faisons des cercles avec les détenus, et ils nous le disent. Ils parlent de leurs attitudes. Ils parlent comme si les délinquants étaient les pires parasites sur terre. Nous savons que, quand nos gens vont en prison, ils ne peuvent même pas parler de ce qu'ils ont fait. Voilà pourquoi nous ne les mettons pas en prison.

Ils ont besoin d'une collectivité qui guérit, d'un endroit sûr où ils peuvent parler des crimes qu'ils ont commis. C'est seulement quand on est ouverts et qu'on peut les soutenir que les délinquants interagissent et commencent à changer de vie et à retrouver l'équilibre. Nous les considérons comme étant en déséquilibre. Nous disons donc aux tribunaux que nous les voulons ici. Ils ont commis leur crime dans la collectivité. Il a touché cette collectivité. C'est leur responsabilité de commencer à réparer les torts. Cela ne nous apporte rien qu'ils restent en prison ou ailleurs. C'est facile pour eux de faire de la prison. Nous insistons pour qu'ils plaident coupables devant le tribunal parce que nous ne voulons pas que nos enfants subissent un procés. C'est la principale raison pour laquelle nous avons conçu ce que nous avons dans notre collectivité. C'est suffisant qu'ils nous l'aient dit, à nous, les adultes de leur collectivité. Maintenant, notre tâche est de faire en sorte que la douleur cesse, que les adultes assument la responsabilité de ce qu'ils ont fait. Nous insistons donc sur le plaidoyer de culpabilité.

Une fois le plaidoyer de culpabilité inscrit, nous demandons aux tribunaux de nous donner un minimum de quatre mois pour travailler avec ces gens. Nous comprenons que, lorsque nous confrontons les délinquants et qu'ils disent : « Oui, je l'ai fait. », cela provient de la peur. C'est-à-dire, cela ne vient pas d'un véritable engagement. Nous voulons être sûrs que les agresseurs comprennent ce à quoi ils s'engagent. Nous demandons un minimum de quatre mois pour évaluer l'engagement. Il nous faut le faire en tant que collectivité. Il nous faut évaluer l'engagement à garder la paix.

Dans ces quatre mois, nous devons commencer un processus visant à briser le silence. La premiére étape, c'est le moment où le délinquant plaide coupable. Ceux d'entre nous qui travaillons dans ce domaine l'amenons dans un cercle. Nous lui demandons de nous dire ce qu'il a fait. Dans bien des cas, lorsque nous commençons à travailler avec les délinquants, ils ne peuvent nous donner tous les détails. Ils ne peuvent dire que certaines choses. Avec chaque cercle, ils ajoutent, encore et encore, à mesure qu'ils commencent à sentir le soutien. Ils commencent à comprendre qu'ils ne sont pas jugés, que nous sommes là pour les aider, que nous voulons que les crimes arrêtent et qu'ils deviennent productifs et équilibrés. C'est la premiére chose qu'ils doivent faire, le premier cercle.

Nous leur disons ensuite qu'ils doivent avoir des séances hebdomadaires avec leur intervenant en matiére de mauvais traitements. Il y a un intervenant qui leur est affecté. Ils doivent avoir des séances hebdomadaires avec le thérapeute et conseiller qui nous aide. Ils doivent avoir des séances hebdomadaires dans le cadre du programme de sexualité humaine. Notre équipe se réunit avec eux chaque mois. C'est notre façon de suivre les progrés, leurs propres progrés personnels, leur itinéraire personnel de guérison.

Le deuxiéme cercle obligatoire dans ces quatre mois consiste à commencer à travailler avec leur famille nucléaire, s'il en existe une, bien que certains soient célibataires ou n'aient plus de famille. Ils doivent amener leur conjoint et leurs enfants à un cercle. C'est leur responsabilité de dire à leur famille ce qu'ils ont fait. Ces cercles sont également permanents.

Dans le troisiéme cercle, ils doivent commencer à travailler avec leur famille d'origine ¾ leurs mére et pére, soeurs et fréres. Là encore, ils doivent dire ce qu'ils ont fait.

Le quatriéme cercle est le cercle de détermination de la peine. C'est là qu'ils disent à toute la collectivité, ou à quiconque assiste à la détermination de la peine, ce dont ils sont accusés. Ils disent à la collectivité ce qu'ils ont fait, parce que c'est à l'occasion du cercle de détermination de la peine que le juge impose une peine qui détermine ce qui arrivera à cette personne.

Nous pensons que, si quelqu'un peut passer par ces quatre cercles, nous pouvons être convaincus qu'il s'engage à l'égard de sa propre guérison et qu'il fera tout ce qu'il peut pour continuer. Si cette personne n'est pas capable de passer par les cercles, nous passerons par les tribunaux.

La question qu'on nous pose toujours est la suivante : « Est-ce que ces gens ne se servent pas de vous? Ces gens ne viennent-ils pas à vous pour éviter la prison? » Ce sont les choses les plus difficiles à faire ¾ faire face à leur propre famille; faire face à leur famille d'origine, faire face à leurs victimes; faire face à leur collectivité. Le plus facile, c'est simplement de tout nier et d'aller passer en prison deux ou trois mois, parce que, dans bien des cas, au Manitoba, nous constatons que les peines d'incarcération sont de deux ans moins un jour. Je pense que l'on doit purger le tiers de cette peine de sorte que, en se conduisant bien, on peut sortir au bout de quelques mois. C'est la solution facile. Je ne crois pas du tout que les gens se servent de nous, parce qu'ils constatent trés vite à quel point il est difficile de faire face à ses proches.

Moi-même, dans ma collectivité, j'ai beaucoup de mal à parler de ce que mon grand-pére m'a fait. Alors, je sais que ce n'est pas facile pour ces délinquants de faire face à la collectivité et à leur propre famille. C'est ce qu'ils doivent faire. Nous voulons garder ces cercles de détermination de la peine dans notre collectivité, non seulement dans le domaine des mauvais traitements, mais aussi dans d'autres domaines, comme le tribunal de la famille et le tribunal pour adolescents. Ce sont tous des cas à résoudre dans et par la collectivité.

Nous n'avons pas encore parlé du tribunal de la famille au systéme de justice du Manitoba. Ils ont parlé de tribunal pour adolescents. Ils nous donnent toujours comme excuse le manque de temps. Ils disent qu'il faut avoir le taux de criminalité nécessaire pour justifier des tribunaux dans la collectivité; qu'ils manquent de juges et qu'ils ont un calendrier ¾ et ainsi de suite. Dans chacun de nos cas, nous demandons aux tribunaux quatre mois, mais nous finissons par prendre un an à cause du renvoi. Si l'on commence à calculer le temps ¾ celui consacré par le tribunal, celui des gens ¾ je ne comprend pas pourquoi ils disent que nous n'avons pas le temps, lorsqu'ils renvoient les cas pendant plus d'un an. Nous insistons pour que, si nous établissons un cercle de détermination de la peine, il n'y ait pas de renvoi. L'affaire doit être menée à bien. Pour la derniére séance, nous avions trois délinquants. Je ne comprends pas les arguments de la Justice du Manitoba. Lorsque nous tenons des cercles de détermination de la peine dans notre collectivité, nous sommes prêts à conclure le cas. C'est vraiment frustrant d'avoir affaire à des systémes où nous ne comprenons pas ce qui se passe. C'est trés difficile à faire comprendre aux gens.

À mesure que notre collectivité devient plus forte et qu'elle veut résoudre ces situations, nous n'aurons pas besoin de juges ou d'avocats de la défense ou de procureurs de la Couronne pour venir décider de ce qui se passera. Ma collectivité n'en est pas encore là. Nous pensons que nous avons encore besoin des tribunaux pour nous aider à rendre les gens responsables.

Lorsqu'un cercle de détermination de la peine existe et qu'une peine est imposée et que les gens rentrent chez eux, notre tâche ne s'arrête pas là, à Hollow Water. Ce que nous avons constaté d'abord, c'est que, la peine imposée, les délinquants s'imaginaient être libres. Aprés être passés devant le tribunal, ils étaient libres de régresser. C'est ce que nous avions constaté. Nous ne pouvions tout simplement pas garder ces gens dans le droit chemin en répondant aux attentes de réconciliation de la collectivité. Ils récidivaient parce qu'il y a réellement trés peu d'entre nous qui travaillions avec eux, et les cas étaient nombreux. Nous n'avions pas les ressources pour les suivre. Et cela se passait six mois aprés la détermination de leur peine. Nous avons alors commencé à nous soucier du fait que ces gens ne faisaient pas ce que leur collectivité attendait d'eux.

Nous avons alors décidé que des gens viendraient parler en leur nom. Beaucoup sont venus parler. Ils ont fait des recommandations au tribunal disant que ces gens devaient rester ici et faire tel travail. Ils nous faisaient perdre notre temps, à nous, les intervenants. Alors, six mois aprés la détermination de la peine, nous les avons appelés à notre cercle. Cette fois, nous n'avions pas le tribunal. Ce n'était que la collectivité. Nous avons invité la collectivité à venir entendre un compte rendu sur ces gens. Nous avons passé en revue ce qui avait été dit devant le tribunal ¾ toutes les recommandations faites au tribunal. Nous devons préparer ce que l'on appelle un rapport présentenciel pour les tribunaux. Aprés six mois, nous avons examiné ce document et avons fait un compte rendu de leur travail de guérison au cours des six derniers mois. Nous avons carrément dit à la collectivité que nous avions beaucoup de mal à suivre ces gens. Ils devaient rendre compte à la collectivité, non à nous, mais à leur collectivité parce que celle-ci avait parlé en leur nom. Nous avons constaté que cela permet vraiment de garder les gens sur la bonne voie, lorsqu'ils se rendent compte que, aprés tel intervalle, nous allons revenir devant la collectivité pour rendre compte.

Par les tribunaux, ils n'ont que trois ans, mais nous demandons toujours cinq ans. Je ne sais pas pourquoi nous continuons de nous casser la tête. Nous espérons que, en cinq ans, nous aurons un effet sur ces gens et qu'ils commenceront à nous aider. Ils deviendront des personnes ressources pour la collectivité. Ils commenceront à nous aider à régler les problémes. Pendant une période de cinq ans, tous les six mois, ils rendront compte à la collectivité de leurs progrés ou absence de progrés. Nous allons dans cette direction. Probablement qu'il y aura encore quelques cas où nous recourrons encore aux tribunaux, mais, à mesure que notre collectivité atteint un état de bien-être, ils auront voulu un changement réel et soutenu leurs proches. Je ne sais pas si l'on nous laissera continuer dans cette voie. Mais je pense que ce sera un défi réel pour le systéme d'écouter ces collectivités et de croire en elles. C'est notre ambition.

Note du rédacteur :

Ce texte est une transcription révisée d'une causerie de Berma Bushie devant un groupe de consultation sur les services correctionnels communautaires et le développement réuni par le Groupe des politiques correctionnelles autochtones du Solliciteur général du Canada en août 1994.

Réflexions Sur Le Processus Holistique De Réconciliation De Hollow Water – Berma Bushie

Les débuts

Tout a commencé dans la collectivité au début des années 1980. À cette période‑là, nous étions aux prises avec un probléme aigu d'alcoolisme. Il y avait des fêtes dans la collectivité à toute heure du jour, tous les jours de la semaine.

Il y avait de la violence entre les hommes. Il y avait des bandes. Il y avait aussi de la violence à l'égard des femmes, de la violence physique, sexuelle et psychologique. La violence physique et les agressions sexuelles étaient toutefois les plus visibles. Où les enfants étaient‑ils donc? On les avait oubliés. Cette période a été vraiment trés difficile pour les grands‑méres, qui se sont retrouvées seules à s'occuper des enfants. Si on regarde l'histoire de notre collectivité, on constate que les femmes ne se sont mises à consommer de l'alcool que dans les années soixante. C'est à ce moment‑là que la collectivité a commencé à dépérir. Auparavant, les femmes maintenaient tous les morceaux en place.

Les années soixante‑dix ont donc réellement été des années folles. Au début des années quatre‑vingt, quelques‑unes d'entre nous ont décidé de cesser de consommer de l'alcool. La collectivité vivait une période de crise; par où fallait‑il commercer? Le probléme était grave et se répercutait dans tous les domaines. Il n'y avait qu'un petit nombre de personnes qui parlaient de ce qui se passait et qui essayaient de corriger la situation. Au début des années quatre‑vingt, nous avons donc beaucoup parlé, nous avons aussi beaucoup pleuré et, peu à peu, avec le temps, de plus en plus de personnes se sont jointes à nous.

Vers le milieu des années quatre‑vingt, je crois que nous étions environ vingt‑quatre personnes. Nous avons fait beaucoup de planification. Nous avons organisé beaucoup de séances de formation pour l'équipe. Nous ne savions pas exactement par où nous allions commencer. À titre d'employés de la bande, l'une des choses que l'on nous demandait de faire était d'organiser des fêtes en plein air et de nous occuper de l'argent parce que nous ne consommions pas d'alcool. La situation était horrible, je crois que c'est la pire période que nous ayons vécue.

De nombreuses collectivités se trouvaient dans la même situation que nous. Il n'y avait pas autant de mesures de soutien aux collectivités qu'aujourd'hui. Nous avons dû chercher longtemps pour trouver des gens capables de nous aider.

Nous nous sommes d'abord tournés vers les employés de la bande. Nous considérions que ces personnesavaient une responsabilité à l'égard de la collectivité. Elles étaient en effet payées pour servir leur collectivité. Nous avons donc commencé à rassembler des personnes. Deux hommes ont joué un rôle important dans la mise en place du programme; ils ont été une véritable force. Il y avait beaucoup de personnes comme eux. Nous avons réussi à faire participer les gens de l'église, nous avons aussi essayé d'obtenir la participation des gens de l'école. Nous avons cependant toujours eu de la difficulté à obtenir l'engagement du milieu scolaire.

Je pense que cela dépend beaucoup du dirigeant de l'école, le directeur. Au milieu des années quatre‑vingt, soit en 1985 ou en 1986, le directeur d'école qui était alors en fonction appuyait pleinement les initiatives communautaires. Il considérait que l'école faisait partie de la collectivité. Il assistait à toutes nos séances de formation et à toutes nos réunions en plus de diriger l'école. Je pense qu'aujourd'hui, avec le nouveau directeur, toutes ces choses se produiront de nouveau. L'ancien directeur faisait du trés bon travail. Il assistait à toutes nos réunions et à toutes les réunions de la bande. Il nous donnait beaucoup de renseignements sur l'administration de l'école et sur les programmes scolaires. La collectivité recevait donc beaucoup d'information, et je crois que nous avons alors commencé à sentir que nous avions un rôle à jouer dans l'école. C'était un trés bon directeur, le genre de personne dont nous avons besoin à l'école.

Dans le choix du directeur, le comité d'école peut essayer de favoriser le candidat qui juge que l'école fait partie intégrante de la collectivité. Notre école réunit les enfants de quatre collectivités : Hollow Water et trois autres collectivités métisses des environs. Le comité d'école est composé de représentants des quatre collectivités et c'est la collectivité de Hollow Water qui a le plus grand nombre de représentants. Nous avons en effet trois représentants, tandis que les autres en ont deux. Nous avons donc sans contredit notre mot à dire sur ce qui se passe à l'école.

Dans les années quatre‑vingt, nous avions l'impression qu'il y avait énormément de choses à corriger. Notre objectif était de rendre les employés responsables, de les faire cesser de boire, de les amener à faire le travail pour lequel ils étaient payés. Avec le temps, lorsque je regarde en arriére, j'ai le sentiment que quelqu'un nous guidait dans ce chemin. Nous avions vraiment cette impression dans les cercles dont nous nous servions. Nous n'avions pas réellement prévu de retourner à nos méthodes traditionnelles; c'est arrivé par hasard, parce que nous avons fait un faux pas. Et j'ai l'impression que nous avons été guidés, qu'on nous a montré quelles méthodes utiliser. Des personnes ont été mises sur notre chemin pour nous aider et, chaque année, nous nous rapprochions du noeud du probléme. Au début, nous disions que le probléme, c'était l'alcoolisme; ensuite, tour à tour, le suicide, la négligence envers les enfants, et le décrochage scolaire. Plus nous apprenions de choses sur nous‑mêmes, plus nous en apprenions sur la collectivité. Cette période a été extrêmement difficile et nous nous sommes enfoncés encore davantage dans l'abîme où nous nous trouvions.

Nous avons alors commencé à parler d'exploitation sexuelle. Je me rappellerai toujours un atelier que nous avions organisé et auquel avaient participé soixante personnes. Tous les travailleurs de premiére ligne des quatre collectivités étaient présents. Il y avait des travailleurs de l'église, des méres célibataires et les membres habituels. C'est à ce moment que nous avons dû faire face au probléme parce que nous avions des statistiques. Pour la premiére fois, nous avons été capables d'avouer que nous avions été victimes d'exploitation sexuelle durant notre enfance et notre adolescence dans notre collectivité. Il n'y avait pas eu qu'un seul incident. Il y avait eu un grand nombre d'incidents, un grand nombre d'agresseurs. Beaucoup d'entre nous avaient d'abord été victimisés durant l'enfance. Au moment de l'étude, nous étions devenus des agresseurs envers nous‑mêmes, notre famille ou d'autres personnes. Les statistiques étaient percutantes. Rompre le silence pour la premiére fois a été un choc et je crois que nous avons tous pris conscience que nous vivions une situation de crise.

Les gens ont commencé à faire des divulgations parce qu'ils avaient cessé de consommer de l'alcool et que nous avions déjà accompli beaucoup de travail. Nous avions tous les symptômes dont j'ai parlé précédemment. Bon nombre d'entre nous avaient pris l'habitude de boire pour engourdir la douleur. Les pensées suicidaires n'étaient jamais bien loin. Nous avions nous aussi emprunté ce chemin, nous connaissions donc les symptômes. Nous avons fini par constater que les problémes que nous devions régler remontaient en grande partie à notre enfance.

Notre cheminement a probablement duré quatre ou cinq ans. Tout a commencé par le rassemblement de quelques personnes en 1983. L'équipe s'est véritablement formée, cristallisée en 1983 et, pendant les trois années suivantes, la réflexion est devenue de plus en plus profonde. Il s'agit réellement d'un processus, d'un parcours. On ne peut pas tout simplement arriver dans une collectivité et demander aux habitants : « Qui a été victime d'exploitation sexuelle? »

Nous avons commencé à nous faire confiance mutuellement et à parler de notre cheminement personnel. Puis nous avons commencé à créer des liens plus personnels. Il y a deux personnes vers qui je me tournais toujours quand je me trouvais au bord du gouffre, sur le point de m'enlever la vie. Ça m'est arrivé à douze, treize, quatorze et vingt ans. Je sais exactement quand je me suis trouvée sur le point de m'enlever la vie. J'avais deux amies à qui je pouvais aller confier en détail ce qui m'arrivait. Quand nous avons commencé à nous réunir, mes deux amies étaient là; elles savaient déjà ce qui nous motivait. Je crois que chacun de nous a eu au cours de son adolescence une personne qui l'a aidé à se ressaisir et à continuer son cheminement. Pour beaucoup d'entre nous, cette personne était là, dans le groupe.

Je me suis toujours rappelé les incidents d'exploitation sexuelle dont j'ai été victime. Je connaissais toutes les personnes qui m'avaient agressée, mais je n'ai pas été capable d'en parler à ma mére, ni à mon pére. Les seules personnes à qui j'en ai parlé ont été mes deux amies, et je sais qu'elles ont vécu les mêmes expériences.

Dans mon cas, mon cheminement a consisté, en partie, à rassembler mon courage et à mettre ma confiance en une personne pour pouvoir lui dire : « oui, j'ai vraiment fait cela ». J'avais l'impression que tout cela était arrivé à un autre enfant. Et cet enfant devait survivre. Je pense vraiment que je me suis détachée d'une partie de moi‑même. Je n'avais rien à voir avec cet enfant. Si on m'avait demandé, quand j'avais douze ans, si j'avais été exploitée sexuellement, j'aurais répondu : « Qu'est‑ce que vous voulez dire? » Je n'aurais véritablement pas su de quoi il était question.

Je me souviens d'avoir pensé que c'était arrivé à quelqu'un d'autre. Je me suis réellement détachée de mon corps, mais je ne le savais pas à ce moment‑là. Ce n'est que lorsque j'ai commencé à utiliser les méthodes traditionnelles et à parler des quatre aspects de la personne ‑ physique, spirituel, mental et psychologique ‑ que j'ai constaté que ces quatre aspects étaient complétement dispersés, qu'ils n'étaient pas ordonnés. Je n'avais aucune idée de l'état dans lequel je me trouvais. Lorsque je suis retournée dans la suerie, lorsque je suis retournée aux cérémonies, j'ai commencé à comprendre les enseignements. J'ai essayé de les appliquer à mon cas, mais je n'en étais pas capable, parce que j'étais complétement coupée de ma réalité.

J'en suis arrivée à un point où je mangeais et mangeais sans jamais me rendre compte que j'avais l'estomac plein. Il m'arrivait par ailleurs de passer des jours sans manger et sans souffrir de la faim. J'étais complétement détachée. J'entendais des spécialistes comme des psychologues et un psychiatre parler de dissociation, de différentes théories selon lesquelles les gens n'éprouvent plus parfois aucun sentiment, aucune sensation s'ils ont une douleur trop grande. Je me pinçais continuellement pour vérifier : « Ce n'est pas mon cas parce que je sens que ça me fait mal. »

Le fait de revenir aux méthodes traditionnelles m'a aidée à me rendre compte de ma situation. Je ne pouvais pas accepter la méthode contemporaine, que quelqu'un m'aide à comprendre ce qui m'arrivait. Cela ne me semblait pas logique. Cela ne rimait à rien.

Je devais revenir à la méthode traditionnelle. C'est ce qui m'a aidée à me reprendre en main. J'ai beaucoup interrogé les aînés sur ce qui arrive à l'esprit d'un enfant qui est agressé comme je l'ai été. Ils m'ont répondu qu'il perd son esprit. J'observe ma collectivité depuis longtemps. Son point faible est effectivement l'aspect spirituel.

Nous avons donc commencé à consommer des drogues, de l'alcool, des pilules et je ne sais quoi pour engourdir notre douleur; des substances qui nous séparent de notre esprit. Un aîné a utilisé comme exemple une maison. Est‑ce qu'on aime vivre dans une maison propre? Le corps est la maison de l'esprit; si on met toutes ces mauvaises substances dans notre corps, notre esprit voudra‑t‑il y habiter?

Nous découvrons que le retour aux méthodes traditionnelles n'est pas une affaire qui se passe entre neuf et cinq heures, du lundi au vendredi; c'est un processus constant. Si on veut vivre en équilibre et si on veut que les quatre aspects de notre être soient en harmonie et que l'esprit veuille demeurer dans une maison propre, c'est une affaire de tous les moments, sept jours par semaine.

Il y a sans contredit une raison pour laquelle ma collectivité a été choisie pour régler le probléme. Il s'agit d'un probléme qui est répandu dans toutes les collectivités autochtones. Nous croyons réellement que nous sommes les instruments du Créateur, de nos grands‑péres et de nos grand‑méres. Je crois que pour nos gens, c'est le moment de guérir de tous nos maux.

Le temps est venu de renverser la vapeur. Je me considére vraiment privilégiée que ma collectivité ait entrepris de montrer le chemin aux autres. Je crois que ce que ma collectivité a à offrir aux autres, c'est l'espoir, parce que nous étions au même point dans notre cheminement. Nous nous sommes déjà trouvés au point où les autres collectivités se trouvent encore aujourd'hui.

Ce qui s'est passé sur une petite échelle dans notre collectivité, c'est qu'une personne a fait une divulgation et a donné à une autre personne le courage d'en faire autant; cette derniére, à son tour, a donné ce courage à une autre personne, de sorte qu'avec le temps, il y a eu beaucoup de personnes qui ont partagé le même fardeau. Il s'agit de notre propre douleur, mais elle est partagée parce que nous disons à de plus en plus de gens ce qui nous est arrivé, et nous leur donnons de l'espoir. Quand ces autres personnes commencent à s'occuper de leurs propres problémes, cet espoir nous revient. Nous recevons beaucoup en retour.

C'est ainsi que ça fonctionne. C'est ainsi que je vois la guérison dans la collectivité. Elle se fait grâce à un réseau, à l'établissement de relations. C'est exactement ce qui est arrivé aux femmes d'ici.

Je parlais à une jeune femme de la situation sur une plus grande échelle, et elle m'a répondu qu'il se passe ailleurs la même chose que ce que je constate dans ma collectivité, soit la création d'un réseau et le partage du fardeau. Ce processus peut aussi se dérouler à l'échelle nationale, chaque collectivité ayant quelque chose de particulier à offrir. Je me suis rendue dans sa collectivité. Les aînés ont commencé à appliquer les méthodes traditionnelles. La plupart des aînés de cette collectivité étaient beaucoup plus forts que les nôtres; cette collectivité pouvait donc nous offrir son aide. De cette façon, il y a un partage du fardeau, le fardeau de ce grave probléme. Le processus peut se dérouler à l'échelle nationale, mais je n'ai simplement jamais vu cela auparavant.

Quand un enfant est traumatisé par ses grands‑parents, ses oncles ou des membres de la collectivité, ces derniers lui semblent tous beaucoup plus grands que lui. Ils peuvent l'écraser. C'est ce qu'un enfant ressent. Et cet enfant emporte toutes ses peurs dans sa vie adulte. Quand l'adulte qu'il est devenu commence à parler de ce qui lui est arrivé, de ses agresseurs, il revit un traumatisme. Il lui est trés difficile de parler de ces choses parce qu'il y a encore dans sa tête ces êtres géants qui peuvent vraiment briser sa vie.

De nombreuses femmes de ma collectivité ont dû affronter ce genre de situation. Grâce au cercle, les femmes ont réellement recouvré une grande partie de leur force, et elles réclament leur place d'honneur. C'est l'objectif que nous tentons d'atteindre : redonner leur place aux femmes. Je sais que ma collectivité est guérie quand je vois que les hommes se montrent réellement respectueux envers les femmes et que les femmes retrouvent leur place dans la collectivité. Elles sont devenues les dirigeantes de la collectivité, comme dans le passé. Je sais que ma collectivité est guérie quand tous les adultes s'occupent des enfants et les traitent comme des cadeaux du Créateur. C'est ce que nous disent les enseignements, et nous savons ce que nous avons à faire. Mais il nous faut d'abord nous débarrasser de la part de mauvais que nous avons transportée. Nous débarrasser d'une plus grande part de mauvais encore. Nous pourrons ensuite réclamer notre place en tant que femmes et chacune d'entre nous s'occupera mieux des enfants.

Les personnes de ma génération ont connu ce temps où tous les membres de la collectivité devaient s'occuper des enfants. Je me souviens que certains enseignements étaient encore suivis dans mon enfance; je pouvais entrer dans n'importe quelle maison et on me donnait à manger; si je faisais quelque chose de mal, n'importe quel membre de la collectivité pouvait me réprimander. Chacun avait une part de responsabilité envers les enfants. Certains enseignements étaient donc encore suivis quand j'étais enfant. Mais il y avait aussi ce sombre secret qui affectait l'unité familiale.

Les gens de l'extérieur nous ont expliqué ces choses, mais leurs méthodes sont différentes. Les aînés utilisent les cercles. Ils bâtissent des appuis autour de la personne. Lorsqu'une personne parle des traumatismes de son enfance, elle a un filet de sécurité autour d'elle. Elle bénéficie d'un soutien. Elle ne se retrouve pas seule avec un thérapeute. Elle ne sort pas toute seule de la séance. Elle ne fait pas son cheminement seule, comme ce serait le cas avec un thérapeute.

Mon amie, J., a essayé les méthodes occidentales et a rencontré le même probléme. Je suis allée moi‑même à quelques séances de thérapie et j'aurais probablement reçu de l'aide, mais ce qui m'a fait peur, c'est que je suis entrée en contact avec ma rage et, pour la premiére fois, j'ai pris conscience de la terreur que cela m'inspirait. Je n'ai pas été capable de retourner voir un thérapeute parce que je serai seule, touchant à cette chose horrible à l'intérieur de moi, et que je quitterai la séance seule.

Je ne peux faire aucun travail sur moi au moyen des méthodes occidentales. C'est trop difficile. Je dois me servir des méthodes traditionnelles. Je dois utiliser le cercle. Je dois être entourée de personnes qui m'aiment et je dois savoir qu'elles m'aiment. Je veux qu'elles soient là pour m'aider à régler mes problémes. Je ne peux pas y arriver autrement. Pour un grand nombre d'entre nous, c'est ici, dans notre collectivité, que se trouve notre douleur. C'est ici que nous la côtoyons tous les jours. Nos aînés nous ont enseigné que l'on pouvait aller dans la suerie. On peut donner notre douleur, la donner à nos grands‑péres, à l'eau, au Créateur.

Le temps que je passe dans la suerie est le temps le plus favorable pour communiquer avec le Créateur. Je peux vraiment m'ouvrir. Je m'y sens en sécurité. Je peux me libérer. Dans la suerie, dans le cercle, c'est là que je dois aller pour prendre soin de l'enfant que j'étais à cinq ans.

L'une des choses que nous avons tenté avec ténacité de faire comprendre à la société occidentale, c'est la façon dont nous pensons, ici, à Hollow Water, en tant que victime et en tant qu'agresseur. Une fois que l'on commence à essayer de régler ses problémes, on est déjà sur le chemin de la guérison. Je ne serai jamais entiérement guérie. Je ne le serai jamais. Mais je sais aussi que sur le chemin de la guérison, même au tout début, j'ai quelque chose à offrir à ceux qui vivent les mêmes souffrances que moi. Je peux me fonder sur mon expérience de guérison et aider une autre personne. Je crois vraiment à cette forme d'aide. Je préfére régler mes problémes au sein de ma collectivité; il est trés difficile de travailler avec quelqu'un qui vient de l'extérieur et qui n'a pas connu les problémes dont nous parlons ici.

Selon moi, l'expérience a une grande valeur. Je crois qu'un thérapeute de l'extérieur, un thérapeute non autochtone, bien que j'apprécie sa valeur et que je respecte ce qu'il a à offrir, ne se représentera jamais parfaitement les choses que nous avons vécues. Je préfére donc travailler avec quelqu'un qui a vécu les mêmes choses que moi.

Je ne critique pas les méthodes contemporaines, mais je crois qu'il faut tenir compte de nos origines. Pour ce qui est des thérapeutes, des psychologues et autres intervenants du genre, je pense qu'ils doivent prendre en considération l'expérience des gens et reconnaître qu'elle a une certaine valeur aussi. Je ne sais pas ce qui motive ces gens. Je ne sais pas si c'est uniquement une question d'argent. Certains affirment que ces intervenants n'accordent pas suffisamment d'importance à l'expérience et que c'est pour cette raison qu'il y a des personnes qui viennent me voir plutôt que d'aller les consulter. Cela a des conséquences financiéres pour eux parce qu'ils perdent des clients. Mais il doit y avoir plus que cela.

Je ne suis vraiment pas d'accord avec certaines personnes qui soutiennent qu'il faut avoir fait des études et avoir une expérience en pratique clinique avant de pouvoir commencer à aider les gens. Je ne crois pas cela.

Parmi tout ce que nous faisons selon les traditions, la premiére chose est de remercier le Créateur pour l'univers, pour tout ce qu'il nous a donné, et nous lui demandons son aide pour tout ce que nous faisons. C'est notre premier geste. Que nous restions par la suite à la maison pour faire le ménage ou que nous participions à des cercles avec des délinquants, c'est une chose que nous faisons tous les matins.

J'avais commencé à parler de ce que J. écrivait. Elle a utilisé exclusivement la méthode traditionnelle et elle a travaillé avec notre cercle de délinquants. Les aînés y ont travaillé avec elle. Ils savaient quand lui laisser du temps pour décanter les choses et quand le moment était venu de la rappeler, lui mentionnant quand aurait lieu le prochain cercle. Elle était donc d'accord avec l'idée d'utiliser un cercle dans notre collectivité, pour le travail que nous avons à faire. L'autre jour, je lui ai demandé d'écrire tout ce qui se passe dans un cercle, et elle m'a répondu qu'elle essaierait. Mais elle n'en est pas encore capable. Cet exercice a été réellement trés difficile pour moi. J'ai mis beaucoup de temps à mettre sur papier les quelques lignes que vous lisez en ce moment.

J. parle entre autres des cercles pour la victime. Il y a sept enseignements dans notre culture, sur la force, l'amour et le respect. Elle dit que chaque cercle porte sur l'un de ces éléments. Un autre des sept enseignements peut être abordé dans ce cercle, mais cela dépend des besoins de la victime; le cercle s'adapte.

Quand on réunit la victime et l'agresseur dans un cercle, ils doivent revivre les événements une fois de plus, et la même chose se produit lorsqu'on réunit les victimes et leur famille. Il y a donc toujours un ordre dans les cercles, qui est fondé sur les enseignements. Je ne l'avais jamais constaté auparavant. J'ai toujours simplement pensé spontanément : « Il est temps d'organiser un cercle. » Je n'ai jamais vraiment porté attention aux enseignements et à la façon dont ils étaient organisés. Je pouvais voir l'honnêteté. Je pouvais voir la bonté. Je pouvais voir le respect, l'humilité et la force. Je n'ai jamais porté attention à ce qui arrivait effectivement aux gens. J'ai toujours été fascinée par le fait que nous n'avons jamais connu de cas d'épuisement professionnel parmi les travailleurs de notre collectivité. Nous sommes parfois trés fatigués, mais nous ne souffrons jamais d'épuisement.

Nos réunions sont une forme de cercle; nous nous purifions toujours, nous prions toujours. Nous commençons et terminons toujours nos rencontres par une priére, et nous demandons l'aide du Créateur et des grands‑péres pour la journée entiére. Lorsque nous avons un ordre du jour, la réunion se termine quand tous les points à l'ordre du jour ont été abordés.

C'est la même chose avec nos cercles. Ils peuvent durer d'une heure à une journée. Un jour, nous avons organisé un cercle avec un délinquant et la famille. Le jeune homme était en détention et on a pu le conduire seulement jusqu'à Winnipeg. Nous avons donc dû emmener des gens de la collectivité à cet endroit. Nous avons trouvé un local. Nous avons commencé le cercle à cinq heures. Il s'est terminé à minuit et il nous restait encore à faire tout le trajet du retour.

Je comprends maintenant que j'ai toujours senti la force de guérison du cercle, mais j'en suis venue à comprendre que c'est l'une des raisons pour lesquelles nous n'avons jamais eu de cas d'épuisement professionnel. C'est parce que nous utilisons les cercles dans notre travail. Ils sont aussi bénéfiques pour nous que pour nos clients. Maintenant que J. écrit toutes les choses qui se passent dans un cercle, je comprends pourquoi nous ne souffrons pas de surmenage. Nous sommes influencés. Nous sommes des créateurs qui suivons les enseignements et qui nous donnons à nous‑mêmes ce dont nous avons besoin.

Nous comprenons qu'il y a un cycle et que notre passé nous revient sans cesse. Il y a des problémes que nous n'avons pas la force de régler aujourd'hui, mais nous devons quand même les affronter. Nous pouvons choisir de les éviter ou nous pouvons trouver la force de les aborder aujourd'hui. Si nous ne trouvons pas cette force, cela ne veut pas dire que ces problémes vont disparaître.

Le processus

Comment savons‑nous à quel moment nous devons amorcer le processus de réconciliation? Au moment où une personne fait une divulgation. Il s'agit habituellement d'un enfant. Au Manitoba, les lois stipulent qu'il y a certaines mesures à prendre dans ce genre de situation. Lorsqu'un enfant de moins de dix‑huit ans fait une divulgation, je convoque une réunion de l'équipe, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit. Il faut agir trés rapidement; on ne peut pas laisser un enfant attendre. Il faut que nous écoutions ce qu'il a à dire. Il faut que nous prenions des mesures pour le protéger. Dans un cas d'inceste, nous devons souvent retirer l'enfant de son foyer. On ne peut pas le laisser à cet endroit. Si l'agresseur est une personne de l'extérieur de la famille ‑ ce qui est habituellement le cas, car nous travaillons avec la collectivité depuis dix ans ‑, nous pouvons laisser l'enfant dans son foyer si nous sommes certains que son pére et sa mére peuvent assurer sa sécurité. Si l'agresseur demeure dans la même maison que l'enfant, nous l'obligeons à quitter la maison. C'est lui qu'on éloigne plutôt que l'enfant.

Si l'enfant est retiré de son foyer, il pourrait penser qu'il a fait quelque chose de mal. C'est exactement ce qui se passe dans les situations d'inceste. L'enfant vit beaucoup de culpabilité et de remords, et il lui est trés pénible d'en arriver à divulguer la situation. Si les parents refusent d'admettre les faits, la situation est encore plus difficile pour l'enfant. C'est pourquoi il est si important de faire assumer à l'agresseur la responsabilité de ses actes, parce que la souffrance est trés grande pour l'enfant. Donc, je convoque une réunion d'urgence et nous nous assurons que l'enfant est en sécurité ‑ c'est la premiére étape. Ensuite, nous mettons sur pied une équipe pour soutenir la victime et sa famille immédiate. Un travailleur est assigné à chaque membre de la famille. S'il n'y a pas de travailleurs de disponibles, alors nous nous tournons vers les familles et les autres ressources de la collectivité, comme des amis intimes. Nous allons donc chercher du soutien pour chaque membre de la famille. Et nous désignons un gestionnaire du cas. Nous mettons sur pied deux équipes, une pour la victime et une pour le délinquant.

Pour le premier contact avec l'agresseur, un groupe de travailleurs se rend chez lui ou l'améne à un endroit comme le centre de santé ou l'église ou, parfois, quelque part à l'extérieur. Parfois, lorsque le délinquant a déjà assumé la responsabilité de ses actes, les travailleurs se rendent chez lui, s'assoient en cercle et lui demandent de reconnaître les gestes qu'il a posés. Nous n'abandonnons pas avant que cela se produise. Alors, l'équipe est au courant de la situation, la collectivité aussi, de même que la famille.

Souvent, les membres de la famille connaissent la situation et nous fournissent beaucoup d'information sur eux‑mêmes. Les travailleurs ne se rendent pas à la maison du délinquant avec des idées préconçues sur la démarche qu'ils suivront. Cependant, ils ont souvent assez de renseignements sur la famille pour pouvoir régler certaines questions rapidement. Si le délinquant est présent, les choses sont plus faciles aussi. Le but est donc de montrer au délinquant qu'il peut avouer sa faute sans crainte. Parfois, cet aveu vient aprés cinq minutes, parfois aprés plusieurs heures, mais nous n'abandonnons jamais avant que le délinquant reconnaisse qu'il a un probléme.

Lorsque l'agresseur accepte la responsabilité des actes qu'il a commis, nous lui expliquons le processus. S'il nous accompagne, nous l'amenons aux bureaux de la GRC où des accusations sont portées contre lui. Le magistrat entend l'affaire et l'agresseur est relâché. Alors, nous le ramenons chez lui.

Nous le soutenons durant tout le processus. Nous connaissons les avocats de la défense avec qui nous avons travaillé auparavant. Ils comprennent le processus et ils appuient ce que nous faisons. Nous préférons travailler avec des avocats que nous connaissons parce que dans le passé, il est arrivé que nous fassions tout le travail nécessaire, dans la collectivité, et qu'en cinq minutes, l'avocat de la défense réduise à rien tout ce nous avions fait. Le délinquant est si faible et si vulnérable devant l'avocat qu'il finit par reconnaître des choses qu'il n'a pas à reconnaître. Alors, maintenant, aprés dix ans, nous travaillons toujours avec les mêmes avocats. Nous amenons le délinquant rencontrer un avocat et, immédiatement aprés la rencontre d'urgence, je communique avec la GRC pour donner de l'information sur l'affaire et expliquer ce que fait l'équipe. Je reste en contact avec la GRC parce que les agents ne peuvent tout simplement pas venir assister à la réunion d'urgence au pied levé, mais ils essaient d'assister à la deuxiéme rencontre de l'équipe d'évaluation. Je communique aussi avec le procureur de la Couronne avec lequel nous travaillons.

Nous avons eu beaucoup de chance de rencontrer toutes ces personnes sur notre chemin. Le procureur de la Couronne nous a donné son numéro de téléphone à la maison et nous a dit : « Vous pouvez me téléphoner en tout temps. ». J'aime beaucoup cet homme parce qu'il est trés chaleureux. Trop souvent, selon moi, les professionnels de la justice sont coupés de la souffrance humaine. Je suppose qu'ils doivent agir comme cela. Mais, lui, il nous a donné son numéro de téléphone et a dit que nous pouvions lui téléphoner jour et nuit. Alors je l'appelle pour lui dire que nous avons un autre cas. Nous donnons de l'information à la GRC lorsque nous nous présentons avec le délinquant pour la mise en accusation. Nous donnons de l'information à la Couronne avant d'aller devant le tribunal. Lorsque l'agresseur comparaît devant le tribunal, nous voulons qu'il plaide coupable, mais nous sommes là, avec lui, durant toute la démarche.

Au début, deux ou trois membres de l'équipe accompagnaient le délinquant au tribunal, aller et retour, parce que cet endroit bizarre nous faisait peur. Maintenant, nous sommes moins craintifs. Un seul membre de l'équipe accompagne l'agresseur ou la victime. Au début, nous avions besoin du soutien des autres.

Lorsque l'agresseur plaide coupable devant le tribunal, nous demandons à la Couronne une période de quatre mois. Au cours de ces quatre mois, l'agresseur doit participer à un certain nombre de cercles d'échange.

Le premier cercle se déroule en présence des membres de l'équipe. Lors du premier contact avec l'agresseur, il n'y a que deux membres de l'équipe, mais pour le premier cercle, toute l'équipe est présente. La situation peut s'avérer trés effrayante pour le délinquant. C'est pourquoi il est important que nous tenions des cercles et que nous priions.

Dans le deuxiéme cercle, l'agresseur a la responsabilité d'avouer à sa famille les gestes qu'il a posés. Ce n'est pas la même chose que si les membres de l'équipe allaient rencontrer les membres de la famille de l'agresseur pour leur raconter ce qui est arrivé. Cela n'a pas le même impact que lorsque la famille l'entend de la bouche de l'agresseur. Le deuxiéme cercle réunit donc les membres de la famille de l'agresseur.

Bien sûr, il y a beaucoup de cercles d'échange avant les deux dont je viens de parler. Vous savez, il n'y a pas de calendrier établi ‑ un cercle le lundi avec l'équipe, le mardi avec le délinquant, etc. Non. Tout cela se déroule sur une période de quatre mois. Nous apportons le plus de soutien possible à la victime et à l'agresseur au cours de cette période. Nous tenons plusieurs cercles avec eux avant d'en arriver à ces cercles plus importants. Il n'y a pas un nombre déterminé de cercles, cela dépend des personnes en cause. À un moment donné, nous savons que la personne est prête à passer à l'étape suivante.

Je me souviens du cas d'une femme. Son mari et elle étaient accusés d'inceste. Des accusations avaient aussi été portées contre leurs deux filles aînées. L'homme a accepté la responsabilité de ses actes. Il faut distinguer deux niveaux de responsabilité : la responsabilité légale, lorsque le délinquant est mis en accusation, et la responsabilité personnelle, lorsqu'il peut s'asseoir avec sa propre famille et avec sa victime et reconnaître ce qu'il a fait. Dans ce couple, la démarche de l'homme a été plus rapide que celle de sa femme. Nous avons tenu plusieurs cercles avec la femme, mais elle n'avouait pas sa faute. Elle se voyait davantage comme une complice ‑ c'était son mari qui avait fait les choses vraiment mal. Elle niait. Je ne me souviens plus combien de fois nous nous sommes assis en cercle avec elle, seulement les membres de l'équipe et elle. Elle n'acceptait pas la pleine responsabilité de ses actes. Alors, nous avons pensé faire appel à la famille parce que la famille a aussi sa propre dynamique. Je peux éviter des choses avec un étranger, je peux dire que ce n'était pas entiérement de ma faute, que j'ai été une victime, mais devant ma sœur, je ne peux tout simplement pas dire que je n'ai pas réellement fait ça. La relation entre les membres de la famille est la clé. On veut préserver cette relation, et pour la préserver, il faut être honnête.

Nous devons parfois faire appel à la famille pour faire accepter à l'agresseur sa pleine responsabilité. Dans ce cas, c'est ce qui s'est produit. Lorsque la famille est venue, la femme a avoué pour la premiére fois : « voilà ce que j'ai fait à mes enfants. » Et elle a tout énuméré les actes qu'elle avait commis. Pour la premiére fois, elle a avoué, et c'est parce que sa famille l'a aidée.

Aprés le cercle avec l'équipe, le cercle avec la famille, le cercle avec la victime, il y a le cercle avec la victime et la famille ensemble. Dans ces premiers cercles, l'agresseur ne prend pas la parole. C'est la victime qui lui parle, qui lui dit : « voilà ce que tu m'as fait et voilà comment cela m'a affecté ». Et l'agresseur reste assis et écoute.

Dans le premier cercle, l'agresseur explique pourquoi il est là. Puis, dans le cercle suivant, c'est la victime qui prend la parole et qui dit ce qu'elle a à dire. Elle a été préparée. Nous estimons que la victime est prête une fois qu'elle a divulgué les choses qui lui sont arrivées. Pour nous, c'est le signe que la victime est prête. Nous devons la soutenir pour qu'elle en arrive à ce point et qu'elle puisse faire face aux émotions qu'elle vivra par la suite.

Il s'agit d'un cercle trés spécial. Il n'y a que les travailleurs qui sont assignés à la victime et à l'agresseur. Il y a donc seulement quatre personnes. J. est la personne qui anime ces cercles. Elle y vient avec ses herbes curatives. Elle se sert des moyens que les aînés lui donnent. Ainsi, le premier cercle est trés petit et ne réunit que les principaux intéressés. À mesure que la victime devient plus forte, le cercle s'agrandit.

Nous nous laissons guider par le rythme de la victime. Parfois, nous restons seulement les quatre. Je ne sais pas comment nous savons, mais nous restons seulement les quatre jusqu'à ce qu'il soit temps, et lentement, nous invitons d'autres personnes dans le cercle pour nous soutenir, mais la victime reste au centre du cercle.

Il y a aussi un autre cercle. La victime et le délinquant restent au centre. Ils font leur propre démarche. Ils oublient complétement les gens autour d'eux pour se concentrer sur eux. Nous voyons le travail qu'ils font, la façon dont ils entrent en contact avec leur souffrance, puis dont ils s'en éloignent, car ce contact est difficile et ne peut pas durer longtemps. Peu à peu, ils apprennent à travailler ensemble. C'est vraiment un travail enrichissant.

Habituellement, ils en arrivent au point où ils peuvent travailler ensemble. Notre cercle est là pour les soutenir, pour prier pour eux et pour se servir des herbes. Il y a des victimes et des agresseurs qui sont suffisamment forts pour travailler ensemble devant une équipe qui vient de l'extérieur. Cela constitue donc une formation pour les équipes de l'extérieur qui assistent à cette démarche.

Nous avons eu dans l'équipe un homme de Moose Lake. C'était un délinquant. Avant d'être mis en accusation, il est venu ici. C'était un aîné respecté même s'il était un délinquant. Il est venu assister à un cercle avec une équipe. Lorsqu'il a vu la démarche qui se faisait entre la victime et l'agresseur, il a voulu revenir ici aprés avoir été mis en accusation. Il a dit que dans le pays des Cris, au nord, c'est comme cela qu'on réglait les problémes avant ‑ la victime et l'agresseur entreprenaient une démarche ensemble. Il a reconnu cette démarche immédiatement. Et il a voulu venir ici. C'est ce qu'il a fait. Il peut y avoir plusieurs cercles de ce genre avec la victime et l'agresseur.

Le premier cercle est toujours le plus difficile. C'est celui qui devrait nous inquiéter le plus parce qu'il peut faire remonter des événements à la surface. Il y a des membres de la famille dans l'équipe. On ne peut jamais se dissocier du travail de notre famille. Il y a toujours des choses qui nous reviennent à l'esprit. Nous essayons d'apporter beaucoup de soutien parce que même si les gens rentrent chez eux, aprés le cercle, en pensant que tout est réglé, il pourrait se produire quelque chose qui changerait la situation. Parfois, le délinquant expie sa faute, il semble repentant, et puis quelque chose en lui change. C'est pourquoi nous veillons à ce que chaque membre de la famille puisse téléphoner à quelqu'un en cas de besoin. C'est vraiment important.

Aprés les trois cercles, nous retournons devant le tribunal pour dire que nous sommes maintenant prêts pour le quatriéme cercle. L'agresseur est prêt, nous sommes convaincus qu'il se dirige vers la guérison et nous voulons nous occuper du cas. Nous savons qu'une fois qu'il a affronté quelques membres de sa collectivité en la personne des membres de l'équipe, une fois qu'il a affronté sa famille et sa victime, il ne peut plus faire semblant durant les cercles.

Dans les cercles, l'agresseur doit faire face à la réalité, et si tout se déroule bien dans les trois premiers cercles, nous savons qu'il est déterminé à se repentir. Alors, nous retournons devant le tribunal et nous disons à la Couronne que nous sommes prêts à faire le quatriéme cercle. Dans le quatriéme cercle, le juge est présent. Il y a aussi la victime et sa famille, le délinquant et sa famille et d'autres personnes qui sont là pour les soutenir. Ces personnes peuvent appartenir à un groupe de l'église ou être des membres de la famille ou de l'équipe. Habituellement, ce sont ces personnes qui constituent le cercle intérieur. Mais tous les membres de la collectivité peuvent venir assister à la rencontre, ou venir s'asseoir dans le cercle intérieur et participer. Nous avons eu la chance d'avoir le juge Murray Sinclair comme président. C'est lui qui a prononcé la peine.

Dans le premier cercle, c'était le cas de la mére et du pére qui avaient commis l'inceste. Je voudrais souligner une autre chose : notre collectivité s'occupe du cas lorsque nous savons que l'agresseur n'a aucune chance de s'en sortir dans le systéme judiciaire régulier. Notre décision de nous occuper d'un cas fait partie de la guérison parce que nous savons que si l'agresseur est jugé par le systéme régulier, nous le perdrons. C'est pour cette raison que nous avons instauré les cercles de détermination de la peine. Je ne sais pas quelle sera la prochaine étape, mais je sais que cette étape sera là bientôt. Maintenant, nous amenons le juge ici et nous faisons un cercle de détermination de la peine. Tout est écrit sur papier : la structure, la raison d'être, le déroulement.

Le premier cercle de détermination de la peine a commencé à neuf heures du matin et s'est terminé à neuf heures du soir.

En résumé, voici comment cela se déroule. Selon la protection qu'il faut accorder à la victime, les accusations sont parfois inscrites au dossier avant la séance du tribunal, de sorte que cette information ne soit pas divulguée au public. Dans une séance réguliére du tribunal, on lit habituellement tous les détails de l'affaire. Cela ne cause aucun probléme à personne. Mais dans un cercle de détermination de la peine, le juge est trés sensible à ce que vit la victime. Cependant, les accusations doivent figurer dans la transcription sous une forme ou une autre.

Quatre jours avant la tenue d'un cercle de détermination de la peine, nous allons dans la suerie tous les soirs. Nous y invitons les victimes et leur famille. Nous y invitons les agresseurs et leur famille. Tous sont dans la même suerie parce que nous devons faire beaucoup de travail avant la tenue de ce cercle.

Le jour de la tenue du cercle, nous commençons par la cérémonie du calumet. Nous purifions l'édifice où aura lieu le cercle et nous purifions l'extérieur. Nous suspendons les drapeaux dans les quatre directions. Lorsque la séance commence, tout cela a déjà été fait. Au début de la séance, M. et moi, nous prenons place habituellement à côté du juge et nous expliquons les choses. Avant que la plume d'aigle ne commence à circuler dans le cercle, M. explique la signification de cela.

Dans le premier cercle, habituellement, les gens disent pourquoi ils sont là. La plume d'aigle passe par les mains de tous ceux qui forment le cercle, dans le sens horaire, et s'arrête finalement dans les mains du juge. À ce moment, le juge dit : « Est‑ce que quelqu'un aimerait dire quelque chose? »

La deuxiéme fois que la plume d'aigle circule parmi les participants, c'est pour la victime. Dans notre collectivité, l'une des choses que nous voulons abolir, c'est le fait de rejeter la responsabilité sur la victime, de dire que tout est de sa faute. Ainsi, l'objectif du deuxiéme cercle est de parler à la victime, de lui faire comprendre que rien n'est de sa faute, qu'on admire le courage qu'elle a eu de divulguer les faits. On lui dit qu'on comprend sa souffrance et qu'on sait combien il est difficile de dénoncer un membre de sa famille. On insiste beaucoup sur son courage parce que si elle n'avait rien dit, ses parents ou les autres agresseurs nieraient encore la situation. Alors, c'est vraiment le courage de la victime que nous célébrons ce jour‑là.

Le troisiéme cercle est pour l'agresseur. C'est là qu'il doit prendre conscience qu'il a fait du mal à une personne. Mais cela ne s'arrête pas là, son geste a des répercussions sur l'ensemble de la collectivité. Même si je n'ai pas de liens de sang avec la victime, je vis dans la même collectivité et le crime m'a affectée. Le message envoyé au délinquant est clair; son geste est inacceptable, il a blessé un enfant de la collectivité et, en tant que femme autochtone, ma responsabilité est d'assurer la sécurité des enfants. Je dois veiller à ce que l'agresseur reçoive de l'aide pour que les enfants soient en sécurité. Au cours du cercle, donc, on transmet plusieurs fois ce message à l'agresseur. Encore ici, bien sûr, le cercle est ouvert à toute la collectivité.

Dans les deux cercles que nous avons tenus, il n'y a eu qu'une seule recommandation en faveur de l'incarcération. Seulement une. Au premier cercle, il y avait environ 250 personnes et pas une n'a recommandé l'incarcération de l'agresseur. Au deuxiéme cercle, il devait y avoir entre 80 et 90 personnes, et une seule a recommandé l'incarcération.

Le quatriéme cercle sert à formuler des recommandations sur l'agresseur. Deux semaines avant la séance du tribunal, nous soumettons des rapports écrits au juge, aux avocats de la Couronne et de la défense. Ces rapports sont trés complets, car nous examinons les quatre aspects de la personne. Au cours des cercles, nous pouvons évaluer où en est rendu l'agresseur sur les plans psychologique, mental, physique et spirituel. Pour ces rapports, nous utilisons une formule particuliére.

Durant le dernier cercle, nous soumettons les recommandations au juge. Comme je l'ai dit, une seule personne a recommandé que l'agresseur soit incarcéré. Jusqu'à ma mort, je me souviendrai toujours du premier cercle où on a examiné le cas d'inceste. Ce qui s'est passé là, je jure que je ne le reverrai jamais dans un tribunal ordinaire. Les membres de la collectivité étaient là et écoutaient, et deux jeunes hommes se sont levés et, pour la premiére fois, ont reconnu avoir victimisé des femmes de la collectivité par leurs attitudes et par leurs agressions dans le passé. Je regardais la mére de ces deux hommes, qui était là dans la salle. Cette famille avait la réputation de terroriser les familles de la collectivité. La mére encourageait ses fils et ses filles à se battre avec des bandes. Dans les années soixante‑dix, on était en danger si on disait quelque chose de mal à cette famille. Pour la premiére fois, dix ans plus tard, les deux hommes se sont levés et ont avoué ce qu'ils avaient fait aux femmes, et leur mére était là et les écoutait. J'examinais son visage, il y avait des larmes qui lui venaient aux yeux, et c'était trés beau. Puis, le jeune frére du pére qui était l'agresseur a commencé à parler et à divulguer des choses. Il avait seulement quatorze ans alors. De l'âge de onze ans à l'âge de quatorze ans, il avait victimisé des personnes. Je ne me souviens plus du nombre, mais il y avait de nombreux jeunes cousins et cousines. Il a tout dévoilé.

Il y a eu aussi deux délinquants qui avaient été jugés par un tribunal régulier à la fin des années quatre‑vingt et qui ont été notre premier cas. Pour la premiére fois, ils se sont levés et ont reconnu avoir victimisé des membres de leur collectivité. Pour la premiére fois, ils ont dit au public ce qu'ils avaient fait. Jusqu'alors, ces faits étaient connus seulement de l'équipe. C'est seulement lorsqu'ils ont décidé de tout révéler que l'information a été connue de tous. Ainsi, pour la premiére fois, ils ont reconnu publiquement leurs actes. Ils ont aussi parlé de l'aide qu'ils avaient reçue. L'un d'eux a parlé de la premiére fois qu'il est venu nous voir pour avoir de l'aide. Il voulait simplement ne pas aller en prison. Il s'est servi de nous, et il l'a reconnu. Il a commis d'autres actes de violence par la suite, et il s'est retrouvé en prison. Nous étions encore là pour lui offrir notre soutien. Lorsqu'il est sorti de prison, il est revenu nous voir et a commencé à travailler avec nous. Il a vraiment travaillé. Il a parlé de ça.

Et ensuite, juste comme je me disais : « Mon Dieu! J'espére que c'est fini! », la tante d'un délinquant, sa tante paternelle ‑ avec qui il buvait et allait à des soirées ‑ lui a demandé : « M'as‑tu déjà touchée quand nous buvions et allions à des soirées ensemble? » Et oui, il l'avait fait. Lorsqu'elle était ivre morte, il avait eu des relations sexuelles avec elle. Il l'a avoué, en plus des autres actes dont il était accusé. J'avais vraiment peur parce qu'il y avait toutes ces autres accusations. Mais tout le monde est resté. J'étais sur des charbons ardents, pensant : « Mon Dieu! qu'est‑ce qui va se passer? » Le juge s'est penché vers moi et m'a demandé : « Est‑ce cela se passe toujours comme ça dans vos cercles? » J'ai essayé de garder un air indifférent et je lui ai répondu que oui. J'ai déjà vu ce genre de choses dans ce que j'appelle des cercles privés, mais jamais en public comme ça.

Un des deux premiers jeunes hommes travaillait dans notre équipe. Le deuxiéme, son frére, avait victimisé ses niéces dont l'une travaillait ici. Elle faisait partie de l'équipe. Avant le cercle de détermination de la peine, ils avaient commencé à travailler ensemble en tant que victime et agresseur, et la démarche s'est poursuivie par la suite. C'était un travail remarquable. Cette famille avait tellement de choses à régler que la démarche entreprise par ces deux personnes a dû être interrompue il y environ un an. Il s'est passé quelque chose dans la famille, et elles n'ont pas pu continuer. Mais je pense qu'elles avaient accompli du bon travail. C'est ce genre de démarche qui va les réconcilier. Pour l'instant, cela n'est pas possible à cause de ce qui arrive au sein de la famille.

Nous avions déjà le jeune homme au sein de notre équipe. Nous avions déjà commencé à travailler avec lui. Par la suite, il est allé dans un établissement pour quelques mois. Si les adolescents n'ont pas une famille structurée avec laquelle nous pouvons travailler, il arrive souvent qu'ils aillent et viennent, car ils n'ont pas la force de rester en contact avec eux‑mêmes. C'est ce qui s'est produit dans cette famille. Le jeune homme venait ici et vivait avec son frére et sa famille pendant quelques mois et trouvait une certaine stabilité. Lorsque nous nous sommes occupés pour la premiére fois d'un membre de cette famille où il y avait de l'inceste, les autres membres de la famille l'ont suivi dans sa démarche. Il parlait à chacun d'eux et nous les regroupions en cercles. C'est ce que chacun voulait. Nous ne pouvions fournir une structure suffisante pour que le jeune homme reste ici. Il avait son groupe d'amis. Je pense qu'il est trés difficile pour les jeunes de cet âge de venir dans une collectivité étrangére, compte tenu de l'endroit d'où ils viennent. Il ne pouvait venir que quelques mois à la fois. Il retrouvait de la stabilité pendant un certain temps puis retournait vivre chez ses deux soeurs à la ville. Il était trés difficile de le maîtriser et c'est encore le probléme aujourd'hui. Il est allé dans un établissement et il a demandé qu'on tienne un genre de cercle où il pourrait dire à ses fréres ce qu'ils lui avaient fait lorsqu'il était enfant. Il a demandé à notre équipe de lui amener ses fréres. C'est le cercle que nous avons tenu à Winnipeg.

Il ne fait aucune démarche personnelle pour l'instant. Il est de retour dans notre collectivité pour quelques mois, puis il retournera à Winnipeg. Je crois qu'il prend de la drogue, et je crains pour sa vie parce que je pense que les revendeurs sont à ses trousses. Ils sont venus voir la famille pour se faire payer.

Les enfants ont besoin de structure. Ils ont besoin de surveillance, surtout les enfants qui consomment de la drogue. Certains de nos enfants n'ont pas vraiment de famille. Ils n'ont pas l'amour et l'affection dont ils ont besoin pour entreprendre une démarche de guérison. Cela n'a pas de sens. Je crois que nous ferions plus de tort à nos enfants si nous essayions d'aller au cœur de leurs blessures lorsqu'ils n'ont pas une famille stable pour les soutenir. Il nous faut veiller à protéger nos enfants. Nous voulons être certains qu'ils seront en sécurité lorsqu'ils nous quitteront.

Les deux autres délinquants, les deux hommes qui se sont levés, sont devenus des personnes‑ressources. L'un d'eux reçoit présentement une formation. La chose qui n'a pas été résolue est l'incident avec sa tante. Il y a eu divulgation, mais aucune démarche n'a été entreprise. La tante vit à Winnipeg et nous n'avons tout simplement pas le temps de réunir ces personnes pour qu'elles entreprennent une démarche de réconciliation.

M. parle du fondement de la création ‑ le rapport entre notre mére la terre et le soleil et la lune. Il parle de la relation et de l'équilibre entre ces trois éléments, un équilibre précaire. La femme est représentée par la lune et l'eau, et l'homme par le feu et le soleil. Les enseignements sur les sept étapes de la vie sont fondés sur ces relations, sur la place qu'occupent l'homme et la femme. Je sais que dans ma culture, au moment de la puberté, quand la jeune fille devenait une femme, ce passage était souligné par une cérémonie spéciale. C'est une trés belle cérémonie, qui marque une nouvelle étape de la vie, le début de la vie de femme.

Pour les jeunes hommes, c'était la même chose. Ils connaissaient leur rôle avant la puberté. Ils savaient exactement quelles étaient les régles et les responsabilités, quels talents ils avaient. Il y avait aussi une cérémonie pour eux, pour les renforcer dans leur identité. On leur donnait alors les outils nécessaires. Parfois, on leur donnait un nom. Les aînés aussi parlent des noms qu'on donnait. J. vient d'une collectivité crie, au nord, et ils ont des rites et des cérémonies semblables.

La période des régles était une période trés spéciale pour les femmes. Elles ne cuisinaient pas pour leur famille. Parfois, elles se retiraient même seules dans la forêt pour trouver l'harmonie. Pas étonnant que les femmes étaient si fortes!

Quand on regarde le cercle, on voit toute la force qu'il nous donne. J'ai toujours été étonnée de la force de notre peuple. Je commence à comprendre le but des cérémonies. Je comprends pourquoi nous étions si forts dans ce temps‑là. Nous voulons garder notre identité pour nos enfants. Ma petite‑fille connaîtra cette cérémonie, mais moi, je ne l'ai pas connue. Je ne suis pas certaine que ma mére l'ait vécue, mais je sais que mes petites‑filles la vivront. Et aussi mes petits‑garçons lorsqu'ils tueront leur premiére proie. C'est une grande fête. Aucun de mes fréres n'a vécu cette cérémonie, mais ma belle‑sœur commence à ramener cette tradition.

Mon grand‑pére a été l'un des derniers guérisseurs, l'un des derniers chefs spirituels de notre collectivité. Il est mort au début des années soixante‑dix. Il a présidé à des cérémonies jusque dans les années quarante. Je me souviens que dans les années cinquante, il organisait encore des pow‑wows. Ma grand‑mére faisait toujours une grande fête. Le jour du pow‑wow, mon grand‑pére battait du tambour le matin. Ma grand‑mére appelait les aides. Mon grand‑pére avait aussi des aides. Les aides n'étaient pas seulement des membres de la famille. Mon grand‑pére faisait toujours appel à quatre familles pour l'aider. Le jour de la fête, ma grand‑mére appelait ses aides. Ces personnes avaient pour tâche d'aller de maison en maison pour inviter les gens à la fête qui aurait lieu le soir. Je me souviens d'y être allée avec ma mére et mon pére. Nous avions une lanterne et nous marchions dans un petit sentier étroit dans l'obscurité la plus totale. Ma mére apportait pour chacun de nous une assiette et une cuillére.

Réflexions Sur Le Processus Holistique De Réconciliation De Hollow Water – Joyce Bushie

Les traditions

Beaucoup des gens de notre peuple ont des conceptions différentes du cercle sacré. Certains utilisent les cercles lorsqu'il y a un probléme, mais en comprennent‑ils tout le sens? Dans un cercle sacré, on peut puiser beaucoup d'énergies. Le cercle est un outil puissant lorsqu'on l'utilise avec respect. Ainsi, s'il y a quelque chose qui vous blesse depuis longtemps ou un événement que vous ne pouvez oublier, mais dont vous avez peur de parler à quiconque, alors lorsque vous êtes assis dans un cercle, la souffrance disparaît sans que vous vous en aperceviez. On a mis dans la tête à beaucoup d'entre nous que pour régler un probléme, il faut être destructif, crier des noms aux autres, se venger ou punir par la violence. Cette attitude a été transmise de génération en génération. Nous avons appris à vivre dans la violence. Certains croyaient que c'était normal, que c'était correct. Beaucoup d'entre nous ne comprennent pas ce qu'un chef est censé faire; au lieu de cela, nous mettons les chefs sur un piédestal. Nous les blâmons pour tout ce qui va mal. Nous avons été programmés à penser comme ça. Ainsi, nous nous considérons toujours comme des victimes. Beaucoup d'entre nous aiment être des victimes parce que cela procure une sécurité. Nous ne savons pas comment réagir de façon positive. Nous avons des pensées négatives. Et cette façon de penser est devenue un mode de vie pour beaucoup d'entre nous.

Beaucoup de nos arriére‑grands‑parents ont fait de leur mieux pour enseigner à nos parents comment élever leurs enfants, mais déjà à cette période, certains de nos arriére‑grands‑parents ont été éloignés de leur foyer et vivaient dans des résidences. Nous ne nous rendons pas compte que nos arriére‑arriére‑grands‑parents ont été blessés par le systéme qui les a éloignés de leur foyer. La principale chose qu'on leur a enlevée a été leurs besoins affectifs, ce qui les a amenés à devenir des parents aigris. Beaucoup de nos parents ne voulaient pas vraiment nous élever comme ils l'ont fait, mais c'est ce qu'ils ont appris. Bon nombre de nos arriére‑arriére‑grands‑parents vivaient dans des résidences et des foyers d'accueil. Le seul moment où ils voyaient leurs parents et leurs fréres et soeurs était durant l'été. Certains d'entre eux n'ont vu leurs parents qu'à l'âge adulte. Et on s'attendait à ce qu'ils vivent tous en harmonie. Chaque fois qu'on les plaçait dans un nouveau foyer, leur mode de vie changeait. Nos arriére‑grands‑parents, nos grands‑parents et nos parents ont appris différentes façons de nous élever, qui n'étaient pas nécessairement les bonnes. Ils ont appris à élever leurs enfants dans les foyers d'accueil, dans les résidences et de divers groupes religieux. Il y avait encore en eux beaucoup de colére et de souffrance. Alors, ils passaient leurs frustrations sur leurs enfants.

Beaucoup de nos enseignements traditionnels n'étaient pas même appliqués dans les foyers où ils demeuraient. Un grand nombre de nos grands‑parents avaient oublié leur valeur en tant qu'Autochtones et leur but dans la vie. Ils ne savaient pas comment mettre en pratique l'honnêteté, la force, le respect, l'amour, le partage, la sagesse et l'humilité. Ils se servaient de façon abusive de ces enseignements et beaucoup ne les appliquaient pas du tout parce que c'était trop difficile. Bon nombre de nos gens ont appris que les valeurs et les croyances traditionnelles étaient mauvaises. Quelques‑uns de nos ancêtres ont essayé de garder vivants les enseignements sacrés. Presque personne ne faisait attention à eux. Certains ont essayé de ramener le cercle sacré. Mais leur propre peuple rejetait cette idée. Aujourd'hui, beaucoup d'entre nous souffrent des cicatrices que nous ont transmises nos ancêtres. Une grande partie de nos souffrances proviennent de leur souffrance. Lorsque nous comprenons cela, nous pouvons briser le cycle et commencer à vivre la vie à laquelle nous étions destinés, à mettre en pratique les sept enseignements sacrés.

Les sept enseignements sacrés sont l'honnêteté, la force, le respect, l'amour, le partage, la sagesse et l'humilité. Ce sont les enseignements que le Créateur a donnés aux Autochtones pour qu'ils les suivent. Certains les appellent les principes de la vie. Pour être honnêtes, nous devons travailler sur les quatre aspects de notre être ‑ psychologique, mental, spirituel et physique. Sans ces quatre aspects, nous ne pouvons fonctionner comme des êtres humains complets. C'est pourquoi nous avons besoin des cercles sacrés et des sept enseignements pour commencer à effacer les cicatrices que nous ont laissées nos ancêtres. La vie commence quand nous commençons à avoir le pardon dans nos coeurs. La démarche de guérison commence lorsque nous reconnaissons notre souffrance et que nous sommes prêts à laisser tomber nos pensées et nos sentiments négatifs. Beaucoup d'entre nous ont été blessés par des membres de la famille, que ce soit nos grands‑parents, nos parents, nos fréres et soeurs, nos oncles, nos tantes ou nos cousins. Souvent, nous ne voulons pas assister aux réunions familiales de peur que notre agresseur soit là. Combien de temps allons‑nous fuir ces rencontres? Jusqu'à la mort de notre agresseur? Jusqu'à ce nous vivions en paix? C'est pour cette raison que le cercle sacré est si important dans nos traditions. C'était une façon de vivre il y a de nombreuses années, avant que nos ancêtres soient blessés ou agressés. Dans ces cercles, on réglait beaucoup de problémes en même temps. Les gens prenaient la responsabilité de leurs actions. Les gens partageaient leurs problémes. Les gens respectaient les dons et les talents des autres. Les gens pouvaient exprimer leurs sentiments et avaient la force d'appliquer les sept enseignements. Le cercle holistique de guérison met en pratique le cercle sacré, qui s'appuie sur les enseignements sacrés. Nous montrons aux gens comment appliquer ces enseignements dans la vie de tous les jours.

Dans le premier cercle, nous travaillons avec la victime. Si elle apprend chacun des enseignements ‑ l'honnêteté, la force, le respect, l'amour, le partage, la sagesse et l'humilité ‑, elle apprendra à utiliser les aspects mental, physique, psychologique et spirituel de sa vie pour mettre ces enseignements en pratique. Ces séances ont lieu au moins deux fois par semaine et durent d'une à deux heures. En même temps que la victime, mais à un autre endroit, le délinquant apprend les mêmes enseignements.

Puis les membres de la famille de la victime se joignent à elle et apprennent les mêmes enseignements. La victime peut aussi amener dans le cercle un seul membre de la famille à la fois; c'est elle qui prend la décision. Selon le rythme auquel la victime et le délinquant travaillent durant les séances, ils finissent par se rencontrer pour une premiére fois pour reconnaître la souffrance, le tort fait à la victime, et le délinquant assume alors la responsabilité de ses actes. Ces séances doivent avoir lieu une fois par semaine; elles durent habituellement toute la journée. On les appelle des cercles de formation de liens. Lorsque les deux intéressés sont assez forts et capables de communiquer entre eux, alors les membres de la famille viennent participer au septiéme cercle.

Le septiéme cercle réunit les deux familles, la victime et l'agresseur. Habituellement, c'est le cercle le plus difficile parce que les membres de la famille ne pardonnent pas encore tout à fait à la victime et à l'agresseur. Ce sont la victime et l'agresseur qui mettent le cercle en place parce qu'ils ont commencé leur démarche dans les six autres cercles. C'est ici qu'on constate les résultats de la démarche que la victime et l'agresseur ont faite ensemble. Selon le groupe, on peut organiser une fête communautaire pour les deux familles, afin de célébrer leur croissance et le début de leur nouveau cheminement. Pour nous débarrasser totalement de nos souffrances et fonctionner de nouveau en tant qu'unité familiale, nous devons toujours commencer par regarder à l'intérieur de nous‑même.

Les gens de la collectivité n'ont pas encore fait ce septiéme cercle, mais j'ai participé à un cercle de ce genre dans une autre collectivité.

W'daeb-awae' : notre propre vérité

Au début, le CHCH a été créé pour les victimes. Peu à peu toutefois, nous avons dû nous occuper des agresseurs, et les victimes sont entrées dans l'ombre. À l'heure actuelle, nous tentons de nous concentrer sur les agresseurs afin de nous assurer que les victimes sont en sécurité dans la collectivité. Ce qui fait que, si l'on jette un coup d'oeil général sur la situation, on a l'impression que les victimes se situent à l'arriére‑plan.

Il y a un autre élément auquel on ne porte pas tellement attention et qui, est probablement beaucoup plus difficile à voir, mais quand on vit dans une collectivité on le voit pourtant tout le temps, ce sont nos enfants. Nous avons toujours cru que nos enfants sont ceux qui nous indiquent la voie à suivre; ce sont eux qui nous disent ce que nous devons faire, non pas tant en paroles, mais dans leur maniére d'agir.

Je me souviens trés clairement des moments où nous étions prêts à tout abandonner. Ça s'est produit bien des fois, mais c'est toujours grâce à nos enfants que nous avons tenu le coup. Ils ne nous ont pas dit comme tel : «Vous ne pouvez pas abandonner», ils n'ont pas utilisé ces mots‑là, mais il est certain que si on regarde comment les choses se passaient avec eux, il n'y avait pas moyen de tout laisser tomber.

Nous allions notre chemin quand, soudainement, nous avons changé de direction. Si on perd le contact avec les victimes et les enfants, plus rien ne se produit chez ces groupes cibles.

C'est pourquoi je ne pense pas qu'on parle assez, dans les rapports sur Hollow Water, des enfants, de leur courage, de leur croyance en la vie et du fait que ce sont eux qui tracent le chemin même s'ils ne sont pas au‑devant de la scéne. Quand je pense aux gens de mon milieu, je constate que ce sont les enfants qui ont, par leur courage, été au cœur de tout le mouvement. C'est une vérité qui se perd souvent lorsqu'on tente d'expliquer la démarche.

Je pense que plus il y a de gens qui entreprennent une démarche de guérison, moins les agresseurs sont visibles. Avant qu'on introduise des méthodes de guérison dans la collectivité, nous étions tous là à agir et à nous côtoyer, victimes et agresseurs. Il n'y avait pas de distinction entre les deux. Nous étions tous trés malades et nos rapports se situaient à ce niveau‑là. Plus il y a de victimes qui se soignent, et plus nous apprenons à reconnaître les signes de comportement dysfonctionnel chez les agresseurs. L'usage abusif de l'alcool et des drogues est l'exemple le plus évident, mais on commence aussi à se pencher sur les familles, leurs caractéristiques. Pourquoi cet enfant est‑il si en colére et si indiscipliné à l'école que personne n'arrive à le faire tenir en place? Si on regarde la famille de cet enfant, on comprend pourquoi il en va ainsi parce qu'on connaît l'histoire de la famille; on connaît les rapports de sa famille avec le milieu.

Les caractéristiques des familles des délinquants nous apparaissent de plus en plus clairement. On peut commencer à savoir qui sont ces familles. Nous avons été en contact avec assez de familles et nous en connaissons suffisamment qui abritent un délinquant pour pouvoir dire avec certitude qu'elles comptent des victimes et d'autres délinquants. C'est alors qu'on commence à regarder la famille dans son ensemble et qu'on peut identifier les gens parce qu'on reconnaît le comportement, les caractéristiques.

Tout d'abord, lorsque les agresseurs sont confrontés, on remarque un soulagement - un soulagement que ce soit enfin su. Je me souviendrai toujours d'un cas. Ce bonhomme-là, même s'il était l'un des plus jeunes membres de sa famille, le contrôle, il l'avait. Il se servait de la peur et de l'intimidation au point où il avait toute sa famille à ses genoux, sauf un frére. Il y avait ce frére qu'il ne pouvait pas contrôler; en sa présence, il se surveillait. Avec le reste de la famille, il pouvait aller et venir à sa guise parce qu'il avait le contrôle. Il avait agressé deux filles de son frére quand elles étaient des fillettes. Plus tard, quand l'une d'elles a décidé d'en parler et de dire ouvertement ce que son oncle lui avait fait, il a fortement réagi.

Quand nous l'avons confronté, nous lui avons dit : «Au moment où nous te parlons, ton frére est lui aussi mis au courant - il y a un autre cercle entre le pére et la fille, et la jeune fille se confie à ton frére.»

L'effet a été le même que si on l'avait ouvert, comme une bouteille. Il a sursauté et il s'est mis à marcher de long en large et à dire : «Il va le savoir - aprés toutes ces années, il va l'apprendre.» Il y avait de la peur dans ces paroles, mais aussi une grande part de soulagement. Pour lui, agresser les filles, c'était aussi agresser le pére, son frére. Le fait de penser que son frére l'apprenait aprés tant d'années le soulageait énormément. Il n'avait plus à garder le silence sur ce qui s'était passé. Ce serait su. Ils ont toujours la même réaction, quand ils sont enfin capables de dire : «Oui, j'ai fait ça».

Finalement, les agresseurs parlent de ce qu'ils ont fait. Il y a beaucoup à faire pour éduquer ces délinquants et même les victimes. Quand tu as été agressée, ou quand tu as agressé quelqu'un, tu as toujours l'impression d'être une mauvaise personne. Tu ne vois pas le rôle que jouent ton passé de victime, la collectivité, ta famille. Tu ne perçois pas les rapports entre toutes ces choses. Tu ne vois que l'image négative de toi-même. Par l'éducation, nous cherchons à aider les gens à comprendre qu'il y a un cycle dans ce qu'ils ont vécu toutes ces années. Le silence est un handicap et il y a malheureusement trop peu de gens qui perçoivent l'importance du silence dans le cycle de la victimisation.

Avec le temps, quand on commence à travailler avec ces gens et à les éduquer, ils en viennent à comprendre pourquoi ils ont agi ainsi. Au début, tout tourne autour d'eux, autour du fait qu'ils sont une mauvaise personne, qu'ils ne valent rien. Au départ, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de gens qui soient capables de voir, ou d'expliquer le motif de leur acte.

Toute notre collectivité a minimisé l'importance de la victimisation. Pendant toutes ces années, tout le monde a jeté le blâme sur la victime en répétant, par exemple, qu'une femme qui a vécu un viol collectif n'aurait pas dû se mettre dans une telle situation, qu'elle n'aurait pas dû faire ceci ou cela, et ainsi de suite. Les agresseurs, eux, savent pendant ce temps-là en profiter. Ils connaissent leur collectivité. Ils savent comment utiliser les gens et comment passer inaperçus. Notre collectivité était bel et bien prise au piége de tout ce processus de négation. L'alcool et la drogue donnent un prétexte de plus aux agresseurs pour expliquer leur geste. «J'étais saoul» ou «J'étais gelé» leur sert d'excuse. Bien sûr, ils utilisent cela pour désamorcer le probléme, qui en fait prend racine dans la collectivité. Je dirais que tous les hommes à qui nous avons eu affaire avaient été victimes eux-mêmes.

La victimisation, on peut la retracer jusqu'à nos aïeuls, mais à cause de nos valeurs, nous ne parlons pas en mal des aînés, nous ne parlons pas en mal des gens qui sont disparus. Ce sont nos valeurs culturelles, et elles nous empêchent d'exposer le probléme au grand jour et d'aider les gens à voir toute l'horreur de la situation. Nos propres valeurs nous jouent donc des tours. Les gens ne voient pas qu'il faut être honnête pour être bon. Ils confondent ça avec les autres valeurs qui nous enseignent à ne pas parler contre les aînés et contre les morts. Je pense que c'est une des raisons pour lesquelles il y a tant de résistance dans la collectivité; pourquoi il est si difficile pour une collectivité d'admettre que certains de ses membres ont maltraité des enfants. Les gens de la génération actuelle, ils acceptent de parler en cercle et en petit groupe familial, mais c'est trés difficile pour eux d'avouer les faits publiquement.

Il n'y a eu, chez nous, qu'un seul cas où l'agresseur était une femme. Un seul cas qui ait été porté devant les tribunaux, mais nous en connaissons beaucoup d'autres. Il est trés difficile pour les enfants d'admettre que leur mére, leur tante ou leur grand-mére a pu se comporter ainsi. C'est encore un trés gros probléme. Nous avons confronté quelques femmes parce que leurs enfants les ont dénoncées. Nous avons confronté ces femmes parce que nous devons signaler tous les cas à la GRC. C'est trés difficile pour les enfants de témoigner contre leur mére. Au moment de la confrontation, les femmes n'admettaient pas leur responsabilité - je pense que pour une raison ou pour une autre, il est difficile pour les femmes d'admettre leur tort. Je pense que ça a beaucoup à voir avec le rôle que les femmes sont censées jouer. Elles sont censées être bienveillantes et protectrices.

Si j'analyse notre milieu, je suis sûre qu'il y a eu aussi des enfants dans notre génération qui se sont agressés entre eux, mais c'est un phénoméne qui apparaît de plus en plus clairement de nos jours. Dans ma génération, c'est surtout un phénoméne d'adulte à enfant, mais dans la génération montante, les enfants s'agressent. On le voit de plus en plus dans le jeu à l'école. On voit à la maniére dont les enfants se comportent que leur connaissance de la sexualité est bien au‑delà de leur âge. La violence qu'ils se font les uns les autres transparaît dans leur art, dans leurs écrits, dans leurs propos. Ça se voit davantage dans la génération montante. On dirait que le probléme s'accroît avec les générations. Ce n'est pas qu'on se comportait bien dans notre temps, mais personne ne cherchait à en profiter, on dissimulait ces choses‑là. Maintenant, c'est devenu impossible, il faut faire face à la musique, et nos enfants sont là pour nous dire, pour nous montrer noir sur blanc ce qu'on leur a fait. Les enfants sont maintenant beaucoup plus libres de raconter ce qui leur arrive, non pas en paroles, mais en actes.

Pour évaluer les besoins de l'agresseur, nous devons regarder les quatre aspects de sa personnalité. Physiquement, il y a habituellement des problémes d'intoxication - à l'alcool ou aux drogues; mentalement, il y a le suicide; émotionnellement, ce sont des enfants, ils ont peur et ils se sentent en danger, coupés de leur famille et de la société; et spirituellement, il n'y a à peu prés rien qui se passe dans leur vie. Par conséquent, nous abordons les quatre dimensions. Tout d'abord, nous devons nous pencher sur l'intoxication parce que si nous travaillons avec la personne durant la semaine et que les week-ends, elle en profite pour boire et se droguer et qu'elle en prend prétexte pour continuer à se comporter comme avant, il y a un probléme. Nous insistons donc pour que la personne se prenne en main à ce niveau‑là; c'est la premiére étape. Il faut qu'elle soit totalement consciente de son comportement et de ce qui se produit à l'intérieur d'elle‑même.

Nous établissons habituellement un programme à domicile. Certains agresseurs doivent suivre un traitement à l'extérieur, mais ce sont eux qui en décident. Une fois qu'ils sont désintoxiqués, nous pouvons commencer à aborder les autres enjeux.

Nous sommes trés conscients de la nécessité d'avoir une vie spirituelle et si la personne n'a été nourrie d'aucune forme de spiritualité pendant toutes ces années, nous lui donnons le choix de se tourner vers une église ou vers un guérisseur et des cérémonies traditionnelles. Nous la mettons en contact avec des fidéles. Si la personne avait l'habitude d'aller à l'église, c'est la voie que nous suivons. Il y a des membres de l'église catholique qui font partie de notre équipe d'évaluation. C'est la seule communauté religieuse que nous avons réussi à intéresser à notre cause. Nous aidons la personne à réfléchir à sa situation dans le contexte de sa spiritualité. C'est presque comme enseigner la spiritualité à un enfant. Émotivement, ce sont des gens si handicapés que nous devons leur ouvrir la voie à un nouveau mode de vie.

Mentalement et émotivement - nous constatons que la famille est cruciale pour la personne parce qu'une grande partie de son bien‑être affectif lui vient de son milieu familial. Il est important qu'elle noue des liens avec sa famille à un niveau émotif. Nous faisons ce travail pendant les quatre premiers mois qui suivent la mise en accusation. Nous demandons aux tribunaux quatre mois pour évaluer la personne. Nous disons à l'agresseur : «Nous avons déjà parlé à ta famille et à la famille de la victime à propos de ton infraction, mais il est important que toi‑même, tu leur en fasses part.» Nous établissons alors un cercle.

Il y a beaucoup de préparatifs qui entrent en ligne de compte, beaucoup de travail à faire avec les membres de la famille et aussi avec le délinquant. Mais on lui dit : «Tu sais, la date du cercle approche de plus en plus». L'agresseur a l'appui du groupe avec lequel il travaille et le soutien de son conseiller personnel, de sorte qu'il arrive bien préparé au cercle.

On forme un cercle et l'agresseur s'y assoit avec sa famille. Il ou elle a la responsabilité de relater les faits aux membres de sa famille. Je ne peux jamais trouver les mots qui conviennent pour exprimer ce qui se passe dans ces cercles, mais la guérison se produit lorsque la famille, pour la premiére fois, arrive à reconnaître la victimisation et à comprendre que ce n'est pas l'enfant, mais l'agresseur qui est à blâmer pour ce qui s'est produit. «Blâmer» n'est pas le terme juste. C'est une nouvelle perspective - les gens voient différemment la victimisation. Ils comprennent que l'agresseur n'est pas une mauvaise personne. Les gens ne sont pas assis en cercle pour juger la personne. Ils sont là pour trouver des moyens de changer son comportement, de changer son mode de vie et pour lui donner du soutien dans cette démarche parce que ce n'est que la douceur, l'honnêteté, la tendresse, le partage et la confiance qui l'aideront à retrouver son équilibre.

Il y a un effet d'entraînement pour tous les membres de la famille. Quand une personne assume la responsabilité de la victimisation, elle ouvre la porte aux réactions en chaîne. Il y a d'autres victimes et d'autres agresseurs dans cette famille, et des rapports commencent à s'établir sur le plan émotif. Nous avons tous une famille et nous éprouvons tous des sentiments particuliers envers les membres de notre famille, mais si nous n'avons jamais pratiqué de rapprochement et si nous nous sommes coupés émotivement les uns des autres, si nous nous renfermons et taisons nos problémes, le parcours de la guérison est à faire au complet, depuis la ligne de départ. Les sentiments que nous éprouvons les uns envers les autres sont notre point d'encrage. Il nous suffit de les faire germer et croître pour que naisse le désir d'entraide et de soutien mutuel.

Il est trés difficile pour la partenaire, l'épouse, d'accepter d'entendre parler de ce qui s'est passé. Il faut aider ces personnes à surmonter leur colére, habituellement en formant un cercle. Il faut reconnaître qu'il est normal d'être en colére. Il est normal de ressentir de la colére, de ressentir de la haine et de vouloir attaquer la personne ou simplement de ne plus vouloir avoir affaire à elle. Ce sont là des réactions prévisibles et c'est ce que nous disons à la famille. Nous ne lui cachons rien de ce que nous savons. Lorsque nous confrontons l'agresseur, nous lui disons : «Les autres membres de ta famille sont mis au courant de la situation, et voici quelles sont les réactions auxquelles tu peux t'attendre. C'est le genre de comportements qu'on a pu constater dans d'autres familles.»

Notre travail est devenu plus facile au fil des ans parce que d'autres agresseurs participent au cercle, confrontent le nouvel agresseur et racontent comment les choses se sont passées avec leur famille. Lorsque les gens commencent à guérir, lorsqu'ils lévent le voile sur leurs problémes familiaux, il peut y avoir un risque réel de séparation. Nous disons trés clairement au délinquant, à son épouse et aux enfants que cela pourrait arriver. C'est la réalité. Ces sentiments-là sont présents. Inutile de se les cacher. Nous nous mettons à la disposition des membres de la famille nuit et jour, au cas où une crise éclaterait. Les gens peuvent devenir suicidaires et nous nous tenons aux aguets en cas de signes précurseurs. Nous prenons les gens trés au sérieux s'ils nous disent : «Je pense que c'est mieux si je m'enléve la vie»; ils ne diront pas : «Enlevez-moi la vie», mais : «Allez-vous en». Nous prenons donc beaucoup de précautions.

Il faut que nous fassions trés attention à l'intimidation. Si un agresseur a recours à l'intimidation et aux menaces pour contrôler les membres de sa famille, son comportement ne changera pas du jour au lendemain. Il faut donc que nous soyons prudents, il faut que nous connaissions bien la personne. Nous lui demandons : «Que fais‑tu de ta colére? Comment te sens‑tu quand tu t'en prends à cette personne innocente là-bas? Quelles sont tes différentes façons de surmonter ta colére? As‑tu déjà pensé à t'enlever la vie? Combien de fois? Quels genres de plans pourrais‑tu mettre en place?» Nous devons tenir compte de toutes les possibilités et ce sont des renseignements extrêmement précieux que nous tentons de recueillir le plus rapidement possible, au moyen des séances de counseling.

Au début, lorsque les gens sont en crise, nous les faisons parler parce que nous voulons évaluer le risque de suicide. Le risque est-il élevé? Les autres membres de la famille courent-ils également un risque? Nous devons le savoir. Nous faisons trés attention à leur sécurité.

Chaque membre de la famille est mis en contact avec un conseiller ou une conseillére. Personne n'est forcé de faire partie de l'équipe puisqu'une aide individuelle est offerte. Nous procédons ainsi dans nos confrontations parce que nous voulons nous assurer que les enfants sont en sécurité, qu'ils peuvent se tourner vers quelqu'un si quoi que ce soit leur arrive. Ce sont les enfants qui sont les plus honnêtes. Je pense que les adultes ont plus de mal à réclamer de l'aide, mais les enfants n'hésitent pas en général à le faire.

D'autres délinquants forment un cercle avec l'agresseur dont on étudie le cas. Il y a un groupe d'agresseurs qui se rencontre périodiquement. Cela fait habituellement partie de la probation. Pendant les quelques premiers mois, lorsque la cause passe en cour, la participation du délinquant au groupe est volontaire mais aprés la probation, nous insistons sur sa présence.

Nous disons simplement à la personne : «Tu passes par une période réellement difficile et tu as besoin de beaucoup de soutien. D'aprés nous, c'est ceci ou cela qu'il te faut pour obtenir ce soutien et te sentir mieux dans ta peau.» Nous le guidons. Sur le plan émotif, c'est encore un enfant; il a cessé de se développer il y a longtemps.

Une fois que tout a été révélé, l'agresseur éprouve un grand soulagement, mais peu aprés, toutes ses craintes reviennent. «Oh mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait? Qu'est-ce que la collectivité va penser de moi? Qu'est-ce que ma famille va penser de moi?» Le soulagement s'accompagne de la peur d'être rejeté, d'être isolé. Il faut que nous aidions cette personne à se rebâtir un moi. Nous ne voulons pas sa perte. Notre intention n'est pas d'écraser la personne, n'est pas de la juger. Nous ne voulons pas accroître sa souffrance et c'est pourquoi nous cherchons à l'entourer et à veiller à sa sécurité.

D'autres agresseurs accompagnent la personne tout au long de sa démarche. Dés que commence la confrontation, il y a d'autres agresseurs dans le cercle. Cela aide énormément la personne de savoir les autres là. Ils savent ce qu'elle vit. Même si les choses ne sont pas dites comme telles, les autres sont passés par là. Ils comprennent.

Le tribunal accorde beaucoup de poids à l'opinion des professionnels et en référe à eux pour déterminer la façon dont l'agresseur doit être traité. Les juges nous prennent pour des rustres; ils pensent que nous ne savons rien. C'est la façon dont on nous perçoit, en cour. Aussi avons-nous appris trés rapidement qu'il fallait que nous passions par des professionnels capables d'employer les bons mots, de tout mettre par écrit et de présenter un bel emballage à la cour. Nous obtiendrions ainsi l'assentiment des tribunaux. Il ne nous a pas fallu trop longtemps pour comprendre que c'était notre seule porte de salut.

J'ai encore du mal à m'adapter aux psychologues. Je ne suis pas sûre de croire tout ce qu'ils disent. Ce n'est pas que je mette en question leurs connaissances ou leurs compétences. Ce qui manque dans leurs rapports, selon moi, c'est la composante familiale et la composante communautaire. Ils n'analysent que le comportement de la personne. Pourtant, cette personne ne vit pas isolée des autres : il me semble que leurs rapports devraient tenir compte de la famille et de la collectivité. Nous avons fait appel à des psychologues au début. On découvre des trucs en cours de route pour que cette personne nous fasse paraître, nous et notre programme, sous un jour favorable. C'est la raison pour laquelle j'ai accepté, comme membre de l'équipe, de faire venir des psychologues.

À force de les observer et de les écouter, j'en suis venue à comprendre comment ils travaillent avec les agresseurs. Je pense qu'ils ont quelque chose à nous offrir. La question est de savoir comment jumeler les deux approches. Nous voulons faire plus de place à nos méthodes traditionnelles dans le processus de guérison. Plus on lit sur la façon dont ils s'y prennent, et plus on arrive à faire le lien avec notre façon de penser et de voir les choses et avec notre façon d'agir. Ça devient un art de combiner les deux écoles de pensée.

On demandait au début à des psychologues de faire une évaluation et de faire passer un certain nombre de tests. Nous demandions à ce qu'une copie des résultats soit déposée dans nos dossiers. Les deux ou trois premiéres années, nous avons fait appel à deux psychologues, un pour les agresseurs et un pour les victimes. Ils rencontraient la personne de façon périodique et pouvaient suivre son évolution. Nous ne faisons plus appel à eux depuis environ trois ans. Nous participions à leurs séances avec la victime ou l'agresseur. Nous n'étions pas toujours d'accord avec eux, mais nous arrivions généralement à nous entendre.

C'était quelquefois difficile de travailler avec la psychologue qui s'occupait des victimes et qui s'opposait totalement à notre façon de nous occuper à la fois de l'agresseur et de la victime. Nous tentions de lui dire : «Ça nous importe peu de la façon dont vous voyez les choses, le fait est que les victimes et les agresseurs vivent ici et que cette collectivité est trés petite. Il n'y a qu'une route principale et il n'existe aucune façon de séparer la victime de l'agresseur. C'est impossible. Alors, si vous insistez pour travailler avec ces gens de façon totalement séparée et si vous ne provoquez jamais entre eux de rencontres pour qu'ils trouvent une solution à leurs problémes, c'est ainsi que ça va continuer à se passer dans la collectivité.»

Tout le processus consiste à donner du pouvoir à la victime pour qu'elle n'ait pas à passer sa vie à craindre le comportement de l'agresseur. C'est pour nous une des raisons pour lesquelles il faut que les deux se rencontrent. Il est inacceptable que la victime porte tout le fardeau du blâme et de la culpabilité pour des actes commis par l'agresseur. Les victimes doivent comprendre qu'elles ne sont pas responsables de ce qui leur est arrivé, que c'est l'autre personne qui est la cause de toute leur souffrance. Les victimes doivent comprendre que la culpabilité ou la honte ne leur appartient pas. La culpabilité et la honte forment des blocages émotifs qui empêchent la personne de s'épanouir. Nous avons vu des rencontres entre victimes et agresseurs où la victime commence à se rendre compte qu'elle n'a pas à porter le poids de cette honte et de cette culpabilité. Avec le temps, grâce au travail qui s'effectue entre les deux, la victime peut arriver à se débarrasser de ces sentiments. La moitié de la bataille est gagnée.

Il nous est arrivé d'être en désaccord avec le psychologue; nous avions alors tendance à nous soumettre à ses arguments, qui étaient trés convaincants. Le psychologue présentait différentes théories, trés clairement, alors que nous étions là à nous dire que «Oui, mais ...». Nous n'avions pas les mots pour expliquer ce que nous tentions de faire et je ne pense pas que nous étions trés convaincants.

Encore une fois, c'est nos enfants qui ont fait avancer les choses, en particulier une victime. C'était vraiment une enfant trés courageuse. La force de vie des enfants m'émerveille. Cette enfant avait été agressée par son pére, par sa mére et par ses oncles; elle avait eu beaucoup d'agresseurs. Lorsque nous avons commencé notre travail avec elle, elle était adolescente, elle avait 13 ou 14 ans. C'est elle qui nous a dit : «Je ne peux pas vous dire ce que mon pére m'a fait. C'est à lui que je dois en parler.» Elle ne lâchait pas prise : elle insistait et elle insistait. Alors nous avons dû nous opposer au psychologue.

Nous faisons face à des situations trés délicates au sujet de ce qu'il faut et de ce qu'il ne faut pas faire avec les victimes. Celle-là présentait un réel défi. S'opposer au psychologue qui avait tant de connaissances et d'expérience pratique n'était pas chose facile. C'était toute une nouveauté que d'écouter nos enfants, parce que nous avions peur de nous écarter des normes établies au sujet des victimes. Vous savez, ce qu'on entend le plus, encore aujourd'hui, c'est qu'il ne faut pas traiter les victimes et les agresseurs ensemble. Ce qu'il faut, c'est enfermer l'agresseur. La liste de ce genre de messages ne cesse de s'allonger. Nous sommes donc toujours en conflit avec le mode de pensée dominant.

Même dans notre propre collectivité, il y a encore des gens qui continuent de penser que les agresseurs devraient être emprisonnés. Ça se produit par cycles. C'est tout un processus d'apprentissage pour nous. Il faut que nous sachions tout faire parce qu'il y a tellement de facteurs qui jouent dans notre travail. Au cours des deux derniéres années, par exemple, nous nous sommes concentrés sur un modéle de traitement qui incorpore de plus en plus de méthodes traditionnelles. C'est là où nous avons mis toutes nos énergies. C'est comme si nous nous étions mis des œilléres et que nous n'étions plus à l'écoute de la collectivité. Aux rencontres communautaires, nous entendions des gens dire : «Ces personnes doivent être incarcérées» et : «Pourquoi ces personnes viennent-elles ici?» Tant de négation, de négation et de refus de voir le probléme en face. Quand on entend des propos comme ceux‑là, on sait qu'il faut qu'on aille vers les gens et qu'on commence à donner des ateliers, à faire de l'éducation auprés d'eux pour les amener à comprendre la victimisation. Il faut agir au niveau de la collectivité. On ne peut pas laisser les gens de son milieu derriére soi. Il faut toujours garder cela à l'esprit, parce que quand la collectivité commence à se refermer, notre travail est d'autant plus difficile à accomplir. Les gens deviennent stigmatisés. On les isole et on les juge de façon négative.

Mais quand les gens sont ouverts, ils connaissent le probléme. Ils savent ce que nous faisons et ce que nous tentons d'accomplir. Si la collectivité est ouverte à cela, notre travail en est d'autant facilité. Nous n'avons pas encore réussi à amener les gens à féliciter les agresseurs et les victimes de leurs progrés, bien que ça se fasse de temps en temps. Quand il y a des visiteurs de l'extérieur parmi nous, je peux voir les sourires sur le visage des conseillers. Ils sont tellement fiers du travail qu'ils accomplissent, parce que les gens de l'extérieur voient des choses que nous, nous ne percevons pas. C'est aussi trés bon pour les agresseurs et les victimes lorsqu'ils s'assoient en cercle avec des gens de l'extérieur. Ils entendent ce que l'on a à dire tout le temps, les éloges et la reconnaissance du travail qu'ils ont fait sur eux‑mêmes, mais ça prend une dimension particuliére de se l'entendre dire par de purs étrangers qui ne les connaissent pas.

Nous ne pensons pas qu'il est bon de prescrire des médicaments aux agresseurs pour les aider à régler leurs problémes. Ces gens sont dépendants de toutes sortes de substances, et les médicaments ne font que camoufler le probléme. Nous ne voulons pas empirer la situation. Nous les désintoxiquons d'une part, alors pourquoi irions-nous leur donner quelque chose d'autre de façon à ce qu'ils n'arrivent jamais à entrer en contact avec eux‑mêmes? Même si ça leur est difficile, même si ça les effraie, je pense que nous devons trouver d'autres moyens de les traiter. Nous ne sommes pas favorables aux médicaments. Nous faisons appel cependant à la médecine douce. Il arrive que nous leur fassions prendre des médicaments à base de cédre ou d'herbes naturelles pour les aider à dormir parce qu'ils traversent des périodes si difficiles qu'ils ne trouvent plus le sommeil. Quand ils commencent à se rendre compte de la souffrance qu'ils ont causée et à nouer des liens avec les gens sur le plan des émotions, ça leur fait trés peur, surtout s'ils ont vécu pendant 40 ans sans aucun contact émotif. Ils ne se rendent pas compte de toute la douleur qu'ils ont causée à leur victime. Quand ils commencent à le voir, il y a des moments où ils ne peuvent plus dormir. Pendant ces périodes, nous les confions souvent à un aîné ou nous les emmenons à des étuves et nous leur faisons rencontrer des guérisseurs traditionnels qui leur donnent des médicaments à base de substances naturelles.

Ceux qui sont chrétiens, nous les mettons en contact avec l'Église. Nous les invitons aussi aux étuves. Même s'ils se contentent de s'asseoir à l'extérieur, nous leur disons : «C'est ce en quoi nous croyons et c'est notre façon de prier. C'est notre maniére d'entrer en contact avec le Créateur; nous aimerions avoir une cérémonie pour toi et nous t'invitons à te joindre à nous.» S'ils s'en sentent incapables, nous leur offrons de s'asseoir à l'extérieur et nous pénétrons dans l'étuve pour eux. Ils font comme ils veulent.

C'est dans le don que notre maniére d'agir est unique. Je me souviens du cas des deux agresseurs qui sont passés sur les ondes de Radio-Canada. C'était des pêcheurs commerciaux, un homme et une femme. Parmi les recommandations contenues dans leur ordonnance de probation, il fallait qu'une fois leur quota atteint, ils laissent leur filet à l'eau et qu'ils donnent le poisson qu'ils avaient pêché aux gens de leur collectivité. Je me souviens de la femme qui avait dit : «J'avais peur d'aller à cette maison parce que je ne savais pas si les gens allaient accepter le poisson que je leur donnerais.» Son image d'elle-même était négative, et ça lui a causé une telle joie lorsqu'elle a vu les gens la remercier du cadeau qu'elle leur offrait. Comparez ce genre de traitement aux séances chez un psychologue ou un psychiatre - ce que le fait de donner peut apporter à quelqu'un. Nos façons de faire sont si simples, on ne vante pas assez leur mérite.

Il y a beaucoup d'activités de collecte de fonds durant les mois d'automne parce que la collectivité cherche à amasser de l'argent pour pouvoir offrir des cadeaux à tous les enfants. C'est d'habitude à l'occasion d'un concert à l'école que le personnel distribue les cadeaux. Tout le personnel de l'école participe aux collectes de fonds. Ensuite, il y a un concert communautaire, et encore une fois il faut recueillir de l'argent pour acheter des cadeaux pour les enfants. Il y a donc deux concerts.

Nos enfants sont assez bien traités quand on y pense; ils reçoivent toute cette attention de l'école et de la collectivité en plus de la maison. Les deux agresseurs dont j'ai parlé ont donné de l'argent. L'autre jour, ma soeur disait : «Nous avons reçu une autre horloge d'eux; il faut organiser une tombola pour que les enfants puissent vendre cette horloge.» J'ai répondu : «Une autre?» «Oui, ils ont déjà donné une horloge il y a environ un mois.» Ils embarquent vraiment dans les activités communautaires.

Nous avons l'impression que ces deux-là sont prêts à aller se présenter ailleurs. Je pense que les autres collectivités ont besoin d'entendre le témoignage de délinquants. L'an prochain, c'est ce que nous projetons pour eux. Les conseillers vont les accompagner, mais personne mieux qu'eux ne pourrait s'adresser à des délinquants d'autres collectivités. Leur rôle est tout tracé d'avance.

Je travaille dans le domaine de la protection de l'enfance. Nous sommes souvent aux prises avec des situations qui nous obligent à soustraire les enfants à leur famille. Nous sommes alors en conflit avec les parents. Avec le temps, nous essayons de résoudre le probléme, mais il subsiste toujours un élément de tension. Les parents ont l'idée que nous leur avons pris leurs enfants sans raison. Ils n'admettent pas ce qu'ils ont fait quand ils avaient la garde de leurs enfants. Je pense qu'ils l'acceptent sur le plan intellectuel, mais sur le plan émotif, ça ne passe pas. Il y a donc une tension, la confiance ne régne jamais totalement. Ils vont suivre vos consignes, mais d'une maniére quasi mécanique.

J'ai participé à des cercles avec les deux délinquants dont je parlais tout à l'heure, et leurs enfants. Au début, les visites étaient surveillées. Avant la visite, nous tenions un cercle avec toute la famille, et les délinquants avaient l'occasion de dire à leurs enfants : «On vous a retiré de la maison parce que j'ai fait ceci ou cela.» Les enfants pouvaient donc commencer à comprendre que ce n'était pas quelqu'un de l'extérieur qui avait causé la séparation; ils commençaient à comprendre que ce que papa et maman avaient fait n'était pas bien «et c'est pourquoi je dois être ici pour être en sécurité». Ils disaient toujours à leurs enfants : «Voici comment je vais essayer de m'y prendre pour changer ma vie pour qu'un jour vous puissiez revenir avec nous. Nous voulons vous «ravoir» mais ce n'est pas le moment encore.» Les enfants reçoivent ainsi le message qu'un jour, leur pére et leur mére vont aller mieux et qu'ils pourront retourner à la maison.

Vous vous assoyez avec ces enfants une fois par mois, et leur pére et mére leur parlent. Ils leur parlent du processus de guérison dans lequel ils sont engagés, et toutes sortes de choses sont dites comme, par exemple, la mére qui disait à ses enfants : «Je sais que je ne suis pas capable de vous parler. La seule façon dont je peux m'adresser à vous est en criant. Je sais que je dois arrêter de crier et que je dois apprendre à vous parler.» N'est-ce pas étonnant?

Le fait qu'un enfant ait l'occasion d'entendre ses propres parents lui dire ce genre de choses est pour nous fort encourageant. Non seulement cela, mais cette femme a pu dire aux enfants qu'elle a agressés (elle n'a pas agressé tous ses enfants, seulement les deux aînés) : «C'est ce qui m'est arrivé et c'est comme ça que je m'explique ce que je vous ai fait. Parce que j'ai agi ainsi envers vous, vous pourriez vous aussi, si vous ne faites rien pour vous en sortir, faire la même chose avec vos enfants. C'est important pour vous d'être en contact avec vos émotions et c'est important pour nous de nous asseoir ensemble et d'essayer de régler la situation.»

Leurs enfants leur sont maintenant revenus. Ils ont de la difficulté avec une d'entre elles. La jeune fille a révélé avoir été agressée et elle a fait des déclarations à la GRC, mais elle n'est pas certaine de l'identité de l'agresseur. Elle parle de ce qui lui a été fait, mais elle est incapable d'identifier l'auteur du crime. Elle a encore beaucoup de problémes. Il y a beaucoup d'agresseurs dans sa famille, et c'est un probléme qu'elle n'est jamais arrivée à résoudre et qui lui cause beaucoup d'ennuis. Je n'arrive pas à m'imaginer comment elle doit se sentir sachant ce qui lui est arrivé sans pouvoir nommer la personne. Maintenant qu'elle arrive à l'adolescence, elle a des comportements agressifs, elle est impliquée dans toutes sortes de batailles, et elle ment beaucoup. Nous avons tenu des cercles avec sa famille et d'autres gens de sa parenté au cours desquels elle a menti à propos de certaines personnes, ce qui crée toutes sortes de conflits interfamiliaux.

Même si elle ne veut pas la voir quitter la collectivité, la famille de la jeune fille pense que le fait de partir pourrait l'aider à voir plus clair. À l'heure actuelle, elle vit les choses trés difficilement, elle n'est pas elle‑même. C'est une situation terrible pour elle, elle est tellement bouleversée.

Ceux qui comprennent son tourment et la raison pour laquelle elle se comporte ainsi peuvent l'aider à traverser cette période difficile. Ceux qui, par contre, perdent de vue son mal et ne voient que le trouble qu'elle cause, la font souffrir davantage parce qu'ils la jugent et ne comprennent pas ce qu'elle vit. Il se peut que nous devions la faire soigner en résidence, loin de sa famille, pendant un certain temps, simplement pour lui donner un peu de répit et lui permettre de se rétablir. Il y a tellement de retombées comme celle‑là à partir d'un seul incident.

Nous sommes actuellement à la recherche d'un autre psychologue. Nous en avons trouvé un qui a écrit des articles dans des périodiques et des ouvrages. Il travaille avec les enfants qui ont vraiment du cran, ceux qui ne se conforment pas et qui défient constamment les réglements. Il n'a pas de mal avec eux. Malheureusement, l'école a beaucoup de difficultés avec ce genre d'enfants; c'est pourquoi je veux faire appel à lui. Il ne s'en tient pas toujours à la théorie. Il connaît des moyens concrets d'aider les enseignants, les conseillers et la famille à communiquer avec ces enfants. Je veux faire appel à lui parce que je pense que l'école a grand besoin d'aide.

Le directeur de l'école est disposé à accueillir toutes sortes d'intervenants quand c'est possible. Son centre d'intérêt, c'est l'éducation, il veut donner une bonne éducation aux enfants, mais il se préoccupe aussi de ceux qui sont en réaction contre le systéme. Quel est le probléme? Comment l'école peut-elle les aider? Quel genre de ressources peut-on mettre en place à l'école pour faciliter la vie à ces enfants et leur permettre d'apprendre, au moins une partie du temps?

Le psychologue que j'ai en tête est déjà venu à l'école. Il a parlé de la possibilité de faire du travail avec les adolescents et les enfants difficiles. Il est aussi venu pour faire de l'intervention au sujet du suicide. Ce n'est donc pas un inconnu à l'école. Il a déjà parlé aux enseignants et aux aides‑enseignants. Je pense qu'il y aurait moyen de travailler avec lui.

Si certains enfants ne peuvent pas fonctionner en classe, la plupart du temps on leur demande de sortir, ou on les chasse de l'école de façon temporaire ou permanente. Rien n'est réellement prévu pour ces enfants.

Pour que l'école puisse déterminer quels sont les enfants qui ont des problémes, elle doit se pencher sur leur cas sept heures par jour. Ainsi ils seront présents au cours des périodes où ils sont capables d'apprendre. Le matin est habituellement le meilleur moment pour eux. Dans l'aprés-midi, ça devient difficile. Nous pourrions créer à l'extérieur de l'école un programme auquel ces enfants pourraient participer l'aprés-midi. Au moins, de cette façon, ils ne seraient pas expulsés temporairement de l'école et ils ne perdraient pas leur temps. Ils s'instruiraient.

Ma façon de voir les choses fait en sorte que je suis parfois en conflit ouvert avec le reste de l'équipe parce qu'en réalité, il est trés ardu de travailler avec les agresseurs. Ce n'est pas facile. Je comprends que ce sont les conseillers qui font le plus dur de l'ouvrage. Ce sont eux qui ont affaire à la personne. Il arrive qu'ils soient fatigués et qu'ils n'en puissent plus. Cependant, selon moi, le peuple Anishnabe a reçu une série de lois et d'enseignements et, même s'il s'est écarté du droit chemin, je sais dans mon for intérieur qu'il faut retourner aux sources si nous voulons que notre peuple survive.

Ces lois et ces enseignements ne s'adressent pas à telle ou telle personne, mais à tout le monde. En tant que femme, j'ai la responsabilité d'assurer le bien-être de la collectivité. Je ne peux pas commencer à dire que ces lois ne s'appliquent qu'à telle ou telle personne. Ce n'est pas à moi d'en décider. Il m'appartient de découvrir comment je peux aider une personne qui a complétement dévié de la voie qui nous a été tracée. En particulier lorsque les gens commencent à agresser les enfants, ils sont loin de la norme. Qu'est-ce que je peux faire comme femme pour aider ces gens à retrouver leur équilibre de façon à ce qu'ils cessent d'être une menace pour les enfants et les femmes de ma collectivité?

Je crois aussi que le Créateur est toujours parmi nous et qu'il nous présente diverses situations. Nous avons bien sûr la capacité et la compétence voulues pour y faire face. Sinon, le Créateur ne nous tendrait pas un tel piége. C'est à nous de plonger en nous-mêmes et de chercher, en nous fondant sur les lois et les enseignements, la route à suivre.

Je pense que beaucoup de nos gens voient les choses de cette façon. Nous formons tous une même famille. Peu importe d'où nous venons. Nous sommes responsables les uns des autres. Les systémes et les lois de nos fréres blancs nous touchent, mais nous devons prendre les nôtres pour fondement. Nous devons trouver des façons de nous intégrer au monde dominant, d'entretenir des relations saines avec lui de façon à pouvoir non seulement éviter cinq mois de prison à quelqu'un, mais à pouvoir aussi travailler à sa guérison pour qu'il ne retombe pas à nouveau dans ce systéme.

Je crois fermement que, peu importe où et comment, nous, Anishnabe, sommes responsables les uns des autres non seulement dans notre propre petite collectivité, mais à l'échelle du pays tout entier. Je pense que, comme femme, j'ai un rôle à jouer à ce niveau. Ce n'est pas de la même envergure, mais traditionnellement les femmes étaient responsables des enfants, des familles et du bien-être de leur collectivité. La philosophie est toujours la même, mais étant donné les problémes auxquels nous faisons face aujourd'hui, mon rôle comme femme s'est élargi, il a pris de l'ampleur. C'est cependant lui qui me guide, les femmes s'occupent des femmes, les femmes s'occupent des enfants. C'est ma responsabilité comme femme, mon rôle traditionnel de m'assurer que les enfants sont en sécurité.

À mon avis, nous faisons face à des problémes que nous tentons de ne pas voir. Peu importe où l'on place une personne, sa femme et ses enfants sont toujours là et on ne peut pas briser ce lien même si la famille est dysfonctionnelle. Le Créateur a quand même donné ces enfants à cet homme-là. Je ne peux pas simplement essayer de guérir les enfants sans m'occuper du pére et de la mére.

Tout est lié. On ne peut pas séparer l'ensemble. Il faut prendre le probléme dans son entier, et non le diviser morceau par morceau en pensant que ça va se replacer tout seul.

Je pense que c'est la façon dont toute l'équipe voit les choses, mais ça n'empêche pas que ce soit difficile parfois. Peu importe le genre de probléme que l'on a, on ne peut pas s'attendre à ce que quelqu'un de l'extérieur le régle pour nous, on doit le faire nous‑mêmes.

Quand je pense aux structures sociales dans les systémes de clans - s'occuper de soi‑même, s'occuper de sa famille et de sa collectivité - je constate que c'est ce que nous avons à faire aujourd'hui. Nous sommes probablement désavantagés par rapport à nos parents parce que les structures étaient en place dans leur temps; aujourd'hui elles ne le sont plus, mais nous devons trouver les moyens de les rétablir dans notre milieu.

Je ne peux pas me départir de ma philosophie. Elle s'étend dans tout le pays. Je fais partie du Loon Clan. J'entendais l'autre jour un aîné dire à la télévision : «Vos parents voyagent partout au pays. Quand je me déplace, je trouve des gens qui appartiennent au Loon Clan. Ce sont des membres de ma parenté.» J'étais étonnée de voir combien le systéme de clan lie les gens entre eux.

Une autre preuve du lien qui unit le peuple Anishnabe dans ce pays m'apparaît quand je parle de mes problémes à d'autres personnes du cercle. Le probléme ne m'appartient plus tout entier. Les gens qui sont assis dans le cercle le partagent avec moi. Ça m'enléve tout un poids de savoir que les autres le portent aussi. J'ai compris cela en tant qu'être humain faisant partie de ma collectivité. Une fois que j'ai eu compris ce concept, ça m'est devenu beaucoup plus facile de parler de mes problémes en cercle parce que je me suis dit qu'il n'y avait pas de raison de porter le fardeau toute seule.

L'aîné que j'écoutais disait : «Quand on se rend dans une collectivité pour parler de la victimisation sexuelle qu'on a vécue, c'est la personne qui parle qui porte le poids de la souffrance mais les autres l'aident en même temps. On le fait au niveau national ou au niveau international parce que quand on voit quelqu'un qui a le courage de parler de ce qui lui est arrivé, ça touche les autres et le probléme est partagé.» Je me suis dit : «C'est ça, c'est ce qu'il nous faut, c'est ce qui va nous aider à progresser.»

Je pense que la victimisation sexuelle sévit gravement dans toutes nos collectivités. Une personne peut aller d'un endroit à l'autre dire aux gens qu'ils peuvent trouver des solutions au probléme; c'est notre façon de faire. Nous pouvons communiquer aux autres nos compétences et nos connaissances et leur donner la force d'agir. Je pense qu'il est important de leur donner de l'espoir et de leur dire que nos lois et nos enseignements sont là pour nous aider à régler le probléme.

Les gens disent : «Pourquoi est-ce que je devrais aller au Nouveau-Brunswick pour parler de ce qui se fait à Hollow Water?» ou «Pourquoi est-ce que les gens viennent d'aussi loin que la Saskatchewan?» Je n'avais jamais compris. Mais lorsque j'ai entendu cet aîné parler des bienfaits qu'il y a à partager le probléme et le fardeau avec les autres et à se donner du courage, j'ai vu clair.

Nous avons connu une femme, une avocate de la défense qui travaillait dans l'antichambre de la mort. Elle nous a entendu parler. Elle est venue vers nous et elle nous a dit : «Est-ce que je peux venir à Hollow Water?» Nous lui avons dit que oui, sans vraiment penser qu'elle le ferait. Mais quelques jours plus tard, elle est arrivée et elle est restée pendant une semaine.

Elle a parlé de son travail à la prison, de l'antichambre de la mort. Elle travaille avec des gens qui vont mourir. Elle a dit qu'elle sentait que ces gens avaient besoin de tirer certaines choses au clair avant de partir. Elle ne peut jamais changer la sentence. Ils vont mourir. Mais au moins elle peut atténuer leur souffrance en les aidant à reconnaître ce qu'ils ont fait et à en assumer la responsabilité.

Elle vient maintenant chaque année. L'antichambre de la mort, c'est comme la preuve ultime du fossé qui nous sépare des notions de soin et de guérison. Elle nous dit : «J'ai besoin de revenir ici, au moins une fois par année, pour être parmi des gens qui sont disposés à pardonner et prêts à travailler avec ceux qui commettent des fautes.» Je pense à elle souvent quand nous sommes aux prises avec un probléme. Je pense aux situations auxquelles elle fait face. Au moins, ici, il nous reste une chance.

Je crois qu'on a besoin de faire la preuve de ce qu'on vaut comme être humain, et non d'être perçu comme une personne qui a tué ou qui a enlevé la vie à quelqu'un. Combien ce doit être difficile pour un homme qui attend d'être emmené à la chaise électrique, ou quoi que ce soit qu'ils utilisent de nos jours. Savez‑vous que, quand on fait du tort à quelqu'un, on apprend; on se rend compte de la souffrance qu'on a causée parce qu'on apprend à un niveau trés personnel que tout finalement nous revient.

J'ai connu un organisme où les gens voulaient utiliser le concept que nous avions développé à Hollow Water. Ils se bornaient à ne voir que le bien‑être de l'enfant, lorsqu'ils disaient : «Nous devons protéger l'enfant et voici ce que nous allons faire - le confier à une famille d'accueil, le faire adopter ou quelque chose du genre.» Je ne pensais pas qu'ils avaient raison de retirer l'enfant de sa famille et de son milieu. Selon moi, nous devons regarder comment nous, nous procédons, examiner nos valeurs. Nous devons créer notre propre organisme, en quelque sorte.

Un jour, j'en ai eu assez de parler. Plutôt qu'essayer d'agir au niveau régional, j'ai cessé de parler et je suis retournée dans ma collectivité pour mettre en pratique ce que je prêchais. Maintenant, aprés dix ans, toutes ces collectivités utilisent encore les mêmes pratiques de la société dominante, mais lentement, lentement, les choses changent.

Il y a un autre domaine qui me préoccupe beaucoup. Des livres ont été écrits sur les gens qui ont été dépossédés de leur terre et sur tous les problémes qui s'ensuivent. Quand les gens sont dépossédés de leur terre et de leur langue, ils sont coupés de leurs liens avec le monde. Je pensais aux lois et aux enseignements, et à la façon dont ils sont exprimés dans notre langue. Ils ne sont pas précisés comme les dix commandements, mais ils n'en font pas moins partie de la vie quotidienne. La langue se fait l'écho de ces lois. Le terme «qi puch» veut dire «idiot», mais lorsqu'on prend les deux mots, ça va beaucoup plus loin; ça désigne quelqu'un qui a un peu perdu le nord. Je pense à notre langue et ce n'est pas une langue dure. C'est une langue qui est douce. Il y a beaucoup d'humour en elle.

Nous avons presque l'obligation de remettre cette personne sur le droit chemin; de l'aider et de ne jamais la rejeter totalement sous prétexte qu'elle n'a aucune valeur. Quand je pense à la terre et à la langue et à leur rapport avec les enseignements et les lois, il est évident que ces gens sont de la partie, comme nous. Nous avons vu ce qui arrive quand les gens se font enlever leur terre, sont privés de l'usage de leur langue. Que leur arrive-t-il? Des choses terribles leur arrivent.

Les services d'aide à l'enfance qui se préoccupent du bien-être des enfants ne s'arrêtent pas à penser à ce qu'ils font à ces enfants lorsqu'ils les retirent de leur famille, lorsqu'ils les retirent de leur milieu et qu'ils les mettent dans un environnement totalement étranger avec des gens étrangers et une nouvelle langue qu'ils ne connaissent pas. Ils les dépossédent. L'intention est de les aider, mais ils ne comprennent pas les effets et jusqu'à quel point ça détruit la personne.

Je parle de ces questions tout le temps dans l'organisme pour lequel je travaille. L'effet commence lentement à se faire sentir. Dans ma collectivité, il y a des familles qui disent : «Prenez cet enfant, mettez-le là, quelque part où il pourra guérir parce que ce qu'on lui fait ici n'est pas bon.» Je ne peux pas me résigner à agir de la sorte parce que je sais dans mon for intérieur que ce serait déposséder cet enfant. Ça part de la notion qu'il y a un probléme, mais on a également des ressources et de l'aide pour s'en sortir.

Il y a quelque temps, j'écoutais parler un avocat qui travaillait auprés d'un organisme autochtone. Il était à une conférence à laquelle participaient aussi des aînés. Il était question des traités et de leur signification. Il disait ceci : «Oui, il est bon de posséder ce savoir, mais il ne s'applique plus aujourd'hui. Il faut connaître la réalité d'aujourd'hui. Il faut que vous sachiez comment les gouvernements fonctionnent, ce qu'est la Charte des droits et ce qu'est la Constitution». Il parlait sans arrêt de ce que nous devrions faire, de ce que nous devrions savoir aujourd'hui et du fait qu'aujourd'hui seul compte et qu'il faut laisser le passé derriére soi. Je l'ai écouté parler et finalement je lui ai dit : «Je suis totalement en désaccord avec vous. Je suis tout à fait à l'opposé de vous parce que le probléme n'a rien à voir avec les aînés. Les aînés ont raison. Ce sont eux qui ont transmis les lois et les enseignements. Ils connaissent la signification des traités. Ils savent manier leur application aujourd'hui. Le probléme a à voir avec les jeunes générations qui ont été coupées de leur appartenance à la terre, de leur langue et de leur famille. Soudainement, ils viennent dire au peuple Anishnabe comment il devrait se comporter.» C'est là le probléme. Ils sont «disconnectés». Ils ne s'alimentent plus à la source. Ils vont à la dérive, perdus dans le magma des procédures et des politiques.

Je suis allée quelques fois à l'établissement de Stony Mountain. J'ai formé un cercle avec des détenus. Je pense que c'est là où j'ai compris que comme mére, je ne suis pas seulement la mére de mes enfants, je suis la mére de tous. C'est à ce moment-là que ça m'a frappé parce que devant chacun de ces jeunes hommes, je me suis sentie comme une mére. Je pouvais m'imaginer la douleur des méres, de leur vraie mére, de leur mére biologique, parce que je pouvais la ressentir moi-même. Je me suis assise dans le cercle et j'ai écouté ces jeunes hommes parler des traditions, des valeurs, et du fait que les prisons ne font pas partie de notre culture. Leurs propos étaient justes, mais les voix étaient trés agressives. Je sentais de la colére et de la haine dans leurs paroles. C'était contradictoire. Ces jeunes hommes possédent le savoir mais il y a tellement de souffrance et de colére d'emmagasinées dans leur corps que ça atteint leur coeur. Il y avait un tambour et ils ont chanté de façon magnifique. J'avais la gorge serrée pendant tout ce temps, mais à un certain niveau je savais que quelque chose n'allait pas.

Il y a beaucoup d'autres choses que nous avons découvert dans notre travail. Il y a eu un temps où les gens pouvaient se tabasser les uns les autres et c'était acceptable, on endurait ça. Mon ami est un bon exemple. Dans ma collectivité, la sexualité est si malsaine qu'il n'y a pas de respect. Les rapports entre les hommes et les femmes se déroulaient toujours sur un plan sexuel. Même dans la façon dont les gens se parlaient, il y avait toujours des sous-entendus d'ordre sexuel puisque c'était la seule façon de se comporter les uns envers les autres.

Mon ami me dit que quand il a commencé à amorcer son processus de guérison, c'est une des choses qu'il a dû changer. Nous avons même dû changer la façon de nous adresser l'un à l'autre. Il a fallu que nous admettions que c'était un manque de respect de nous rudoyer. Il a fallu que nous nous rendions au point où nous n'étions plus à l'aise de parler de cette façon. Ce n'est pas facile d'abandonner une habitude aussi profondément ancrée.

C'est seulement quand mon ami s'est aperçu que quelque chose n'allait pas qu'il a commencé à changer la façon dont il parlait. Il savait au niveau théorique que c'était un manque de respect de parler ainsi à une femme et que le respect de soi exige qu'on ne traite pas une femme de cette façon-là, mais l'habitude était bien ancrée. Il le fait encore parfois. Mais c'est avec humour. Tout le monde rit, mais c'est quand même humiliant. Ça ne nous venait même pas à l'esprit qu'on portait atteinte au caractére de l'autre, à l'intégrité de l'autre. Maintenant il avoue que ce n'est pas acceptable de parler comme ça, mais il a vraiment fallu qu'il se force pour changer.

Les gens sont pareils. On est issu de son milieu et on en reproduit tous les travers - les façons de parler et les façons d'entrer en contact les uns avec les autres, qui se limitent au sexuel. Nous nous éloignons maintenant de ça pour nous rapprocher davantage de nos lois et de nos enseignements et des valeurs de notre peuple. C'est trés difficile d'appliquer ces lois. Tout ce cheminement... ça n'a vraiment pas été facile.

Il s'agit de la transcription, revue et corrigée, d'une entrevue avec Berma Bushie qui a eu lieu en novembre 1996.

Notes de bas de page

  1. 1

    Ojibwa est un terme européen qui, au cours des siécles, en est venu à désigner ce peuple. Les membres de ce peuple s'appellent Anishnabeg, ce qui signifie « le Peuple bon ». Le singulier est Anishnabe.

  2. 2

    Basil Johnston, « One Generation from Extinction », Native Writers Canadian Writing, Vancouver, University of B.C. Press, 1990, p. 12.

  3. 3

    Loc. cit.

  4. 4

    La vie corporelle désigne les formes de vie appartenant au monde physique; la vie incorporelle désigne le monde immatériel, celui de l'esprit.

  5. 5

    Basil Johnston, dans la préface de Dancing with a Ghost, dans Dancing with a Ghost, de Rupert Ross, Markham (Ontario), Octopus Pub. Group, 1992, p. x.

  6. 6

    Basil Johnston, Ojibway Heritage, Toronto, McClelland and Stewart Ltd., 1976, p. 12-13.

  7. 7

    Dick Preston, « Address to the Third Conference on Algonquin Studies », Université Trent, Peterborough (Ontario), 29-30 août 1970, p. 2-3.

  8. 8

    Loc. cit.

  9. 9

    La langue ojibwa étant par tradition une langue orale caractérisée par des variantes régionales, la prononciation et l'orthographe des mots varient d'un locuteur à l'autre et d'une région à l'autre. L'orthographe utilisée par l'anthropologue A. I. Hallowell dans les années 30 était pimadazimin. Fred Wheatley, qui a enseigné la langue ojibwa à l'Université Trent de 1974 à 1982 (environ), écrivait b'modziwin. Comme la présente étude veut rendre compte de la prononciation ojibwa de l'Ouest, ou des Saulteux, c'est l'orthographe p'madaziwin que nous avons retenue.

  10. 10

    A. I. Hallowell, Culture and Experience, University of Pennsylvania Press, 1955, p. 360.

  11. 11

    On entend ici par comportement la maniére dont une personne se conduit.

  12. 12

    Hallowell, Culture and Experience, p. 360.

  13. 13

    Ibid., p. 361.

  14. 14

    Ibid., p. 362.

  15. 15

    Ruth Landes, Ojibwa Woman, édition de 1969, W. W. Norton Inc., New York, p. vi.

  16. 16

    Loc. cit.

  17. 17

    Basil Johnston, dans la préface de Dancing with a Ghost, p. xiii.

  18. 18

    Les Ojibwa pratiquaient la polygynie (le fait pour un homme d'être uni à plus d'une femme simultanément). Seuls les chasseurs trés habiles pouvaient se permettre d'avoir plus d'une femme. Cette pratique était aussi relativement peu répandue, car la premiére femme pouvait s'opposer à cette situation en quittant ou en menaçant de quitter son mari, ou encore en manifestant une vive hostilité à l'égard de la nouvelle femme. Des récits décrivent à peu prés tous les dénouements que pouvait entraîner l'introduction d'une deuxiéme femme dans le ménage. Il est certain que la premiére femme devait avoir bien des choses à dire sur cette question!

  19. 19

    Landes, Ojibwa Woman, p. 18.

  20. 20

    Loc. cit.

  21. 21

    Landes, p. 9.

  22. 22

    Landes, p. 7.

  23. 23

    Loc. cit.

  24. 24

    Ibid., p. 7. Fille du Ciel maîtrisait trés bien presque toutes les habiletés et les techniques des Ojibwa. Elle était aussi une visionnaire qui a « rêvé » plusieurs fois dans sa vie et qui aimait vivre seule. Parvenue à un certain âge, elle s'est mariée, mais elle retourna vivre seule une fois devenue veuve. Bien au fait de toutes les influences qui l'entouraient, curieuse, réfléchie, sage et pleine de ressources, Fille du Ciel était une femme exceptionnelle, hautement respectée de tous.

  25. 25

    Ibid., p. 195.

  26. 26

    Basil Johnston, dans la préface de Dancing with a Ghost, p. xi.

  27. 27

    Ruth Landes, The Ojibwa Woman.

  28. 28

    Ibid., p. 137.

  29. 29

    Ibid., p. 138.

  30. 30

    Ibid., p. 139.

  31. 31

    Ibid., p. 168-169.

  32. 32

    Ibid., p. 95.

  33. 33

    W. Maltz & B. Holman, Incest and Sexuality, Lexington Books, Toronto, 1987, p. 8.

  34. 34

    Ce rapport entre l'identité physique et l'identité sexuelle explique pourquoi les sentiments négatifs engendrés par une agression sexuelle s'expriment souvent par le corps. Le sens exact attribué à l'automutilation varie selon les auteurs, mais fondamentalement, les entailles ou autres automutilations montrent à quel point les sévices subis sur le plan sexuel ont des répercussions sur le plan physique.

  35. 35

    Basil Johnston, Ojibwa Heritage, p. 70.

  36. 36

    Ce code de conduite peut encore avoir des incidences de nos jours sur les services de counseling familial et il faudrait en tenir compte. Voir The Spirit Weeps.

  37. 37

    Landes, p. 20.

  38. 38

    Ibid., p. 21.

  39. 39

    Loc. cit.

  40. 40

    Ibid., p. 17.

  41. 41

    Loc. cit.

  42. 42

    Ibid., p. 15.

  43. 43

    Ibid., p. 45.

  44. 44

    Ibid., p. 42-44.

  45. 45

    Hallowell, p. 297.

  46. 46

    Hallowell, p. 293.

  47. 47

    Landes, p. 31.

  48. 48

    Ibid., p. 33.

  49. 49

    Ibid., p. 48.

  50. 50

    Ibid., p. 34.

  51. 51

    Le wabeno était un chamane particuliérement puissant qui utilisait ses pouvoirs pour faire le mal.

  52. 52

    Aussi appelés manitous, les manidos sont les esprits gardiens ou protecteurs.

  53. 53

    Landes, Ojibwa Woman, p. 34-35.

  54. 54

    Ibid., p. 31-32.

  55. 55

    Michel Foucault, « La prison panoptique », dans Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

  56. 56

    T. C. McLuhan, Touch the Earth: A Self-Portrait of Indian Existence, Dutton, New York, 1971.

  57. 57

    D. Brown, Bury My Heart at Wounded Knee, Holt, Rhinehart and Winston, New York, 1970, p. 1.

  58. 58

    Tom Berger, A Long and Terrible Shadow, University of Toronto Press, Toronto, 1992, p. 161.

  59. 59

    Ibid., p. 55.

  60. 60

    Berma Bushie, dans un exposé présenté au Comité directeur fédéral-provincial/CHCH, Winnipeg, septembre 1996.

  61. 61

    Peter Schmalz, The Ojibwa of Southern Ontario, University of Toronto Press, Toronto, 1991, p. 11.

  62. 62

    J. R. Ponting et R. Gibbins, Out of Irrelevance, Butterworth Co., Toronto, 1980, p. 17.

  63. 63

    Ibid., p. 18.

  64. 64

    Gouvernement du Canada, La politique indienne du gouvernement du Canada, MAINC, 1969 (communément appelée « le Livre blanc »), p. 5.

  65. 65

    Derek Smith, Canadian Indians and the Law : Selected Documents 1663-1972, McClelland & Stewart, Toronto, p. xxvii.

  66. 66

    Les avis sont partagés sur la question de savoir quels sont les droits inhérents des peuples autochtones, quels sont ceux qui découlent des traités, et quels sont ceux qui sont énoncés dans l'Acte sur les Sauvages de 1876 et dans ses versions révisées subséquentes. Par exemple, l'Acte sur les Sauvages s'applique à tous les Autochtones qui sont légalement définis en tant que tels. Mais bien des peuples autochtones vivent dans des régions du Canada dans lesquelles aucun traité n'a été conclu. Pour eux, leurs droits territoriaux et autres découlent de la possession des terres à titre de premiers occupants; ce sont leurs droits inhérents.

  67. 67

    D. Munro, sous-ministre adjoint, ministére des Affaires indiennes, circa 1974, dans J.R. Ponting and R. Gibbins, p. 8.

  68. 68

    George Manuel et Michael Posluns, The Fourth World : An Indian Reality and Social Change, Free Press, NY, 1974, p. 54.

  69. 69

    Tony Martens et Brenda Daily, The Spirit Weeps, Nechi Institute, Edmonton, Alberta, Canada, 1988, p. 111.

  70. 70

    Entretiens individuels avec l'auteur.

  71. 71

    Pére Biard, Relations des jésuites, 1611-1636, volume 1, p. 12, Édition du Jour, Montréal, 1972. Bien d'autres observateurs reprennent ces propos du pére Biard : « (...) toujours vu grand respect et amour entre eux; ce qui nous donnait un grand creux au coeur, lorsque nous tournions les yeux sur notre misére : car de voir une assemblée de Français, sans reproches, mépris, enui et noises de l'un à l'autre, c'est autant difficile que de voir la mer sans ondes, ne fusse dedans les cloîtres et couvents, où la grâce prédomine à la nature. »

  72. 72

    Assemblée des premiéres nations, Breaking the Silence, commission de la santé de l'Assemblée des premiéres nations, Ottawa, 1994, p. 13.

  73. 73

    Ibid., p. 16.

  74. 74

    Peter S. Sindell, « Discontinuities in the Enculturation of Mistassini Cree Childent », dans Conflict in Culture, Saint Paul University Press, Ottawa, 1968, p. 91.

  75. 75

    Martens et Daily, p. 110.

  76. 76

    Ponting et Gibbins, p. 20.

  77. 77

    Pour une analyse plus compléte de ce probléme, voir Breaking the Silence (cité dans la bibliographie) et Basil Jonston, Indian School Days, Key Porter Books, Toronto, 1988.

  78. 78

    Entretiens individuels avec l'auteur.

  79. 79

    Pour plus de précisions, voir The Spirit Weeps et Just Before Dawn. Ces deux ouvrages sont cités dans la bibliographie.

  80. 80

    Landes, p. 38.

  81. 81

    Landes, p. 86.

  82. 82

    Ibid., p. 49.

  83. 83

    Schmalz, p. 11.

  84. 84

    Landes, p. 48.

  85. 85

    John Bradshaw, Family Secrets, émission diffusée à TV Ontario, sept. 1996.

  86. 86

    Entretiens personnels avec des victimes et des survivants.

  87. 87

    Judith Herman, Trauma and Recovery, Basic Books, Harper Collins, NY, 1992, p. 7. Ses idées sont examinées en détail dans la section du présent ouvrage qui traite des victimes.

  88. 88

    Jan Hindman. Just Before Dawn, AlexAndria Associates, Ontario, Oregon, É.-U., 1989, p. 2.

  89. 89

    CHCH; "Position on Incarceration", dossier du CHCH, Hollow Water, Manitoba, 20 avril 1993, p. 2.

  90. 90

    Seuls deux témoignages de survivants d'agression seront reproduits ici, sous forme de citation, celui d'une femme et celui d'un homme. On n'a pas voulu les présenter comme un échantillon représentatif, mais plutôt dans l'espoir que leurs paroles aident à transmettre le sens profond et les émotions qu'un texte aurait été impuissant à véhiculer.

  91. 91

    Voir aussi The Offender Circle de Marshall et Fernandez, dans le présent ouvrage.

  92. 92

    Judith Herman. Trauma & Recovery. Basic Books, Harper & Collins, New York, 1992, p. 72.

  93. 93

    CHCH; "CHCH Position on Incarceration", dossiers du CHCH, Hollow Water, Manitoba, le 20 avril 1993, p. 5.

  94. 94

    Ibid., p. 2 et 3.

  95. 95

    Herman, p. 73.

  96. 96

    Voir également The Offender Circle dans l'ouvrage de Marshall et Fernandez.

  97. 97

    Hindman, p. 5. Voir également Barbaree, H.E., Laws, D.R., Marshall, W.L. Handbook of Sexual Assault: Issues, Theories and Treatment of the Offender, Plenum Press, New York, 1990.

  98. 98

    Hindman, p. 3.

  99. 99

    Berma Bushie, Joyce Bushie. "Réflexions", dans ce rapport.Berma Bushie, membre de la collectivité de Hollow Water et de l'équipe du CHCH, a été occupée à plein temps au développement du Community Holistic Circle Healing, dés le moment de sa mise sur pied. Ses paroles sont citées dans le quatriéme cercle du présent ouvrage.

  100. 100

    Herman, p. 61.

  101. 101

    Hindman.

  102. 102

    Même si la violence sexuelle est trés répandue dans une collectivité ou une population donnée, il ne s'agit pas d'une difficulté de la vie courante puisqu'elle n'est pas sanctionnée par la loi ou les attitudes sociales. L'âge du consentement est fixé dans la loi. L'activité sexuelle sans consentement est donc un crime et, du seul fait qu'un enfant soit un enfant, le consentement est réputé, sur le plan juridique, n'être jamais donné. (Hindman 1989).

  103. 103

    Leonard Shengold; Soul Murder: The Effects of Childhood Abuse and Deprivation. Yale University Press, New Haven, 1989, p. 1 de l'introduction.

  104. 104

    Herman, p. 33.

  105. 105

    Loc. cit.

  106. 106

    Jean Marc Perron. This is Dawn: Highlights of the Conference. Femmes autochtones du Québec, Santé Canada, p. 43.

  107. 107

    Bessel Van der Kolk. "The Trauma Spectrum: The Interaction of Biological and Social Events in the Genesis of the Trauma Response" dans Journal of Traumatic Stress, 1988, p. 273 à 290. Van der Kolk, cité dans Herman, postule que les traces mémorielles du traumatisme sont encodées de façon aberrante et peuvent entraîner un trouble mémoriel généralisé. Il pose comme hypothése que l'encodage linguistique de la mémoire est neutralisé et que le SNC retourne aux formes sensorielles et iconiques de la mémorisation qui sont agissantes dans les premiers mois de la vie. Cet encodage aberrant peut provoquer des dysfonctions cognitives et mémorielles. Il s'agit là d'une des manifestations physiologiques des dommages psychologiques qu'a subis la structure fondamentale du moi.

  108. 108

    Herman, p. 34.

  109. 109

    Particuliérement Jan Hindman, psychologue à Ontario, Oregon, auteure de Just Before Dawn.

  110. 110

    Ibid., p. 36.

  111. 111

    Voir Herman, p. 37.

  112. 112

    Herman, Janet Freud, et al dans Herman, p. 41.

  113. 113

    La plupart des articles sur les traumatismes d'origine psychologique examinés par l'auteur utilisent le terme mémoire corporelle pour décrire ce phénoméne. Jan Hindman, psychologue et auteure, parle de mémoire épidermique. On peut éclaircir la question grâce à l'exemple suivant : Une jeune fille n'a pas eu de symptômes de traumatisme jusqu'à ce qu'au début de l'adolescence, l'odeur des corps en sueur des jeunes hommes dans sa classe de gymnastique ait commencé à provoquer chez elle une trés forte anxiété, la perturbant de façon telle qu'elle se percevait comme « bizarre ». Quelques semaines aprés le déclenchement de la mémoire corporelle, des vagues d'images ont déferlé dans sa conscience à mesure que le souvenir des événements se précisait et la thérapie a débuté. Pour de nombreux survivants, toutefois, les connexions n'émergent pas de façon aussi claire ni aussi rapide, et il peut s'écouler des années et même des décennies de détresse psychologique avant que la source du traumatisme ne vienne à la conscience du sujet.

  114. 114

    Herman, introduction, p. 1.

  115. 115

    Herman, p. 181.

  116. 116

    Pour de plus amples renseignements, voir "Characteristics of a Child Sexual Assault Victim" dans The Spirit Weeps; "Honouring What You Did to Survive" dans The Courage to Heal; la vidéo "Healing From Childhood Sexual Abuse" de Claudia Black, Ph.D., énumére, définit et contribue à expliquer les nombreuses voies caractéristiques empruntées par un survivant d'actes de violence sexuelle, enfant ou adulte, pour signaler ses souffrances émotives.

  117. 117

    Hindman aborde des questions qui concernent les hommes et les actes de violence sexuelle, p. 155-160.

  118. 118

    David Finklehor, Ph.D., "The Sexual Abuse of Boys" dans Burgess, A. (éd.). Rape and Sexual Assault: A Research Handbook. Garland Books, New York, 1985, p. 150.

  119. 119

    Ibid., p. 4.

  120. 120

    Voir Just Before Dawn à ce sujet, p. 153-156.

  121. 121

    Hindman, p. 4.

  122. 122

    Herman, p. 60.

  123. 123

    E. Erickson. Childhood and Society. 2e éd., Norton, New York, 1963.

  124. 124

    Herman, p. 134.

  125. 125

    Hindman, p. 375.

  126. 126

    Berma Bushie, Joyce Bushie, Réflexions, p. 1.

  127. 127

    Berma Bushie. Transcription [et traduction] d'une présentation faite à Ottawa, le 25 août 1994.

  128. 128

    A.I. Hallowell, Culture and Experience, University of Pennsylvania Press, 1955, p. 360.

  129. 129

    Berma Bushie, Réflexions, dans le présent ouvrage.

  130. 130

    Dossiers du CHCH, "Healing", CHCH, Hollow Water, Manitoba.

  131. 131

    Jocelyn Bruyére. A Native Parenting Approach. Centres d'accueil du Manitoba, Winnipeg, Canada, p. 23, 1983.

  132. 132

    Dossiers du CHCH, "Healing", Hollow Water.

  133. 133

    Herman, p. 190.

  134. 134

    Herman, p. 7.

  135. 135

    Anathéme : abhorrence, aversion, dégoût.

* Voir les définitions de parenté d'évitement, page 13.

** Voir la définition de cousin croisé, page 13.

*** Voir page 9 l'histoire de Sioux Woman et de sa mére.

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