Expulsion, migration circulaire et crime organisé
Étude de cas sur la Jamaïque

Expulsion, migration circulaire et crime organisé PDF Version (232 KB)
Table des matières

Par Geoff Burt, Mark Sedra, Bernard Headley, Camille Hernandez-Ramdwar, Randy Seepersad et Scot Wortley

2016–R007

Résumé

Le présent rapport aborde l’incidence des expulsions forcées, pour des motifs criminels ou autres, sur la sécurité publique et le crime organisé au Canada et en Jamaïque, l’accent étant mis sur les liens transnationaux entre les personnes expulsées, le crime organisé et le Canada. Au Canada, les expulsions pour des motifs non criminels devraient être considérées selon leur incidence sur les familles et les communautés canado-jamaïcaines, où l’expulsion est devenue une question de nature délicate et à saveur politique. En Jamaïque, les expulsions pour des motifs criminels à partir du Canada, des États-Unis et du Royaume-Uni ont eu des répercussions profondes sur la sécurité publique. Les autorités de la sécurité des Caraïbes sont catégoriques : les criminels expulsés sont au moins en partie responsables de l’augmentation des taux de criminalité dans la région. Même les personnes expulsées pour des motifs non criminels, qui n’ont pas d’occasions de réintégration réussie, contribuent à la criminalité de rue. Des opérations d’application de la loi menées récemment au Canada ont révélé des liens de longue date entre les groupes criminels organisés des deux pays. On ne croit pas que les expulsions aient joué un rôle dans l’établissement de ces liens criminels, mais elles sont peut-être responsables du renforcement des liens actuels. Le rapport se termine par une analyse des stratégies d’atténuation possibles au Canada et en Jamaïque pour réduire au minimum les répercussions non voulues des expulsions sur la sécurité publique.

Note des auteurs

Les opinions exprimées dans le présent document sont celles des auteurs et ne traduisent pas nécessairement celles de Sécurité publique Canada. La correspondance concernant le présent rapport doit être transmise à l’adresse suivante : Division de la recherche de Sécurité publique Canada, 340, avenue Laurier Ouest, Ottawa (Ontario) K1A 0P8; courriel : PS.CPBResearch-RechercheSPC.SP@ps-sp.gc.ca.

Remerciements

Les auteurs aimeraient remercier chaleureusement leurs collègues à Sécurité publique Canada et à l’Agence des services frontaliers du Canada pour l’aide qu’ils leur ont apportée en fournissant des données et des renseignements précieux pour la recherche. Ils aimeraient également remercier les experts au Canada, aux États Unis et en Jamaïque qui ont consenti à être interviewés dans le cadre du présent projet de recherche.


Introduction

La communauté internationale reconnaît le droit de chaque État de déterminer qui peut entrer et rester sur son territoire et en vertu de quelles conditions. Les étrangers qui violent les lois d’un pays qui les accueille compromettent le droit qu’ils pouvaient avoir de rester dans ce pays en tant qu’invités. Au Canada, la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (LIPR) exige que les résidents non citoyens du Canada considérés comme interdits de territoire soient renvoyés du pays. Au nombre des causes de l’interdiction de territoire, mentionnons les manquements aux conditions des visas et des infractions plus graves, comme les liens avec le crime organisé, les voies de fait ou le meurtre. Le présent rapport établit une distinction entre les effets des expulsions pour des motifs criminels et non criminels, deux éléments qui devraient être considérés comme des questions distinctes nécessitant des interventions différentes. En tant que politique, l’expulsion de criminels étrangers comporte un certain nombre d’avantages. Au minimum, l’expulsion peut atténuer le problème de la surpopulation pénitentiaire et diminue les coûts nécessaires pour incarcérer ou surveiller (dans le cadre des probations ou des mises en liberté conditionnelle) les délinquants étrangers. Elle peut également avoir une valeur symbolique puisque l’on montre aux autres délinquants potentiels les conséquences de la violation des lois du Canada. Fait encore plus important, l’expulsion permet de renvoyer de la société canadienne les délinquants condamnés, qui, comme il a été révélé, présentent des taux de récidive extrêmement élevés (Webster et Doob, 2012).

Dans les cas où la grande criminalité n’est pas concernée, il est important de déterminer les avantages de l’expulsion par rapport à ses coûts. L’expulsion forcée peut être un événement très traumatisant pour la personne obligée de quitter le Canada et pour la famille qu’elle laisse derrière. D’aucuns l’ont décrit comme une « mort sociale » (Burman, 2011:113). L’expulsion forcée a une incidence profonde sur les familles et les communautés, qui perdent des soutiens de famille, des figures parentales et des systèmes de soutien. L’expulsion est pour la plupart des gens une forme de punition douloureuse qui change leur vie de façon extrêmement négative. Outre les difficultés sur le plan humain associées à la séparation forcée, la partie expulsée et sa famille sont habituellement confrontées à des difficultés financières et sociales. Compte tenu de tous ces facteurs, la décision d’expulser des résidents du Canada n’est jamais prise à la légère par les autorités de l’immigration du Canada (Keung, 2015a).

Même s’il s’agit d’une expérience qu’ont vécue toutes les communautés d’immigrants du Canada, qui sont nombreuses, les Canado-Jamaïcains ont été particulièrement visés par l’expulsion forcée. Depuis les années 1990, les Jamaïcains représentent le groupe des ressortissants des Caraïbes les plus expulsés des États-Unis (É.-U.), du Royaume-Uni (R.-U.) et du Canada. Pour la communauté jamaïcaine du Canada, l’expulsion est associée au racisme et aux préjugés et est devenue une question litigieuse à saveur politique. Toute évaluation des effets de l’expulsion sur la sécurité publique au Canada doit commencer par une détermination de son incidence sur la communauté jamaïcaine du Canada, au sein de laquelle les expulsions peuvent engendrer des sentiments d’aliénation de la société canadienne et ultimement favoriser la délinquance et la criminalité chez les jeunes canado-jamaïcains. La recherche menée par Scot Wortley a documenté l’incidence de l’expulsion sur ces communautés et les attitudes de ces dernières envers la société canadienne. Quand la grande criminalité n’est pas la cause de l’expulsion, ces difficultés peuvent éliminer l’effet prévu de protection que sont censés entraîner les renvois pour la sécurité publique canadienne.

L’expulsion forcée de criminels étrangers a eu un effet concret et mesurable sur la criminalité en Jamaïque. Partout dans les Caraïbes, une croyance répandue laisse entendre que les criminels expulsés des É.-U., du Canada et du R.-U. sont responsables de la montée des drogues, du crime organisé et des meurtres dans cette région. En effet, peu de sujets dans le domaine de la justice pénale et de la sécurité dans les Caraïbes sont plus litigieux que la question des expulsions de criminels. Le lien présumé entre l’expulsion et la criminalité — établi en grande partie par les médias jamaïcains, mais aussi grandement soutenu dans les cercles des autorités des Caraïbes — a entraîné un cheminement difficile — caractérisé par la stigmatisation et le rejet — pour tous les ressortissants expulsés cherchant la rédemption et la réintégration dans leur société d’origine, même ceux qui ont été expulsés pour des motifs non criminels. Plusieurs études ont révélé que les personnes expulsées ont contribué à hausser les taux de criminalité dans les Caraïbes, mais ces statistiques doivent être interprétées dans le contexte des options de réintégration limitées des personnes expulsées et de leur incapacité d’obtenir un emploi rémunérateur et de trouver un logement adéquat.

Les liens du crime organisé entre le Canada et la Jamaïque existent depuis au moins les années 1970, quand les membres du Shower Posse, groupe criminel organisé jamaïcain notoire, ont fui le pays après l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Michael Manley (Wallace, 2010). Ces liens contemporains et historiques sont bien établis dans les médias et les recherches universitaires et ont été confirmés dans les entrevues menées auprès d’universitaires, de chercheurs en politiques et de responsables de la sécurité publique jamaïcains. L’ampleur de l’influence du Shower Posse au Canada a été révélée par deux opérations d’application de la loi majeures menées en 2009 et en 2010. On ne croit pas que l’expulsion de ressortissants jamaïcains du Canada ait contribué à l’établissement de ces liens transnationaux du crime organisé; c’est plutôt la migration au Canada de Jamaïcains ayant des liens avec le crime organisé qui est à l’origine de ces liens. Peu d’éléments probants concrets existent, mais il se peut que les expulsions vers la Jamaïque aient permis le maintien de ces liens au fil du temps. 

Le présent rapport commence par décrire la nature et l’ampleur des expulsions pour des motifs criminels et non criminels du Canada vers la Jamaïque en mettant l’accent sur l’expérience de la communauté canado-jamaïcaine. Il présentera ensuite une évaluation des éléments probants accessibles sur le lien entre l’expulsion et la criminalité de rue et organisée en Jamaïque. S’appuyant sur une analyse de la nature du crime organisé en Jamaïque, le rapport examinera ensuite le lien transnational entre le crime organisé en Jamaïque et au Canada, particulièrement en ce qui concerne le trafic de stupéfiants illégaux et la fraude à grande échelle ciblant les Canadiens. Plus précisément, le rapport porte sur les répercussions des projets Fusion et Corral, deux opérations d’application de la loi d’envergure ayant révélé les liens de longue date entre le Shower Posse, groupe criminel organisé le plus connu de la Jamaïque, et les gangs de rue à Toronto et dans les régions avoisinantes. Le rapport se termine par la présentation d’options stratégiques potentielles en vue d’atténuer les répercussions de l’expulsion forcée sur le crime organisé au Canada et en Jamaïque.

Expulsion et communauté jamaïcaine

Historique et politique de la migration jamaïcaine au Canada

Le Canada et la Jamaïque ont des liens de longue date au chapitre de la migration, remontant à l’instauration au Canada de la catégorie de travailleurs domestiques en 1955 (Calliste, 1991; Silvera, 1983; Salzman et Yates, 1988). Le plan d’immigration a entraîné une migration à la chaîne, puisque les femmes qui venaient au Canada en tant que travailleuses domestiques parrainaient leurs enfants et d’autres membres de leur famille. À compter de l’introduction du système de pointage en 1967, un grand nombre de Jamaïcains de la classe moyenne et professionnelle ont migré au Canada. À l’heure actuelle, les Jamaïcains représentent le quatrième groupe d’immigrants non européens le plus important au Canada. Au total, 53 % des Canadiens d’origine jamaïcaine sont nés à l’étranger. Environ 70 % des 230 000 Canadiens d’origine jamaïcaine vivent dans la région du Grand Toronto (Clark et Morrow, 2012).

Un tournant important de la migration jamaïcaine au Canada est survenu en 1994, lorsque les expulsions forcées ont commencé à avoir lieu en plus grand nombre, entraînant une tendance à la migration circulaire. Cette année-là, un vol à main armée dans le restaurant Just Desserts et la fusillade de l’agent de police Todd Baylis (Cheney, 1999; D’Arcy, 2007), deux incidents impliquant des ressortissants jamaïcains, ont mené à d’intenses dénonciations publiques et motivé l’adoption du projet de loi C-44, concernant des dispositions relatives au danger pour le public (qui sont devenues le paragraphe 70(5) de la LIPR) (Burman, 2011). Cette loi autorisait le gouvernement à expulser un non-Canadien condamné pour un crime punissable d’une peine d’emprisonnement de 10 ans ou plus, si la personne était également considérée comme dangereuse, et supprimait le droit d’interjeter appel à la Commission d’appel de l’immigration (Tyler, 1998). Les personnes les plus touchées par cette nouvelle loi étaient principalement des hommes noirs d’origine jamaïcaine (D’Arcy, 2007). Dans les deux années suivant l’adoption du projet de loi, 40 % des personnes expulsées étaient des Jamaïcains noirs de l’Ontario, principalement de Toronto (Burman, 2011). Depuis, d’autres dispositions législatives élargissant la définition de « grande criminalité » et limitant la capacité d’interjeter appel des décisions ont été adoptées. Le projet de loi C-43, également appelé Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers (LARCE), qui est entré en vigueur le 20 juin 2013, a redéfini les critères d’interdiction de territoire pour grande criminalité.

En vertu de la LARCE, tout résident permanent commettant une infraction punissable d’un emprisonnement de six mois ou plus peut être expulsé sans appel. Les membres de la communauté canado-jamaïcaine ont tendance à considérer l’expulsion comme faisant partie d’une tendance plus vaste de criminalisation des jeunes hommes jamaïcains. Il est important d’examiner l’expulsion à la lumière de ces problèmes connexes perçus, y compris, notamment, le fait que les membres de la communauté se sentent visés par les politiques de tolérance zéro (Davis, 2010), les « contrôles et vérifications » et la pratique consistant à demander les pièces d’identité (Rankin, 2010)Footnote1. Ces changements législatifs ont contribué à un nouveau modèle migratoire avec la Jamaïque, dans le cadre duquel un nombre élevé de ressortissants jamaïcains qui étaient résidents permanents du Canada, mais pas citoyens, ont été expulsés de force vers la Jamaïque. Le présent rapport examine l’incidence de cette migration circulaire sur le crime organisé au Canada et en Jamaïque.

Ampleur de l’expulsion dans la communauté jamaïcaine

Pour dresser le bon portrait de la situation de l’expulsion de ressortissants jamaïcains du Canada, il faut clarifier certains points. Tout d’abord, même si le nombre absolu d’expulsions du Canada vers la Jamaïque est imposant, il représente tout de même un pourcentage relativement faible du nombre total de personnes expulsées vers la Jamaïque. Seule une petite proportion de personnes expulsées vers la Jamaïque chaque année viennent du Canada. De 2000 à 2013, 41 061 personnes ont été expulsées vers la Jamaïque, dont 2 781 (6,7 %) venaient du Canada. Le plus grand nombre de personnes expulsées venaient des É.-U. (19 987) et du R.-U. (12 357), tandis que 5 936 venaient d’autres pays (Thomas-Hope, 2014)Footnote2. De 1990 à 2005, les É.-U. étaient responsables de 60 % des expulsions totales, suivis par le R.-U. (27 %) et le Canada (10 %) (Barnes, Chevannes et McCalla, 2006). Des ressortissants jamaïcains vivant dans les trois pays, 70 % vivraient aux É.-U., 16,4 % au R.-U., et 13,6 % au Canada (Glennie et Chappell, 2010:5). À la lumière de la taille relative de la population de Jamaïcains dans les trois pays, le Canada est quelque peu sous-représenté quant au nombre d’expulsions, tandis que le R.-U. est grandement surreprésenté.

Ensuite, les ressortissants jamaïcains vivant au Canada sont moins susceptibles d’être expulsés pour des motifs criminels que ceux vivant aux É.-U. ou au R.-U. De 1997 à 2014, 4 719 ressortissants jamaïcains ont été renvoyés du Canada, pour des motifs allant de manquements aux conditions du visa au crime organisé (voir le tableau 1). De 1997 à 2015, 47 % des renvois de Canadiens d’origine jamaïcaine ont été entraînés par des infractions pénales, représentant une moyenne d’environ 200 cas par annéFootnote3. La proportion de 47 % de ressortissants jamaïcains expulsés du Canada pour des motifs criminels était inférieure au résultat global de 71 % de personnes expulsées vers la Jamaïque cité par Barnes, Chevannes et McCalla (2006). Les statistiques fournies par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) indiquent que, en 2012, un total de 1 999 personnes ont été expulsées du Canada pour des infractions pénales; de ce nombre, 79 (ou 4 %) ont été expulsées vers la Jamaïque. De janvier à octobre 2013, 1 399 délinquants ont été expulsés; parmi ceux-ci, 63 (ou 4,5 %) ont été expulsés vers la Jamaïque. Le nombre total de personnes expulsées pour des motifs non criminels en 2012 était de 16 796; de ce nombre, 256 (ou 1,5 %) ont été expulsées vers la Jamaïque. De janvier à octobre 2013, le nombre de personnes expulsées pour des motifs non criminels s’élevait à 10 783; parmi ces personnes, 108 (ou 1 %) ont été expulsées vers la Jamaïque. Pendant cette période, seuls 11 Canadiens d’origine jamaïcaine ont été expulsés précisément pour leurs liens avec le crime organisé, selon la définition de la LIPRFootnote4. Il importe de mentionner que d’autres personnes expulsées peuvent avoir participé au crime organisé transnational, mais qu'elles ont été expulsées pour d’autres motifs. Néanmoins, il faut seulement quelques personnes faisant partie des réseaux criminels nationaux entre la Jamaïque et le Canada pour menacer gravement la sécurité publique.

Tableau 1 : Cause du renvoi, ressortissants jamaïcains – de 1997 à 2014
Cause du renvoi Nombre de renvois
Nombre de renvois 1 609
Application d’une ordonnance de renvoi, aucun retour à moins d’une autorisation 100
Motifs financiers 76
Motifs sanitaires 19
Atteinte aux droits humains 2
Interdiction de territoire 216
Membre de la famille interdit de territoire 60
Fausses déclarations 102
Non-conformité avec la Loi sur l’immigration 1 860
Criminalité organisée 11
Sécurité 1
Problèmes de visa (visa inexistant ou inadéquat) 663
Nombre total de renvois 4 719

Source : Données fournies par l’ASFC, novembre 2015.

Enfin, même si le Canada contribue relativement peu au nombre total de personnes expulsées, l’ampleur des expulsions par rapport à la population de la Jamaïque est disproportionnée. Du point de vue de la Jamaïque, de 2000 à 2010, il y a eu presque trois fois plus de Jamaïcains qui ont été expulsés (34 199) que de Jamaïcains qui sont retournés volontairement au pays (12 272) (Thomas-Hope, Knight et Noel, 2010). L’ampleur du nombre de criminels expulsés est particulièrement problématique pour un petit pays comme la Jamaïque. On estime que, de 2000 à 2009, il y a eu deux fois plus de criminels expulsés vers la Jamaïque que de détenus mis en liberté de prisons jamaïcaines (Barnes et Seepersad, 2009). Tous pays confondus, le nombre total de retours n’a jamais représenté plus de 0,16 % de la population de la Jamaïque au cours d’une année, mais au fil des ans, à la suite d’expulsions massives, le nombre cumulatif de criminels expulsés vers la Jamaïque représenterait environ 2 % de la population.

Incidence des expulsions sur la criminalité au Canada

L’expulsion d’étrangers ayant commis des crimes graves au Canada est un élément important de la stratégie de sécurité publique du Canada, et on peut présumer qu’elle contribue à protéger la sécurité publique canadienne. Le renvoi de certains groupes de délinquants, comme ceux participant au crime organisé, peut également entraîner l’avantage de perturber les réseaux criminels transnationaux. L’incidence des expulsions sur les activités de criminalité organisée ne doit toutefois pas être surestimée. Les experts ont signalé que des opérations d’application de la loi antérieures ont permis le démantèlement de certains groupes criminels organisés, mais l’incidence de ces interventions a tendance à être ressentie à court terme seulement; tant que la demande de stupéfiants illégaux reste forte, ces interventions ne font que créer un vide qui est rapidement comblé par d’autres groupes criminels organisés (Dixon, 2009).

Il est important d’établir une distinction entre l’incidence des expulsions pour des motifs criminels et non criminels sur la société canadienne. Même si un pourcentage important des renvois de ressortissants jamaïcains concerne la criminalité (47 %), une légère majorité n’y a pas trait. Il vaut la peine de considérer le fait que, dans les cas d’expulsion pour des motifs non criminels, les conséquences négatives pour les autres membres de la famille et de la communauté au Canada peuvent éliminer tout avantage pour la sécurité publique. Plusieurs études ont mentionné les répercussions profondément bouleversantes de l’expulsion. Une étude menée par Barnes, Chevannes et McCalla (2006) a examiné l’incidence de l’expulsion sur les familles restant dans le pays qui procède à l’expulsion. Plusieurs sources de données ont été utilisées, notamment des données officielles sur la criminalité, des dossiers d’expulsion et des données principales recueillies auprès d’un échantillon de 214 personnes qui ont été expulsées vers la Jamaïque. Les entrevues auprès des personnes expulsées ont révélé que l’expulsion de personnes qui s’étaient établies de façon permanente et à long terme dans d’autres pays a causé de graves bouleversements, et pas seulement pour la personne visée, mais aussi pour sa famille. Les constatations ont révélé que l’expulsion entraîne une diminution générale du degré de communication entre les personnes expulsées et les membres de leur famille immédiate, et que la majorité des enfants laissés derrière étaient peu susceptibles de recevoir de l’aide financière d’un parent expulsé. Par ailleurs, de nombreuses personnes expulsées qui ont été interviewées étaient d'avis que leur incapacité de fournir un soutien émotionnel et des conseils aux jeunes enfants mènerait à l’apparition de comportements délinquants chez ces derniers. Barnes (2009:442) a constaté que les [traduction] « expulsions avaient gravement nui aux relations familiales et avaient eu une incidence négative sur les membres de la famille restés à l’étranger […] L’expulsion de parents était considérée comme ayant contribué aux problèmes comportementaux chez les enfants qui avaient été laissés à l’étranger, menant dans certains cas à l’adoption de comportements criminels ». Cela laisse entendre que l’expulsion peut entraîner une augmentation de la criminalité dans le pays qui procède à l’expulsion en raison des effets non prévus de l’expulsion sur les familles. Les enfants surtout peuvent devenir plus vulnérables à la victimisation, devenir membres d’un gang ou adopter des comportements criminels afin de générer des revenus.

Même dans les cas d’expulsion pour des motifs criminels, les familles laissées derrière au Canada éprouvent souvent des difficultés psychologiques, sociales et financières après le renvoi. Une autre étude, le Toronto Deportation Pilot Project (projet pilote sur l’expulsion), menée de juillet 2003 à mai 2006, portait sur les expériences des familles de criminels expulsésFootnote5. L’équipe de recherche a procédé à 107 entrevues auprès de membres de la famille de criminels expulsés vers la Jamaïque. Plus de la moitié des entrevues (57 %) ont été menées auprès de parents de criminels expulsés : 48 % des entrevues ont été effectuées auprès de mères et 9 %, auprès de pères. De plus, 35,5 % des entrevues ont été menées auprès de l’époux ou du partenaire de la personne expulsée pour des motifs criminels. Huit entrevues (7,4 % de l’échantillon) ont eu lieu avec des frères et des sœurs. La majorité des personnes expulsées (57,9 %) faisant partie de l’échantillon avaient migré au Canada en tant qu’enfants (10 ans ou moins), 30,1 % avaient migré pendant l’adolescence (de 11 à 19 ans), et seulement 11,2 % avaient migré au Canada à l’âge adulte (20 ans ou plus).

L’âge des personnes au moment de l’expulsion allait de 21 à 39 ans (moyenne = 27,2 ans). En moyenne, les personnes expulsées avaient vécu 17,2 ans au Canada avant le renvoi. Près des deux tiers des personnes expulsées (61,7 %) avaient été renvoyées du Canada après avoir été condamnées pour trafic de drogues. Le tiers d’entre elles (32,7 %) avaient été renvoyées après avoir été condamnées pour un crime violent : vol qualifié (12,1 %); voies de fait graves (8,4 %); meurtre/homicide involontaire coupable (4,7 %); possession illégale d’une arme à feu (4,7 %); et agression sexuelle (2,8 %). Six autres personnes expulsées (5,6 % de l’échantillon) ont été renvoyées après avoir été condamnées pour fraude.

Presque tous les répondants (93,5 %) ont indiqué que l’expulsion du membre de leur famille avait causé chez eux un profond sentiment de tristesse, de dépression ou de deuil. Bon nombre d’entre eux comparaient l’expulsion à un décès dans la famille — ou une condamnation à mort. La vaste majorité des répondants (84 %) ont signalé que l’expulsion de l’être cher leur avait causé une grande crainte et beaucoup d’anxiété. La plupart d’entre eux s’inquiétaient de la sécurité personnelle de la personne expulsée ou de la manière dont elle subviendrait à ses besoins. Les pressions financières ont été mentionnées par presque tous les répondants : un répondant sur cinq (21 %) a mentionné les coûts juridiques pour se défendre au criminel et contre l’ordonnance d’expulsion. Plus de la moitié des répondants (55 %) ont dit que l’expulsion avait entraîné une diminution considérable du revenu du foyer. Enfin, huit répondants sur dix (79 %) ont déclaré que l’expulsion leur avait occasionné des problèmes financiers, car ils devaient maintenant envoyer de l’argent en Jamaïque afin de soutenir le membre de la famille expulsé.

Fait inquiétant, 70 % des répondants ayant pris part à l’étude ont affirmé que l’expulsion de l’être cher avait rompu leur lien avec la société canadienne ou réduit leur engagement envers celle-ci. Bon nombre d’entre eux étaient d’avis que la pratique de l’expulsion était injuste et discriminatoire et ciblait explicitement les membres de la communauté noire. Il importe de souligner que l’expulsion est perçue comme une forme de préjugé ou de discrimination par de nombreux Canadiens d’origine jamaïcaine. Ce fait, ainsi que d’autres formes de discrimination, a contribué directement aux sentiments d’aliénation et de méfiance pour de grands segments de la communauté noire. De plus en plus de recherches laissent entendre que les personnes qui se sentent abandonnées par les institutions sociales générales et qui perçoivent des degrés élevés de discrimination et d’injustice sociale sont plus susceptibles de justifier leur participation à la criminalité, aux gangs et à la violence que celles qui ont des points de vue plus optimistes (voir Burt et Simons, 2015; Burt, Simons et Gibbons, 2012; Wortley et Tanner, 2006; Brownfield, 2006; Sherman, 1993). Il est possible que les pratiques d’expulsion pour des motifs criminels encouragent ou favorisent la participation à un gang dans certains segments de la population canado-jamaïcaine. Ces conclusions laissent croire que, même si l’expulsion pour grande criminalité, criminalité violente ou activités de criminalité organisée est susceptible d’avoir une forte incidence positive sur la sécurité publique canadienne, les expulsions pour des motifs non criminels et les expulsions de criminels pour des infractions moins graves peuvent avoir des répercussions plus variables.

Incidence des expulsions sur la criminalité en Jamaïque

Les expulsions pour des motifs criminels et non criminels vers la Jamaïque exigent le recours aux rares ressources du pays s’attachant aux questions sociales et à l’application de la loi. Même les personnes expulsées pour des motifs non criminels, qui font face à des difficultés sur le plan de leur réintégration, en sont venues à être associées aux crimes mineurs contre les biens, à la dépendance aux drogues et à l’itinérance. Cela constitue certainement un obstacle pour les autorités d’application de la loi jamaïcaines et fait pression sur les services sociaux de la Jamaïque. Cependant, la plupart des documents accessibles traitent de l’effet qu’ont les criminels expulsés sur la criminalité et le crime organisé en Jamaïque. L’opinion qui prévaut dans la société des Caraïbes et parmi ses responsables de l’application de loi est que l’expulsion a contribué à la criminalité dans la région. Le lien entre les expulsions et la criminalité dans les Caraïbes, et en Jamaïque en particulier, a été établi, du moins dans le domaine public, à la lumière de reportages non systématiques et axés sur les sentiments dans les médias (Miller, 2012). L’opinion populaire veut que les ressortissants des Caraïbes qui sont expulsés soient responsables d’un nombre disproportionné de crimes quand ils reviennent dans leur pays d’origine. Ces opinions sont également exprimées dans les organismes d’application de la loi. Les résultats des enquêtes nationales sur la victimisation criminelle menées en 2009 et en 2012 en Jamaïque indiquent que plus de 80 % des Jamaïcains sont d’avis que l’expulsion pour des motifs criminels est une cause majeure de l’augmentation des taux de criminalité en Jamaïque, et 75 % sont d’accord pour dire que la baisse du nombre d’expulsions réduirait le taux de criminalité général en Jamaïque (voir Wortley et Seepersad, 2013).

Des études empiriques ont révélé que l’opinion qui prévaut sur l’expulsion de criminels est fondée sur la réalité. Selon une étude menée en 2006, de 1990 à 2005, un total de 33 268 personnes avaient été expulsées vers la Jamaïque. Au total, 71 % de ces expulsions (23 620) avaient été provoquées par une infraction pénale, tandis que 29 % étaient survenues à la suite de manquements généraux aux lois de l’immigration. Les personnes expulsées pour des infractions liées à la drogue représentaient 72 % des 23 620 délinquants criminels renvoyés en Jamaïque; en moyenne, près de 1 000 personnes sont expulsées chaque année pour des infractions liées à la drogue. La deuxième raison la plus fréquente de l’expulsion de criminels (7 %) avait trait à la possession ou à l’utilisation illégale d’armes à feu. En outre, 2 % ont été expulsés pour meurtre ou homicide involontaire coupable (Barnes, Chevannes et McCalla, 2006). Le même rapport a également révélé que le taux de délinquants criminels expulsés condamnés pour des crimes en Jamaïque était approximativement le même que celui des délinquants criminels locaux. Le taux de condamnation des personnes expulsées était de 1 sur 18, comparativement à 1 sur 17 pour la population générale. Cela signifie que les personnes expulsées ne représentaient pas nécessairement un nombre disproportionnellement élevé des condamnations au criminel, mais leur arrivée en grand nombre a contribué à une augmentation du nombre global de crimes commis.

Une recherche visant à déterminer si les personnes expulsées commettaient un nombre disproportionné de crimes a été menée par Barnes, Chevannes et McCalla (2006) et Barnes et Seepersad (2008). Barnes, Chevannes et McCalla (2006) ont déterminé que bon nombre des problèmes associés à l’expulsion, notamment la séparation de la famille, la perte de biens matériels, l’incapacité de trouver un emploi, la perte d’indépendance et le fait de compter sur autrui pour subvenir à ses besoins de base, ont entraîné chez les personnes expulsées de graves problèmes psychologiquesFootnote6. Il a également été constaté que la pratique selon laquelle on expulse des personnes sans leur donner la chance de bien régler leurs affaires créait d’importantes difficultés économiques pour de nombreuses personnes, exacerbant les sentiments de colère et de frustration, lesquels contribuent à l’adoption de comportements antisociaux. Tous ces facteurs peuvent favoriser les comportements criminogènes. En effet, Barnes, Chevannes et McCalla (2006) ont révélé que 53 % des délinquants criminels expulsés qui ont été interviewés avaient admis avoir été plus impliqués dans des activités criminelles après leur retour en Jamaïque. Les femmes étaient plus susceptibles d’avoir déclaré une participation à des crimes depuis leur expulsion. Au total, 65 % des femmes (comparativement à 49 % des hommes) ont signalé leur participation à des activités criminelles en Jamaïque, et les femmes sont presque deux fois plus nombreuses (42 %) que les hommes (23 %) à mener des activités liées à la drogue depuis leur expulsion. Parmi les personnes ayant déclaré leurs activités criminelles en Jamaïque, 78 % ont dit avoir commis plus d’un crime, 35 % avaient commis des infractions liées à la drogue et 37 % avaient menacé de blesser grièvement quelqu’un ou commis une agression armée. Par ailleurs, 10 % d’entre elles ont admis avoir utilisé ou possédé illégalement une arme à feu.

Le Bureau national du renseignement (BNR) de la Jamaïque, qui est une division de l’appareil policier national, a sélectionné un échantillon de 1 000 personnes expulsées de n’importe quel pays vers la Jamaïque de 2005 à 2012 pour déterminer la mesure dans laquelle elles avaient récidivé depuis. Le BNR a constaté que 40 personnes de cet échantillon avaient été accusées d’une infraction pénale depuis leur retour. Cela signifie que 4 % des membres de cet échantillon de criminels expulsés avaient récidivé en Jamaïque — un pourcentage relativement faible, mais tout de même inquiétant (Thomas-Hope, 2014). Les crimes qu’ils ont commis avaient principalement trait à la drogue (19 cas), mais incluaient également des voies de fait (4 cas), des vols qualifiés (2 cas), la possession d’une arme à feu illégale et le meurtre (1 cas chacun) (Thomas-Hope, 2014). Le taux de récidive relativement faible présenté dans l’étude Thomas-Hope semble être en contradiction avec les constatations antérieures de Barnes, Chevannes et McCalla (2006), fondées sur les déclarations des participants, qui révélaient un taux de criminalité beaucoup plus élevé. Cela peut s’expliquer par le fait que les autorités d’application de la loi n’avaient pas appréhendé la majorité des personnes ayant déclaré avoir commis des crimes. Une étude de Madjd-Sadjadi et Alleyne (2007) a révélé que 5 % des meurtres et des viols en Jamaïque pouvaient être directement attribués aux criminels expulsés.

Barnes, Chevannes et McCalla (2006) ont mené des entrevues auprès d’intervenants clés qui avaient des connaissances sur le lien entre les expulsions et la criminalité en Jamaïque. Les rapports du renseignement des organismes d’application de la loi ont révélé des liens entre certains délinquants criminels expulsés et une augmentation du nombre d’incidents de violence par les gangs, de cas d’extorsion et de meurtres liés à la drogue et aux gangs dans certains secteurs de la Jamaïque. Les autorités d’application de la loi locales ont mentionné que la structure de commandement des principaux gangs locaux était dominée par des personnes expulsées, révélant les liens directs entre les délinquants criminels expulsés et l’augmentation du nombre de gangs criminels locaux. D’autres études confirment que les personnes qui sont expulsées vers la Jamaïque continuent de commettre des infractions criminelles après leur retour (Williams et Roth, 2011). Un responsable de l’application de la loi jamaïcain interviewé pour le présent rapport a mentionné que les personnes expulsées étaient souvent membres d’un gang et commettaient régulièrement des actes de violenceFootnote7. En l’absence de programmes de réintégration locaux efficaces, les autorités jamaïcaines n’étaient pas surprises que les délinquants étrangers reprennent leurs activités criminelles à leur retour en Jamaïque. Selon une responsable, la force policière de la Jamaïque est d’avis que les personnes expulsées ont été responsables de meurtres, de fusillades et de vols qualifiés après leur retour en JamaïqueFootnote8.

Les statistiques sur la cause des expulsions laissent entendre que les criminels expulsés du Canada contribuent à ces tendances au chapitre de la sécurité en Jamaïque. Comme le montre le tableau 2, même si un nombre relativement important de criminels expulsés sont renvoyés pour des crimes liés à la drogue, il y en a beaucoup qui ont commis des crimes violents, comme des voies de fait, des agressions armées, des agressions sexuelles, la possession d’armes, des enlèvements, des tentatives de meurtre, des homicides involontaires coupables et des meurtres. À la lumière de ces données, il semble probable que les criminels expulsés du Canada aient commis d’autres crimes en Jamaïque après leur expulsion.

Tableau 2 : Condamnations au criminel des personnes expulsées, par type, 2012 et 2013
Crime commis Nombre
Voies de fait (y compris celles causant des lésions corporelles) 52
Agression armée 16
Agression sexuelle/viol/contacts sexuels 13
Menaces 9
Possession d’une arme/arme à feu 36
Entrave au travail d’un agent de police 30
Introduction par effraction, vol/cambriolage, vol qualifié 41
Importation de drogues 12
Trafic de drogues 46
Possession de drogues 54
Enlèvement/séquestration 8
Meurtre 2
Homicide involontaire coupable 5
Tentative de meurtre 5
Passage de clandestins 3
Usurpation d’identité/document frauduleux/fausses déclarations 10
Autres 104

Source : Données fournies par l’ASFC, novembre 2015.

Liens avec le crime organisé

Contexte du crime organisé en Jamaïque

Le crime organisé et la politique ont toujours été liés en Jamaïque, et ils se renforcent mutuellement. La violence électorale entre les partis remonte à loin dans le pays; plus précisément, les chefs des deux principaux partis politiques de la Jamaïque, le Jamaica Labour Party et le People’s National Party, ont recouru à des gangs pour expulser de certains quartiers des électeurs de l’opposition en vue de créer des blocs électoraux monolithiques capables de leur donner la victoireFootnote9. Cela a mené à une relation continue entre le pouvoir politique, le favoritisme politique et le crime organisé. Comme il a été signalé dans un rapport, [traduction] « les élections sont devenues des jeux à somme nulle où une partie marque des points par l’entremise d’emplois de niveau inférieur, de routes revêtues et de logements améliorés, tandis que l’autre partie cautionne des représailles sanctionnées par le gouvernement, des évictions massives et la détérioration de l’infrastructure » (Arias, 2013:221). Au fil des ans, les politiciens ont recouru aux structures des gangs pour contrôler la violence électorale et obtenir des votes, et ils ont également fourni des rentes économiques à des chefs de gang sous la forme de protection et d’accès à des marchés du gouvernement, permettant aux gangs d’offrir des biens publics aux collectivités qu’ils contrôlentFootnote10. Selon un rapport, [traduction] « en échange de votes, les [chefs de gang] peuvent servir au favoritisme politique, établissant leur statut en tant que dirigeants communautaires » (IHS, 2015:art. 1, p. 2). Ces gangs affiliés aux partis politiques ont gagné en importance en [traduction] « échangeant la violence politique ciblée contre des marchés de travaux publics » dans les collectivités de garnison de la Jamaïque (gouvernement de la Jamaïque, 2013:19).

Le ministère de la Sécurité nationale de la Jamaïque décrit un éventail d’entreprises criminelles œuvrant dans le pays, allant de groupes transnationaux très organisés à des gangs locaux défendant de petits territoires et perpétrant des crimes opportunistes (gouvernement de la Jamaïque, 2013:19). Les groupes transnationaux sont impliqués dans le trafic d’armes et de stupéfiants, le blanchiment d’argent et la fraude à grande échelle. Ils peuvent également avoir des intérêts dans l’immobilier et des entreprises du pays, et s’associer avec des représentants gouvernementaux corrompus en vue d’obtenir des ressources de l’État (gouvernement de la Jamaïque, 2013:19). Dans un rapport Small Arms Survey de 2010, on a estimé qu’il y avait 12 groupes criminels organisés dans le pays (Leslie, 2010)Footnote11. On estimait également dans ce rapport qu’il pouvait y avoir jusqu’à 268 gangs actifs en Jamaïque, comptant 20 000 membres (Leslie, 2010). Selon une enquête menée en 2008, 34 000 Jamaïcains étaient associés à des gangs, tandis que [traduction] « 5 % des membres de la population avaient des amis ou des parents qui faisaient partie d’un gang » (IHS, 2015:art. 2, p. 3). Les gangs les plus connus sont le Shower Posse et les Spanglers, tous deux soupçonnés d’être impliqués régulièrement dans le trafic international de drogues (Arias, 2013:226). Le gouvernement de la Jamaïque a pris des mesures pour lutter contre la corruption et rompre le lien entre la politique et le crime organisé. Un rapport a révélé que [traduction] « même si un favoritisme politique continue de viser certains gangs, le nombre de collectivités de garnison a diminué, et la plupart des actes violents commis par les gangs ne sont plus principalement de nature politique » (Home Office du R.-U., 2013:13). Au milieu de 2010, une opération majeure de lutte contre les gangs ciblant le Shower Posse à Tivoli Gardens a mené à l’extradition du principal parrain de la drogue et du crime du pays, Christopher « Dudus » Coke vers les États-Unis. L’extradition de Coke et les bouleversements pour le Shower Posse ont entraîné une diminution initiale de la violence en 2011 et en 2012, mais le taux de meurtre a rebondi en 2013 (IHS, 2015:art. 2, p. 4).

Du point de vue du Canada, le groupe criminel organisé le plus important en Jamaïque est le Shower Posse, qui a noué des liens avec la diaspora en Amérique du Nord (surtout à New York et à Toronto) pour établir un réseau de trafic de drogues transnational. La nature de ce réseau, qui recourt à des intermédiaires locaux pour mener les affaires sur le terrain, le rend particulièrement résistant à l’expulsion en tant que stratégie d’application de la loi. Comme il est souligné dans un rapport, [traduction] « ces groupes criminels majeurs maintiennent une certaine autonomie par rapport à leurs partenaires criminels internationaux. L’expulsion de collaborateurs dans des pays étrangers est moins susceptible de bouleverser les activités en Jamaïque, puisque les réseaux sont suffisamment vastes pour parer à de telles éventualités » (Arias, 2013:226).

Tendances au chapitre du trafic de drogues

Une préoccupation particulière pour les autorités d’application de la loi canadiennes est le fait que la Jamaïque est redevenue un point de transbordement majeur pour la cocaïne provenant de l’Amérique du Sud. Le rôle de la Jamaïque dans le trafic de drogues de l’hémisphère a varié au fil du temps, principalement en réaction aux efforts d’application de la loi dans la région. Sur le plan géographique, la Jamaïque est une parfaite candidate pour le transbordement de la cocaïne provenant de l’Amérique du Sud en direction des marchés de l’Amérique du Nord, car elle compte plus de 1 000 km de côte et 100 bandes d’atterrissage laissées sans surveillance (Conseil des affaires hémisphériques [CAH], 2007). Cependant, l’importance relative du pays en tant que point de transbordement pour la cocaïne a atteint son pic pendant les années 1970 et 1980Footnote12. Par la suite, des efforts concertés en matière d’application de la loi ont entraîné le remplacement des voies de trafic des Caraïbes par celles du Panama et des pays faisant partie de ce que l’on appelle le Triangle nord de l’Amérique centrale (Guatemala, Honduras et Salvador), du golfe du Mexique et du corridor du Pacifique (Bagley, 2012:6). En 2010, comme le mentionnait un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le gros de la cocaïne destinée à l’Amérique du Nord passait par la frontière terrestre entre les É.-U. et le Mexique (ONUDC, 2010). Le Rapport mondial sur les drogues 2014 de l’ONUDC mentionnait que dans 96 % des cas de saisie aux É.-U., les drogues étaient passées soit par le Mexique, soit par l’Amérique centrale (ONUDC, 2014:35). En 2012, les Caraïbes dans leur ensemble étaient responsables d’environ 5 % de la cocaïne atteignant le marché des É.-U. (Bargent, 2013), la Jamaïque représentant environ 1 % (Sénat américain, 2012:18). Même si les expéditions de cocaïne ont diminué, la Jamaïque est demeurée un important pays source pour la marijuana, drogue souvent échangée contre des fusils avec des partenaires aux É.-U.Footnote13. Au cours des dernières années, la circulation de drogues en Jamaïque se fait surtout par relativement petites quantités, qui sont transportées dans les bagages personnels dans les aéroportsFootnote14. Les chiffres des Douanes des États-Unis cités dans un récent rapport indiquent que [traduction] « plus de 63 % des arrestations effectuées dans les aéroports américains pour possession de cocaïne concernent des passagers en provenance de la Jamaïque » (CAH, 2007), confirmant l’affirmation selon laquelle le fret aérien est une source majeure de drogues provenant de la Jamaïque.

Cependant, tout comme les efforts d’application de la loi déployés dans les années 1980 ont grandement diminué la viabilité des voies de trafic des Caraïbes, le même phénomène d’« expansion » pousse maintenant les trafiquants à l’extérieur de l’Amérique centrale. Des recherches récentes laissent entendre que l’importance de la Jamaïque en tant que point de transbordement pour la cocaïne augmente, puisque l’attention accrue et la plus grande présence des autorités d’application de la loi en Amérique centrale mènent les trafiquants à revenir aux voies de trafic des Caraïbes. Comme il est mentionné dans un rapport, le retour de la Jamaïque en tant que point de transbordement s’explique par [traduction] « le déplacement des voies de trafic causé par le renforcement des mesures prises en Amérique latine pour lutter contre le trafic de drogues » (Organe international de contrôle des stupéfiants, 2014:50). Le rapport a révélé que [traduction] « les groupes criminels jamaïcains utilisent les réseaux complexes initialement établis pour le trafic de cannabis, pour procéder au trafic de la cocaïne » (Organe international de contrôle des stupéfiants, 2014:50). Les saisies de cocaïne en Jamaïque, qui sont passées de 338 kg en 2012 à 1 230 kg en 2013, confirment cette analyse (Organe international de contrôle des stupéfiants, 2014:51). William Brownfield, le principal responsable de la lutte contre les drogues du département d’État des É.-U., a été cité dans un rapport; il a déclaré que 16 % de la cocaïne ayant été introduite aux É.-U. en 2013 avait passé par les Caraïbes, comparativement à 4 % en 2011 (Consortium international sur les politiques des drogues, 2014). M. Brownfield aurait dit à un groupe de commissaires de police des Caraïbes en avril 2014 que la situation du trafic de drogues était [traduction] « susceptible d’empirer avant de s’améliorer » (Consortium international sur les politiques des drogues, 2014). Le retour de la Jamaïque en tant que point de transbordement majeur pour la cocaïne souligne l’importance des liens entre les groupes criminels organisés de la Jamaïque et du Canada.

Preuve de la présence de groupes criminels organisés jamaïcains au Canada

La recherche universitaire sur la taille et la composition des groupes criminels organisés au Canada est limitéeFootnote15. Néanmoins, des données sur l’application de la loi, des dossiers de procédures pénales et des reportages dans les médias dressent un portrait clair de la portée du crime organisé jamaïcain au Canada. Les principales plaques tournantes de la criminalité au Canada sont le Lower Mainland de la Colombie-Britannique, le sud de l’Ontario et la région du Grand Montréal; ces régions ont les marchés criminels les plus actifs et la plus grande concentration de groupes criminels organisés (Dixon, 2009). La ville de Toronto et les régions avoisinantes sont celles qui ont le plus de liens directs avec le crime organisé jamaïcain. L’ampleur de ce lien a été révélée à la suite de deux opérations d’application de la loi à grande échelle, les projets Fusion (2009) et Corral (2010). Le projet Fusion visait une opération de contrebande d’armes à feu qui vendait des fusils obtenus aux É.-U. à deux groupes criminels organisés locaux, les gangs 400 Crew et MNE (Leuprecht et Aulthouse, 2014:62). Il a par la suite été découvert que le principal acheteur de ces armes, Hubert Green, se procurait également des stupéfiants auprès de Courtney Ottey, figure importante du Shower Posse qui importait de la cocaïne de la Jamaïque (Leuprecht et Aulthouse, 2014:62).

D’autres liens entre le Shower Posse et des gangs locaux ont été révélés en 2010, lorsque l’opération appelée projet Corral, qui a duré neuf mois, s’est terminée par une série de descentes effectuées très tôt le matin dans la province de l’Ontario et a mené à l’arrestation de 78 personnes (Wallace, 2010). La police de Toronto aurait procédé à une vaste écoute électronique, enregistrant un nombre estimé de 200 000 conversations (CBC, 2012). Ces enquêtes ont révélé que deux gangs canadiens, Falstaff Crips et Five Point GeneralsFootnote16 , étaient liés au Shower Posse, qui fournissait prétendument des drogues et des armes et exerçait un certain contrôle sur les gangs de rue canadiens (Wallace, 2010). Ces arrestations auraient permis à la police d’établir, pour la première fois, un lien direct entre le Shower Posse et le crime organisé au Canada, même si les experts savaient que ce gang menait des activités au Canada depuis des décennies (Wallace, 2010) Footnote17. L’enquête de la police a révélé que le Shower Posse était [traduction] « responsable d’une "part importante" du trafic de drogues dans la ville et que son influence se faisait sentir aussi loin au nord que Sault Ste. Marie, s’étendant de Windsor à l’ouest jusqu’à Ottawa à l’est » (Wallace, 2010). Une douzaine de membres allégués du Shower Posse ont été arrêtés (Freeze, 2010). Le commissaire adjoint de la force policière de la Jamaïque a confirmé que Coke avait une « franchise » au Canada (Baksh, 2012). Un document à venir de Christian Leuprecht, Andrew Aulthouse et Olivier Walther fournit la meilleure analyse disponible des réseaux criminels organisés révélés par les enquêtes menées dans le cadre des projets Fusion et Corral.

Avant les projets Fusion et Corral, le lien entre le crime organisé en Jamaïque et au Canada avait été difficile à prouver, peut-être parce que les membres du Shower Posse menant leurs activités au Canada ont appris à être discrets après que les efforts concertés des organismes d’application de la loi aux É.-U. ont entraîné l’arrestation et l’expulsion de centaines de membres. Comme un expert l’a mentionné, quand les organismes d’application de la loi des É.-U. ont porté un dur coup aux gangs à la fin des années 1980, leur modus operandi est devenu moins violent en Amérique du NordFootnote18. En effet, selon cet expert, il y a des groupes de criminels qui font le trafic de la cocaïne à Toronto et qui ne s’identifient pas clairement comme membres du Shower Posse; cependant, quand on se penche sur les voies de communication, on voit que le lien existeFootnote19. Soulignant que les membres du Shower Posse sont habituellement dans la trentaine ou la quarantaine, un agent de police canadien a déclaré ce qui suit : [traduction] « Vous ne les remarquerez pas. Vous ne les verrez pas. Ils sont intelligents et organisés. Ils sont ici depuis longtemps. » (Wallace, 2010). Un autre rapport a indiqué que [traduction] « [les membres du Shower Posse] sont souvent tranquilles et subtils comparativement aux gangs de rue qui font le sale boulot pour eux » (Baksh, 2012). Dans ce cas, [traduction] « des enregistrements d’écoute électronique recueillis par la police de Toronto ont révélé que les chefs de la section de Toronto communiquaient fréquemment avec une poignée de chefs du Shower Posse en Jamaïque au moment où les autorités du pays tentaient d’arrêter le parrain allégué du gang, Christopher (Dudus) Coke » (Baksh, 2012).

Même avant les projets Fusion et Corral, le chef de police de Toronto de l’époque, Bill Blair, a affirmé qu’il y avait [traduction] « un important va-et-vient [de criminels] entre les deux pays [et] des relations et des liens étroits — relations familiales et liens entre quartiers — entre certains gangs menant leurs activités là-bas et ici » (Appleby, 2007). Un agent de police canadien ayant passé six mois en Jamaïque dans le cadre d’un exercice d’échange de renseignements en 2006 a par la suite dit que ce voyage lui avait permis de [traduction] « confirmer sur le plan du renseignement ce que nous avons toujours su : le crime organisé transnational est actif, et les liens entre le crime organisé en Amérique du Nord — dont nous faisons partie — et ici en Jamaïque sont des plus étroits » (Appleby, 2007).

Des statistiques fournies par l’ASFC font quelque peu la lumière sur l’ampleur des relations entre le Canada et la Jamaïque pour ce qui est du trafic de drogues. Un total de 83 personnes ont été expulsées vers la Jamaïque en 2012 et en 2013 pour des infractions liées au trafic de drogues. De ce nombre, 45 étaient impliquées dans le trafic de cocaïne, 11 dans le trafic de marijuana ou de haschich, 1 dans le trafic d’héroïne et 30 dans le trafic de substances inconnuesFootnote20. Le tableau 3 présente le nombre de saisies de cocaïne et de cannabis provenant de la Jamaïque de 2011 à 2013.

Tableau 3 : Saisies de cocaïne et de cannabis en provenance de la Jamaïque
Année Cocaïne Cannabis
2011 38 42
2012 40 41
2013 32 44

Source : Données fournies par l’ASFC, février 2015.

Les résultats du projet Corral et des opérations majeures d’application de la loi en Jamaïque ayant mené à l’arrestation et à l’extradition de Coke et causé le décès de 73 personnes pendant les descentes semblent avoir eu une incidence immédiate et positive sur la sécurité publique dans les deux pays. Dans les 20 mois suivant les arrestations, les homicides liés aux gangs ont « grandement diminué » dans les deux pays (Baksh, 2012). Les autorités jamaïcaines attribuent une diminution de 32 % du taux d’homicide dans le pays à ce coup de filet, tandis qu’à Toronto [traduction] « les taux d’homicide ont diminué pour atteindre leur niveau le plus faible des 25 dernières années l’an dernier à la suite d’une campagne de lutte contre les gangs de deux ans ayant bouleversé les activités du Posse » (Baksh, 2012). M. Blair a mentionné que [traduction] « l’influence du gang dans la ville a "grandement diminué" » (cité dans Baksh, 2012). Il reste à voir si ces tendances se poursuivront. Comme l’a souligné un expert, nonobstant l’arrestation de Coke, les réseaux sont toujours en place, un certain volume de marijuana et de cocaïne est encore en circulation et les liens existent toujoursFootnote21.

Une importante considération consiste à déterminer si c’est simplement la migration (de la Jamaïque) ou l’expulsion (du Canada vers la Jamaïque) qui a entraîné l’établissement de ces liens du crime organisé. Rien n’a révélé que les expulsions avaient joué un rôle dans l’établissement de ces liens, qui existent depuis des décennies. On croit que les liens du Shower Posse au Canada remontent aux années 1970, lorsque des membres ont pris la fuite vers le Canada après l’arrivée au pouvoir en Jamaïque du gouvernement de Michael Manley (Wallace, 2010). Le lien entre les personnes expulsées et la criminalité en Jamaïque a été établi par des études antérieures, mais il n’y a pas d’éléments probants directs montrant que les personnes expulsées du Canada ont participé au crime organisé transnational après leur retour en Jamaïque. Des responsables principaux de l’application de la loi en Jamaïque interviewés aux fins du présent rapport ont indiqué qu’ils ne disposaient pas d’éléments probants directs d’une implication systématique de personnes expulsées du Canada dans les activités de criminalité organiséeFootnote22. Même en l’absence d’éléments probants concrets, la nature des crimes commis par les ressortissants jamaïcains expulsés du Canada donne à penser qu’un certain pourcentage avaient des liens avec le crime organisé avant leur expulsion et qu’ils auraient vraisemblablement maintenu ces liens à leur retour en Jamaïque. Après tout, les responsables jamaïcains interviewés par d’autres chercheurs (p. ex. Barnes, Chevannes et McCalla, 2006) ont indiqué que les criminels expulsés occupaient des postes de leadership dans les groupes criminels organisés du pays. Même si l’expulsion n’est peut-être pas à l’origine des liens du crime organisé entre les deux pays, il est plausible de croire qu’elle a joué un rôle dans le maintien ou le renforcement de ces liens.

Liens avec les États Unis

Le Shower Posse a des liens de longue date aux É.-U. et au Canada. Williams et Roth (2011) ont examiné la montée jusqu’au sommet des gangs jamaïcains aux É.-U. dans les années 1980 et 1990. Les gangs étaient initialement des importateurs de marijuana en Floride et à New York et sont devenus présents à l’échelle nationale grâce à la vente de marijuana et de crack. Le Shower Posse demeure actif aux É.-U., au Canada et au R.-U.Footnote23. Les É.-U. semblent assumer un rôle central relativement au trafic de drogues et d’armes entre les deux pays. Le projet Corral a révélé que [traduction] « de grandes quantités de cocaïne et de marijuana étaient expédiées de la Jamaïque vers des villes des É.-U. avant d’être transportées illégalement au Canada, où les drogues étaient réemballées et vendues par des gangs de rue dans des grandes villes » (Baksh, 2010). Le lien avec les É.-U. est indispensable pour le trafic d’armes à feu. Le projet Fusion a démasqué un groupe de trafiquants d’armes qui faisait passer des armes à la frontière canado-américaine. Ces trafiquants avaient des liens avec des groupes criminels organisés canadiens étant eux-mêmes liés au Shower Posse (Leuprecht et Aulthouse, 2014). Comme un expert de l’application de la loi jamaïcain l’a mentionné, le lien entre les drogues et les armes à feu illégales est le plus fort dans le commerce de la drogue américano-jamaïcain. Il y a une relation de symbiose entre le crime organisé des É.-U. et de la Jamaïque, dans le cadre de laquelle il y a un échange de drogues contre des armes. Ce type d’entente est probablement facilité par des membres de gang résidant aux É.-U. qui maintiennent des relations avec leurs homologues en JamaïqueFootnote24.

Leuprecht et Aulthouse (2014) établissent les liens entre les groupes du Shower Posse au Canada, aux É.-U. et en Jamaïque, y compris la circulation des drogues, des armes et de l’argent entre les trois pays. Ils ont constaté que les fusils en provenance des É.-U. franchissaient la frontière pour être introduits au Canada, puis renvoyés en Jamaïque, même si les groupes du Shower Posse aux É.-U. et au Canada n’étaient pas en communication directe; c’est plutôt le Shower Posse en Jamaïque qui se chargeait de la communication des renseignements (Leuprecht et Aulthouse, 2014:63). Les armes introduites au Canada à partir des É.-U. étaient fournies à des gangs affiliés et renvoyées en Jamaïque à titre de paiement partiel pour les expéditions de stupéfiants (Leuprecht et Aulthouse, 2014:67).

Fraudes de loterie ciblant les Canadiens

En Jamaïque, le passage du commerce de la drogue régional des Caraïbes vers le Mexique et l’Amérique centrale dans les années 1990 a affaibli les gangs locaux, qui ont commencé à mener d’autres activités, comme l’extorsion, accroissant ainsi la concurrence pour la domination du territoire localFootnote25. Depuis, d’autres types d’activités de criminalité organisée opportunistes ont fait leur apparition. En Jamaïque, à l’heure actuelle, le crime organisé s’étend bien au-delà du trafic de drogues et inclut maintenant des fraudes de loterie lucratives en tant que composante majeureFootnote26. Ces fraudeurs se font passer pour des représentants de la loterie, convainquant leurs victimes (principalement des personnes âgées) qu’elles ont gagné à la loterie jamaïcaine « Mega Millions », mais qu’elles doivent verser un petit montant d’impôt afin de recevoir les fonds (Bureau d’éthique commerciale, 2014). Comme l’a révélé un rapport, les fraudeurs obtiendront souvent des renseignements détaillés sur leurs victimes grâce à des collaborateurs travaillant dans des hôtels, des sociétés de cartes de crédit ou des centres d’appels, pour ensuite utiliser ces détails personnels afin de gagner la confiance de leurs victimes (Bourne et coll., 2013:38).

Des Canadiens et des Américains sont ciblés directement par les groupes criminels organisés jamaïcains effectuant ces fraudes. Les fraudeurs parviendraient à faire en sorte qu’environ 300 000 Américains envoient chaque année un montant estimatif de 300 millions de dollars américains en Jamaïque (Drash, 2015). Selon un rapport, bon nombre des fraudeurs de loterie ont perfectionné leurs compétences pendant qu’ils étaient à l’emploi de centres d’appels de service à la clientèle établis par des sociétés canadiennes et américaines (Stanger, 2015). En Jamaïque, les fraudes de loterie ont été classées comme une menace de catégorie 1, le niveau le plus élevé, constituant un danger clair et réel pour la sécurité nationale, selon le ministre de la Sécurité nationale, Peter Bunting (Drash, 2015). En Jamaïque, il a été déterminé que les fraudes de loterie étaient associées à des crimes violents, y compris les vols qualifiés, les voies de fait et les meurtres (Bourne et coll., 2013:33). Les autorités jamaïcaines ont commencé à lutter contre la fraude de loterie, adoptant une loi en 2013 pour faciliter les poursuites et collaborant avec les autorités d’application de la loi américaines (Stanger, 2015). Cette coopération a mené à la première extradition réussie vers les É. U. d’un fraudeur de loterie jamaïcain en février 2015 (Jamaica Observer, 2015).

Retour des personnes expulsées antérieurement

Les autorités de l’immigration du Canada et de la Jamaïque ont convenu qu’il n’est pas rare que des personnes expulsées vers la Jamaïque tentent de revenir au Canada. L’ASFC a constaté que, en 2012 et en 2013, 24 personnes expulsées antérieurement étaient revenues au Canada, seulement pour être expulsées à nouveau. Parmi ces personnes, quatre sont revenues une fois, tandis que 20 sont revenues de deux à cinq foisFootnote27. Comme un haut fonctionnaire jamaïcain l’a mentionné, il existe de nombreux cas de personnes expulsées à plusieurs reprises; en fait, les personnes expulsées [traduction] « semblent étrangement toujours trouver une façon de retournerFootnote28». Même si le nombre de personnes expulsées revenant au Canada est relativement faible, il vaut la peine de déterminer si ces personnes constituent une menace grave pour la sécurité du Canada.

Une étude a cherché à établir si les personnes expulsées antérieurement qui retournent dans le pays d’où elles ont été expulsées sont plus susceptibles d’être impliquées dans des activités criminelles. Hickman et Suttorp (2010) ont suivi un échantillon de 517 étrangers passibles d’expulsion pendant un an après leur mise en liberté d’un établissement carcéral pour voir s’ils récidivaient. Parmi ces étrangers, 139 avaient déjà été expulsés et étaient retournés aux É.-U. après leur expulsion, tandis que les autres n’avaient pas été expulsés antérieurement. La recherche a révélé que les étrangers qui avaient déjà été expulsés étaient plus susceptibles de récidiver, peu importe la mesure utilisée. Plus précisément, 73 % des étrangers qui avaient été expulsés par le passé avaient été arrêtés de nouveau, comparativement à 32 % pour le groupe d’étrangers qui n’avaient pas déjà été expulsés. Par ailleurs, 28 % des étrangers qui avaient déjà été expulsés ont été arrêtés de nouveau trois fois ou plus pendant la période de suivi, comparativement à 7 % des étrangers qui n’avaient pas déjà été expulsés. Les étrangers expulsés antérieurement avaient tendance à se faire arrêter de nouveau plus rapidement que ceux qui n’avaient pas déjà été expulsés. Les personnes composant l’échantillon de cette étude n’étaient pas uniquement des ressortissants jamaïcains, mais cela révèle tout de même que les personnes expulsées antérieurement sont plus susceptibles d’afficher des comportements criminels que les autres étrangers passibles d’expulsion et montre que, lorsque des personnes expulsées retournent dans le pays d’où elles ont été expulsées, elles sont plus susceptibles de commettre des infractions criminelles.

Options stratégiques potentielles au Canada

Accroître la sensibilisation à la citoyenneté et à l’expulsion

Le gouvernement canadien dispose d’un certain nombre de solutions potentielles pour diminuer les coûts associés à l’expulsion forcée vers la Jamaïque. Le présent rapport suggère que, au Canada, les efforts devraient être axés sur la mobilisation de la communauté canado-jamaïcaine, notamment au moyen de campagnes de sensibilisation du public soulignant l’importance d’obtenir la citoyenneté. 

Un problème important auquel est confrontée la communauté jamaïcaine est que, à l’heure actuelle, de nombreux Jamaïcains au Canada satisfaisant aux exigences en matière de citoyenneté ne sont pas encore devenus des citoyens. Plus précisément, cela s’applique à ce qu’on appelle la génération 1,5 de Jamaïcains, qui sont arrivés au Canada alors qu’ils étaient enfants. La naturalisation est donc un aspect clé de la question de l’expulsion. Comme il a été mentionné précédemment, l’expulsion de ressortissants jamaïcains pour des motifs non criminels a un effet marqué sur les familles et les communautés canado-jamaïcaines et elle peut engendrer l’aliénation, la délinquance et la criminalité. Règle générale, les immigrants au Canada deviennent des citoyens naturalisés en nombres exceptionnellement élevés — 71 % des immigrants qui sont au pays depuis six à dix ans sont devenus des citoyens canadiens, et 89 % deviennent des citoyens dans les 20 ans suivant leur arrivée (Picot et Hou, 2011; Adams, Macklin et Omidvar, 2014) —, mais une tendance inquiétante concerne le fait que les récents obstacles administratifs et les coûts pour obtenir la citoyenneté mènent moins de nouveaux immigrants à chercher à obtenir la citoyenneté (Keung, 2015b). Des exigences plus sévères relatives à l’examen pour l’immigration ont entraîné une diminution de 20 % du taux de réussite des demandeurs des Caraïbes, tandis que les frais pour l’obtention de la citoyenneté sont passés de 100 à 530 $ (Keung, 2015b). Aborder la question des Jamaïcains qui vivent au Canada depuis leur enfance est particulièrement important pour les membres de la communauté jamaïcaine, qui ont plus de difficulté à accepter l’expulsion d’une personne qui a vécu au Canada depuis l’âge de trois ans que celle d’une personne qui a immigré à l’âge adulte, si ces deux personnes ont commis des crimes semblables. L’expulsion risque d’être beaucoup plus traumatisante pour les personnes qui sont arrivées au Canada étant enfants et qui ont peu de liens personnels ou professionnels en Jamaïque.

Néanmoins, les membres de la communauté jamaïcaine semblent réticents à adopter la citoyenneté canadienne. Henry (1994) a mentionné que, à la lumière des recherches effectuées dans les années 1990, les raisons expliquant ce fait comprennent la croyance selon laquelle il faut abandonner la citoyenneté jamaïcaine pour obtenir la citoyenneté canadienne, ainsi qu’une loyauté profonde et bien ancrée envers la Jamaïque. Un représentant de la Jamaican Canadian Association (JCA) à Toronto a mentionné la procrastination et la croyance de certains membres de la communauté selon laquelle ils retourneraient un jour à la « maison » en Jamaïque comme raisons clés pour ne pas obtenir la citoyenneté, même chez les membres qui y sont admissiblesFootnote29. Les membres de la communauté ont souvent fait la sourde oreille aux tentatives qui ont été faites pour les sensibiliser et les informerFootnote30.

La JCA a tenu des ateliers de sensibilisation à cet égard, et le représentant de la JCA est d’avis que ce type de sensibilisation est essentielFootnote31. Pendant ces ateliers, les participants étaient encouragés, par l’entremise du modèle de l’« enseignement mutuel », à diffuser l’information dans leur communauté. La JCA insistait sur l’importance de voter et donc d’obtenir la citoyenneté. Certains Canadiens d’origine jamaïcaine tentent d’obtenir la citoyenneté, mais deviennent victimes d’avocats de l’immigration sans scrupule (Jeffords, 2013). En effet, des intervenants des Caraïbes, questionnés dans le cadre d’un rapport de recherche en 2008, ont fait valoir [traduction] « qu’il était nécessaire que les ressortissants des Caraïbes vivant à l’étranger soient mieux informés au sujet des questions concernant le statut de citoyenneté et des facteurs qui pourraient mener à leur expulsion » (Barnes et Seepersad, 2008). Cependant, le représentant de la JCA a expliqué que l’organisation ne recevait plus de fonds du gouvernement fédéral, l’obligeant à s’appuyer uniquement sur le financement provincial, ce qui a eu une grande incidence sur sa capacité d’offrir des programmes et des séances de sensibilisation à la communauté canado-jamaïcaine.

Continuer de soutenir un programme de recherche sur l’expulsion

L’impact de l’expulsion sur la société et les collectivités canadiennes n’a pas été étudié adéquatement. La recherche universitaire existante consiste en une enquête auprès de familles de Jamaïcains expulsés, dont les conclusions sont énoncées dans le présent rapport. Cette recherche fondée sur une enquête fournit un aperçu représentatif des attitudes et des perceptions à un certain moment dans le temps et révèle que l’expulsion a entraîné de profondes répercussions négatives sur les familles restées au Canada. Cependant, il n’existe pas d’études sur les répercussions à long terme de l’expulsion. Les chercheurs pourraient déterminer l’incidence de l’expulsion de parents sur le rendement scolaire, la victimisation et les comportements criminels.

D’autres sujets de recherche pourraient être l’effet économique à long terme de l’expulsion sur les familles canadiennes ou le lien entre l’expulsion, l’aliénation et la criminalité. Des recherches de ce genre fourniraient aux fonctionnaires canadiens des données plus solides à partir desquelles ils pourraient estimer l’impact des changements de politiques. Ces recherches pourraient être élargies grâce à la collaboration avec des chercheurs et des fonctionnaires gouvernementaux de la Jamaïque. On pourrait créer une base de données commune pour documenter les effets de l’expulsion dans les deux pays. Au minimum, un système de classification commun pour les personnes expulsées permettrait aux chercheurs de faire le suivi des expériences des criminels expulsés après leur retour en Jamaïque. Ces données seraient utiles pour la planification des programmes de réintégration et orienteraient l’approche des organismes d’application de la loi envers les criminels expulsés.

Options stratégiques potentielles en Jamaïque

Accroître l’échange de renseignements avec les autorités jamaïcaines

En Jamaïque, les experts et les autorités d’application de la loi ont mentionné qu’il était nécessaire d’améliorer la coordination de l’application de la loi concernant les criminels expulsés, surtout ceux considérés comme présentant une menace pour la Jamaïque ou qui ont des liens avec le crime organisé. Le Canada et la Jamaïque ont signé un protocole d’entente qui régit l’échange de renseignements sur les personnes expulsées et ont conclu d’autres accords pour l’obtention des titres de voyage et des pièces d’identitéFootnote32. Chaque fois que l’ASFC procède au renvoi d’un criminel, elle informe son homologue jamaïcain et présente quelques renseignements de nature médicale et criminelleFootnote33. Les autorités jamaïcaines demandent, de façon ponctuelle, de l’aide pour la réintégration, mais des fonctionnaires jamaïcains ont demandé par le passé que cette aide devienne plus officielleFootnote34. En ce qui a trait aux criminels expulsés, l’ASFC échange des renseignements publiquement accessibles, comme la liste des infractions. Cependant, elle est limitée par la Loi sur la protection des renseignements personnels relativement au type de renseignements qu’elle peut divulguer aux autorités étrangèresFootnote35. Par exemple, l’ASFC ne fournit pas de détails sur les cas eux-mêmes ni de renseignements sur l’imposition de la peine, même en cas de crime organisé graveFootnote36. Même si les autorités canadiennes sont tenues de respecter la Loi sur la protection des renseignements personnels, on pourrait envisager des moyens d’échanger des renseignements de façon plus rapide, organisée et utile. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a plus de marge de manœuvre que l’ASFC pour ce qui est de l’échange d’information avec les organismes d’application de la loi étrangersFootnote37. Les agents de liaison de la GRC ont le mandat d’échanger des renseignements avec des partenaires à l’étranger (GRC, 2015). Par conséquent, l’agent de liaison de la GRC en Jamaïque serait un point de départ logique pour une approche davantage axée sur la collaboration.

La position officielle du gouvernement de la Jamaïque est que davantage de renseignements devraient être échangés. La politique sur la sécurité nationale de 2014 du gouvernement prévoit ce qui suit : [traduction] « En ce qui concerne les expulsions pour des motifs criminels graves, il est essentiel de maintenir et d’améliorer les communications entre les organismes d’application de la loi dans les pays procédant à l’expulsion et les autorités en Jamaïque, afin que les grands criminels puissent être surveillés, au besoin, au cas où ils tenteraient de rétablir leurs liens criminels ou de reprendre le contrôle de leur ancienne collectivité en Jamaïque » (gouvernement de la Jamaïque, 2013:119). Comme il est souligné dans un rapport du caucus du Sénat américain sur le contrôle international des stupéfiants, les É.-U. ne fournissent actuellement que le motif de l’expulsion; [traduction] « par conséquent, même si une personne expulsée a été condamnée pour un crime grave ou qu’elle a un casier judiciaire bien rempli, la seule information qui est transmise aux autorités du pays d’accueil est le motif de l’expulsion » (Sénat américain, 2012:6). Une des trois recommandations clés figurant dans le rapport du Sénat américain est que le gouvernement des É.-U. devrait fournir les antécédents criminels complets des personnes expulsées afin que les responsables de l’application de la loi et de la justice des pays d’accueil puissent être mieux préparés pour faire face aux activités criminelles futures (Sénat américain, 2012:31).

Fournir une aide à la réintégration

Les experts du Canada et de la Jamaïque étaient catégoriques : la capacité des personnes expulsées de trouver un emploi et un logement, de faire des études et d’avoir accès à des soins de santé était le facteur clé pour leur réintégration réussie et déterminait donc en grande partie si elles continueraient à être impliquées dans des activités criminelles à leur retour en Jamaïque. Les personnes expulsées ont dit à maintes reprises aux chercheurs qu’elles ont besoin de trois choses : un environnement moins hostile, davantage axé sur l’acceptation et dans lequel la stigmatisation et la discrimination à leur égard sont moindres; un endroit décent où rester en permanence; et la chance d'avoir un gagne-pain durable, que ce soit à l’emploi de quelqu’un d’autre ou en tant que travailleur indépendant (Headley, 2010). La grande difficulté posée par la réintégration adéquate des criminels expulsés a ultimement contribué aux problèmes des personnes expulsées, notamment le chômage, l’itinérance, le logement inadéquat, les crimes contre les biens, les problèmes mentaux et la dépendance (voir Miller, 2012; Williams et Roth, 2011; Barnes, 2009; Barnes et Seepersad, 2009; Madjd-Sadjadi et Alleyne, 2007; Barnes, 2007).

Les personnes expulsées qui ont quitté la Jamaïque à un jeune âge ne connaissent souvent pas bien le pays et ne disposent pas de renseignements sur les fournisseurs de services locaux pour le logement, l’emploi et la santé, qui peuvent être cruciaux pour leur sécurité à court terme après leur arrivée (Georgetown Law Human Rights Institute, 2011:29). Plus précisément, les personnes ayant des problèmes mentaux sont plus à risque à leur arrivée et ce sont elles qui ont le plus besoin d’entrer rapidement en communication avec des organisations jamaïcaines fournissant une aide à la réintégration (Georgetown Law Human Rights Institute, 2011:30) Footnote38. Le gouvernement de la Jamaïque a reconnu l’importance des expériences initiales des personnes expulsées, insistant sur le fait que, pour celles qui ont été expulsées pour des manquements aux conditions du visa ou des crimes mineurs, [traduction] « il faudrait établir un hôtel de passage réservé aux personnes qui arrivent et qui n’ont pas d’amis ni de ressources financières et leur donner un accès aux cours de formation de HEART/NTA [Human Employment and Resource Training Trust, National Training Agency]Footnote39», deux facteurs qui, selon le gouvernement, [traduction] « diminueront le risque qu’elles soient impliquées dans des activités criminelles en Jamaïque » (gouvernement de la Jamaïque, 2013:119).

Il existe un certain nombre d’organisations jamaïcaines qui fournissent des services de réintégration aux personnes expulsées. Les deux premières organisations auxquelles les personnes expulsées ont habituellement recours sont la Family Unification and Resettlement Initiative et les 2nd Chance Services, qui fournissent de l’aide pour trouver un logement et s’adapter à la vie en Jamaïque. Ces organisations fournissent des rafraîchissements et des cartes d’appel pour permettre aux personnes expulsées de communiquer avec des amis ou des parents, et tentent de mettre les personnes expulsées en communication avec les services de santé mentale, même si [traduction] « le manque de renseignements accessibles aux fournisseurs de services concernant les personnes qui pourraient nécessiter des services de santé mentale et la crainte de la stigmatisation […] font que de nombreuses personnes expulsées ne demandent pas l’aide dont elles ont besoin » (Georgetown Law Human Rights Institute, 2011:29).

Une organisation en particulier répond aux besoins des personnes expulsées en Jamaïque. La National Organisation of Deported Migrants (NODM) est une entité sans but lucratif enregistrée qui a été fondée par un groupe de Jamaïcains expulsés des É.-U., avec l’aide du corps professoral de l’Université des Indes occidentales. Sa mission centrale est de favoriser la réintégration des Jamaïcains qui ont été expulsés vers leur pays de naissance. Grâce à la sensibilisation et à l’engagement civique, la NODM vise à protéger et à défendre les droits de tous les citoyens jamaïcains ayant été expulsés. Au cours des cinq dernières années, la NODM a travaillé avec succès dans le cadre d’une entente de subvention avec la British High Commission pour aider au réinstallation de Jamaïcains expulsés du R.-U. — principalement en offrant des services de transport de l’aéroport vers des parents ou un refuge et en obtenant des certificats de naissance ou d’autres pièces d’identité locales. Cependant, la NODM ne peut répondre qu’à une partie de la demande pour ses services de la part des personnes qui reviennent en Jamaïque ainsi que du gouvernement jamaïcain.

Le Canada fournit de façon ponctuelle une aide à la réintégration des Jamaïcains expulsés, plutôt que de le faire de manière systématique dans le cadre d’un programme. Les autorités canadiennes tenteront souvent de fournir aux personnes expulsées des médicaments ou suffisamment de fonds pour qu’elles puissent subvenir à leurs besoins pendant deux semaines, mais le pays ne fournit pas d’aide aux programmes de réintégration en JamaïqueFootnote40. Dans certains cas, l’ASFC tente de travailler avec le gouvernement local pour favoriser l’intégration et l’accès à des traitements médicaux ou à un logement; cependant, comme l’a mentionné un fonctionnaire, le rôle de l’ASFC est non pas d’aider les personnes interdites de territoire au Canada à trouver un emploi quand elles retournent en Jamaïque, mais plutôt de les expulser du Canada, et l’ASFC tente de ne plus fournir ce type d’aideFootnote41. En fait, des programmes pilotes visant à fournir de l’aide à la réintégration pour les personnes expulsées pour des motifs non criminels ont eu relativement peu de succès.

Le Programme d’aide au retour volontaire et à la réintégration de 2012, géré en partenariat avec l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), offrait de fournir des services dans les domaines de l’éducation, du logement et des petites entreprises en Jamaïque, mais le taux de participation n’a pas été suffisant, et le programme a pris fin après deux ans alors que le mandat était de trois ansFootnote42. Dans un rapport, le modèle adopté par le gouvernement du R.-U. pour l'aide à la réintégration a été jugé particulièrement efficace. Le Jamaica Reducing Re-Offending Action Plan est un projet du gouvernement du R.-U. mené en partenariat avec le MSN de la Jamaïque (Georgetown Law Human Rights Institute, 2011:69).

Les responsables de l’application de la loi jamaïcains interviewés pour le rapport avaient plusieurs idées précises sur la façon dont les pays procédant à l’expulsion pourraient fournir une aide technique et financière pour renforcer la capacité locale de fournir des programmes de réintégration communautaire efficaces. En voici quelques-unes : renforcer la capacité locale d’évaluer le risque de préjudice pour la société, établir une gestion de cas complète pour les personnes ayant le plus besoin d’aide en vue d’une réintégration réussie, et mener des campagnes de marketing pour réduire la stigmatisation et créer un environnement plus propice à la réintégrationFootnote43. Fait encore plus important, le gouvernement jamaïcain et les organisations non gouvernementales travaillant dans le domaine ont de la difficulté à fournir des services de réintégration efficaces aux milliers de personnes expulsées arrivant chaque année des É.-U., du R.-U. et du Canada. Un programme de réintégration plus efficace visant à améliorer la capacité des personnes expulsées de subvenir à leurs besoins permettrait ultimement de réaliser des économies puisqu’il diminuerait la criminalité en Jamaïque et ferait en sorte que les personnes expulsées ne soient pas tentées de revenir au Canada.

Conclusions

Le présent rapport a examiné les répercussions des expulsions de criminels du Canada sur le crime organisé au Canada et en Jamaïque. L’expulsion de criminels étrangers est un élément important de la stratégie de sécurité publique du Canada. Le renvoi d’étrangers ayant commis des crimes graves au Canada entraîne un certain nombre de répercussions importantes sur la protection de la sécurité du Canada. La principale répercussion est que le renvoi physique d’anciens délinquants diminue grandement la probabilité qu’ils récidivent au Canada. Quand il est question de crime organisé, cela peut également présenter l’avantage de perturber les réseaux criminels en en retirant des acteurs clés. Cet avantage est par contre plus difficile à prouver.

L’effet des expulsions pour des motifs non criminels sur la sécurité canadienne est moins clair. Au Canada, l’expulsion est devenue une question symbolique très politisée qui, du point de vue de la communauté jamaïcaine, fait partie intégrante de questions relatives au préjudice et au racisme perçus. Elle a également des répercussions sociales et économiques directes sur les familles et les collectivités canadiennes. En ce qui concerne les expulsions de ressortissants jamaïcains pour des motifs non criminels, l’effet de protection sur la sécurité publique canadienne doit être examiné compte tenu des effets sur la délinquance, l’aliénation sociale et la criminalité.

En Jamaïque, l’arrivée de personnes expulsées des É.-U., du R.-U. et du Canada a été si vaste et dure depuis si longtemps que ces personnes représentent jusqu’à 2 % de la population actuelle de l’île. L’expulsion de criminels crée un certain nombre de problèmes sociaux, économiques et de sécurité publique pour la Jamaïque et d’autres pays dans la région des Caraïbes. Les critiques allèguent que les pays développés procédant à des expulsions, comme le Canada, les É.-U. et le R.-U., sont coupables de se décharger de leurs propres problèmes de criminalité sur des pays pauvres disposant d’encore moins de ressources et où il y a encore moins d’occasions de réintégrer les populations de délinquants. Les conditions difficiles auxquelles sont confrontées les personnes expulsées pour des motifs criminels et non criminels en Jamaïque constituent donc une priorité urgente pour les donateurs gouvernementaux et internationaux du pays. Dans bien des cas, les personnes expulsées n’ont pas la capacité d’obtenir un logement, de faire des études, d’avoir accès à des soins de santé ou de trouver un gagne-pain durable. Comme un expert l’a mentionné, il n’existe pas de solution miracle pour régler ces problèmes; tant que les personnes expulsées n’auront pas l’occasion de vivre une vie plus productive en Jamaïque, elles seront susceptibles de mener des activités criminelles et continueront de chercher à retourner dans le pays les ayant expulséesFootnote44.

Des éléments probants clairs établissent les liens profonds et de longue date entre le crime organisé au Canada et en Jamaïque, surtout en ce qui a trait au commerce régional de cocaïne et de marijuana. Rien ne montre cependant que l’expulsion a joué un rôle dans l’établissement de ces liens. En fait, la migration à partir de la Jamaïque a mené à l’établissement du crime organisé canadien associé avec les grandes opérations jamaïcaines. Les autorités d’application de la loi jamaïcaines sont d’avis qu’il y a un lien entre l’expulsion et la criminalité dans leur pays, surtout en ce qui concerne les crimes violents. La menace posée par les criminels expulsés pour la sécurité publique canadienne est plus difficile à évaluer. Il existe peu d’éléments probants directs montrant la participation des personnes expulsées du Canada dans le crime organisé en Jamaïque, mais la nature des crimes ayant entraîné leur renvoi du Canada laisse croire que ces liens existent probablement.

Sigles et acronymes

Canada

ASFC               Agence des services frontaliers du Canada
GRC                 Gendarmerie royale du Canada 
JCA                  Jamaican Canadian Association
LARCE            Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers (2013)
LIPR                Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (2001)

Jamaïque

BNR                 Bureau national du renseignement
CAH                Conseil des affaires hémisphériques
MSN                Ministère de la Sécurité nationale
NODM             National Organisation of Deported Migrants

Généraux

É.-U.              États-Unis
OIM                 Organisation internationale pour les migrations
ONUDC           Office des Nations Unies contre la drogue et le crime
R.-U.              Royaume-Uni

Références

Notes

  1. 1

    La demande de pièces d’identité est une technique de collecte de renseignements du Service de police de Toronto, dans le cadre de laquelle les agents trouvent un prétexte pour contrôler, questionner et documenter des gens, même lorsqu’aucun crime n’a été commis (voir, par exemple, The Toronto Star, 2015).

  2. 2

    Voici la perspective d’ensemble : environ 637 000 Jamaïcains nés à l’étranger vivaient aux États-Unis en 2008; en 2006, il y en avait approximativement 123 500 au Canada et, en 2008, 150 000 au Royaume-Uni, selon les bureaux de statistiques officiels de chaque pays (Glennie et Chappell, 2010:5).

  3. 3

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015.

  4. 4

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015. Pour obtenir la définition complète du crime organisé selon la Loi, voir la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, chap. 27, [consultée le 13 janvier 2016] à l’adresse suivante : http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/I-2.5/TexteComplet.html

  5. 5

    Les conclusions de la recherche ont été présentées par Scot Wortley, un des responsables du projet pilote.

  6. 6

    Les difficultés auxquelles font face les Jamaïcains expulsés et leurs familles étaient le sujet du film canadien de 2012 Home Again, récit fictif de trois Jamaïcains expulsés des États-Unis, du Canada et du Royaume-Uni (voir Silvera, 2013).

  7. 7

    Un expert interviewé pour la présente recherche a décrit l’effet de l’expulsion sur les groupes criminels organisés à Kingston, en Jamaïque. Selon lui, une des répercussions potentielles est la déstabilisation des structures des gangs locaux, entraînant la propagation de la violence en raison des luttes d’influence et de leadership. Entrevue des auteurs auprès d’un expert, 19 octobre 2015.

  8. 8

    Entrevue des auteurs auprès d’une fonctionnaire du ministère de la Sécurité nationale (MSN) de la Jamaïque, novembre 2015.

  9. 9

    Ces collectivités affiliées à un parti sont appelées « garnisons ».

  10. 10

    Entrevue des auteurs auprès d’un professeur de l’Université George Mason, 19 octobre 2015.

  11. 11

    Leslie (2010) établit une distinction entre les grands gangs impliqués dans le trafic transnational de drogues (appelés groupes criminels organisés) et les petits groupes œuvrant à l’échelle locale qui sont simplement des gangs.

  12. 12

    Entrevue des auteurs auprès du professeur de l’Université George Mason, 19 octobre 2015.

  13. 13

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire, MSN, Jamaïque, 3 novembre 2015.

  14. 14

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire, MSN, Jamaïque, 3 novembre 2015.

  15. 15

    Entrevue des auteurs auprès d’un professeur de l’Université York, 1er décembre 2015; entrevue des auteurs auprès d’un professeur de l’Université Saint Mary’s, 30 novembre 2015.

  16. 16

    Les Falstaff Crips feraient leurs affaires dans des tours d’habitation et un centre communautaire de l’avenue Falstaff, près de la rue Jane et de l’avenue Wilson. Les Five Point Generals sont situés sur le chemin Weston, entre l’avenue Lawrence Ouest et l’avenue Eglinton Ouest (Powell, 2010).

  17. 17

    Entrevue des auteurs auprès d’un chercheur et expert du secteur de la sécurité, 16 octobre 2015.

  18. 18

    Entrevue des auteurs auprès d’un chercheur et expert du secteur de la sécurité, 16 octobre 2015.

  19. 19

    Entrevue des auteurs auprès d’un chercheur et expert du secteur de la sécurité, 16 octobre 2015.

  20. 20

    Statistiques fournies par l’ASFC, novembre 2015.

  21. 21

    Entrevue des auteurs auprès d’un chercheur et expert du secteur de la sécurité, 16 octobre 2015.

  22. 22

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire, MSN, Jamaïque, novembre 2015.

  23. 23

    Entrevue des auteurs auprès d’un professeur de l’Université George Mason, 19 octobre 2015.

  24. 24

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire, MSN, Jamaïque, 3 novembre 2015.

  25. 25

    Entrevue des auteurs auprès d’un professeur de l’Université George Mason, 19 octobre 2015.

  26. 26

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire, MSN, Jamaïque, 3 novembre 2015.

  27. 27

    Données fournies par l’ASFC, 2015.

  28. 28

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire, MSN, Jamaïque, 3 novembre 2015.

  29. 29

    Entrevue des auteurs auprès d’un représentant de la JCA, octobre 2015.

  30. 30

    Dans le cadre de la présente recherche, les auteurs ont interviewé trois personnes qui avaient été expulsées du Canada vers la Jamaïque. Deux d’entre elles étaient arrivées au Canada étant enfants. Elles ont toutes deux dit que, jusqu’au moment de leur expulsion, elles croyaient à tort qu’elles étaient déjà citoyennes canadiennes (entrevues des auteurs auprès de Jamaïcains expulsés, menées dans les bureaux de la National Organization for Deported Migrants, novembre 2015).

  31. 31

    Entrevue des auteurs auprès d’un représentant de la JCA, octobre 2015.

  32. 32

    Entrevue des auteurs auprès d’une fonctionnaire de l’ASFC, 6 mars 2015.

  33. 33

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015.

  34. 34

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015.

  35. 35

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015.

  36. 36

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015.

  37. 37

    Entrevue des auteurs auprès d’un agent de la GRC et ancien agent de liaison, 18 décembre 2015.

  38. 38

    Les personnes ayant des problèmes mentaux vivent une réintégration particulièrement difficile en Jamaïque, car elles retournent dans une société qui stigmatise les personnes expulsées et les personnes ayant des problèmes mentaux.

  39. 39

    Il s’agit de programmes de formation pour des métiers techniques conçus pour aider les chercheurs d’emploi.

  40. 40

    Entrevue des auteurs auprès d’une fonctionnaire de l’ASFC, 6 mars 2015.

  41. 41

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015.

  42. 42

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire de l’ASFC, 16 octobre 2015.

  43. 43

    Entrevue des auteurs auprès d’un fonctionnaire, MSN, Jamaïque, novembre 2015.

  44. 44

    Entrevue des auteurs auprès d’un chercheur et expert du secteur de la sécurité, 16 octobre 2015.

Date de modification :