Résumé de recherche sur le crime organisé numéro 7

Alliances et conflits chez les gangs de rue

Les gangs de rue indépendants se définissent souvent en fonction d'associations symboliques. Ceux qui sont d'origine ethnique différente s'entendraient mieux.

La présente étude applique un cadre analytique fondé sur une analyse des réseaux sociaux pour examiner les relations entre les gangs à Montréal. Des données provenant de l'expérience de jeunes membres de gang de rue incarcérés ont été utilisées. Les chercheurs décrivent les principales caractéristiques des gangs de Montréal et se penchent sur la structure des relations sociales qui existent entre eux.

En ce qui concerne les gangs de jeunes, les diverses allégeances sont susceptibles de soulever l'animosité et d'engendrer des conflits pour justifier l'existence d'un gang et affermir la cohésion d'un groupe. Des relations violentes et conflictuelles ont été constatées au cœur de l'histoire des gangs et font toujours partie de la culture sous-jacente du phénomène. Une recherche récente a mis en lumière le conflit perpétuel et polarisé qui existe dans la culture des gangs de rue d'Amérique du Nord et qui surgit souvent entre les gangs locaux associés aux Bloods et aux Crips de Los Angeles ou s'identifiant à eux.

Descormiers et Morselli ont relevé trois facteurs qui font que les milieux des gangs de rue ont une structure moins équilibrée que le voudrait l'opinion populaire. Premièrement, ils ne sont généralement pas très organisés. Deuxièmement, ils ont tendance à manquer de cohésion, tant entre membres d'un même gang qu'entre gangs différents. Troisièmement, les gestes individuels témoignent de l'instabilité générale d'un gang; des membres agissent souvent de leur propre initiative.

L'étude a utilisé des entrevues réalisées en groupe de discussion avec des membres de gang incarcérés. Les séances comptaient 20 membres de gang de sexe masculin, âgés de 14 à 18 ans, détenus dans un centre de détention à faible sécurité pour les jeunes contrevenants en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Quatre groupes de discussion composés de quatre membres de gang ou plus issus de diverses affiliations ont été créés. Chaque groupe a participé à deux séances qui ont duré environ deux heures.

La première séance se déroulait en trois étapes. Premièrement, chaque participant a rempli un court questionnaire sur lui et sur son gang. Deuxièmement, chaque participant a délimité le territoire géographique de son gang sur une carte de la ville de Montréal. Ils pouvaient faire un choix parmi les coalitions des rues : bleu (les Crips), rouge (les Bloods) ou noir (aucune coalition). Troisièmement, une matrice de réseau a été créée d'après les renseignements fournis par chaque participant. On leur a ensuite demandé de dire s'il y avait des interactions positives ou négatives avec un autre gang, ce qui était traité comme un conflit interpersonnel ou comme un conflit entre gangs. La deuxième séance a servi à valider la matrice de réseau.

Les 20 participants appartenaient à 15 gangs différents, actifs à Montréal. Les entrevues des groupes de discussions ont indiqué 20 autres gangs. La ville de Montréal a été divisée en trois secteurs : le centre-ville, l'est et l'ouest. Les gangs des Bloods et des Crips n'étaient pas représentés dans le secteur du centre-ville, mais l'étaient dans ceux de l'est et de l'ouest. La majorité des gangs étaient affiliés aux Bloods ou aux Crips.

D'après les réponses des participants aux questions sur les conflits issus d'allégeances, les Crips étaient les plus ciblés par les autres gangs. La plupart des alliances étaient formées entre gangs de la même coalition, et la plupart des conflits surgissaient entre gangs de coalitions rivales. Toutefois, « alliances et conflits ne vont pas toujours dans le sens de la conception traditionnelle Bloods contre les Crips » (307). Certains conflits au sein des coalitions étaient dus aux motifs personnels des individus. La violence a aussi été utilisée envers des membres pour tenter de préserver la réputation de coalition du groupe. Il existe des alliances opportunistes entre ennemis malgré la conception polarisée des coalitions de Bloods et de Crips. Les étiquettes Blood ou Crip étaient hautement symboliques et indiquaient un schéma vraisemblable d'association entre gangs et membres de gang, elles n'étaient pas le reflet d'une participation à une vaste structure hiérarchique de gang ou à des rapports officiels. Il est intéressant de noter que les gangs de rue issus de diverses origines ethniques avaient tendance à mieux s'entendre les uns avec les autres que ceux de la même origine ethnique. « L'effort de coexistence sans égard aux rivalités préétablies a été accentué tout au long des entrevues avec les groupes de discussion » (310). À Montréal, les indicateurs stéréotypés de cohésion sociale, comme une couleur de gang commune ou un maquillage ethnique, ne peuvent pas être utilisés pour prédire l'usage de la violence ou l'émergence de conflits ou d'alliances entre gangs de rue.

Karine Descormiers et Carlo Morsellli, « Alliances, Conflicts, and Contradictions in Montreal's Street Gang Landscape », International Criminal Justice Review, 2011, vol. 21, no 3, p.p. 297-314.

Résoudre les homicides commis par les gangs

Les preuves permettant de résoudre les homicides liés aux gangs sont peu nombreuses, ces cas exigent donc des ressources policières supplémentaires.

Le succès policier dépend de nombreux facteurs lorsqu'il s'agit de résoudre un homicide : le temps qu'il faut pour enquêter sur le crime; la présence de témoins et leur collaboration; le type d'arme utilisé; la relation entre le délinquant et la victime.

Le taux auquel les crimes sont résolus est appelé « taux d'affaires classées ». Les chercheurs soutiennent qu'il peut y avoir des différences entre les taux d'affaires classées pour les raisons suivantes : la police accorde de l'importance à certains types de victimes plus qu'à d'autres; les facteurs situationnels entourant un crime peuvent différer en raison des preuves matérielles laissées sur place; l'accès à des types particuliers de ressources d'enquête n'est pas le même pour tous les policiers; les procédures d'enquête, les techniques d'analyse, les effectifs des services policiers ou les variables politiques ont aussi une influence. Ce qui a été une « constatation constante du présent corpus de recherche, c'est que les homicides liés aux gangs ont un taux d'affaires classées beaucoup plus bas » que celui des autres homicides (3). Certaines caractéristiques des homicides liés aux gangs ont été utilisées pour expliquer ce bas taux d'affaires classées, notamment : la probabilité accrue d'utiliser une arme à feu; l'attaque meurtrière a souvent lieu à une plus grande distance; la relation entre la victime et le délinquant est plutôt impersonnelle; les témoins du crime et les personnes associées au délinquant ne fournissent pas de renseignements à la police; le motif du meurtre peut être collectif plutôt qu'individuel. Ces obstacles s'ajoutent au peu de preuves immédiatement accessibles pour résoudre les cas, ce qui prolonge le temps qu'il faut pour les résoudre.

En 2003, la Gendarmerie royale du Canda (GRC) et divers services de police municipaux de la Colombie-Britannique ont mis sur pied le Groupe intégré des enquêtes sur les homicides (IHIT). Le groupe enquête sur les homicides dans le Lower Mainland de la Colombie-Britannique. Leur taux d'affaires classées typique est de 20 % à 25 %, ce qui est inférieur à la moyenne nationale de 57 %. Comme le taux d'affaires classées est une importante mesure du rendement, la présente étude a été entreprise pour enquêter sur la raison de cette divergence.

Les chercheurs ont demandé aux détectives du IHIT de choisir au hasard la moitié des 280 cas sur lesquels l'IHIT avait enquêté entre 2003 et 2010. Ces 140 cas ont été codés avec 95 variables, dont : les caractéristiques des victimes et des suspects, le moment de la journée, le lieu, la méthode utilisée pour commettre l'homicide, les caractéristiques de l'enquête, y compris le calendrier, les résultats d'enquête et les éléments judiciaires postérieurs à l'arrestation » (5). Les données anonymes ont été analysées par les chercheurs.

Sur les 140 cas, la moitié (n=71) étaient liés à un gang (selon la définition de l'Enquête sur les homicidesdu Centre canadien de la statistique juridique, qui est acceptée partout au pays). De ces homicides liés à des gangs, 49 suspects étaient impliqués, 26 homicides ont été classés et 45 non résolus. Pour les 69 homicides non liés à des gangs, il y avait 59 suspects, 55 affaires classées et 14 cas non résolus.

Dans environ 70 % des homicides liés à des gangs, la cause du décès était une « arme à feu », tandis que 49 % des homicides non liés aux gangs comportaient « l'utilisation d'une arme à feu ». Dans les cas d'homicides liés à des gangs, presque toutes les victimes étaient de sexe masculin (98 %) comparativement à environ la moitié (54 %) pour les homicides non liés à des gangs. La moitié des victimes d'homicide lié à un gang étaient elles-mêmes membres d'un gang ou affiliées, mais dans les cas d'homicide non liés à un gang la proportion était inférieure à 1 %. Les suspects des homicides liés à un gang étaient deux fois plus susceptibles d'avoir un casier judiciaire pour des infractions liées à la violence ou à la drogue, et deux fois plus susceptibles d'être des récidivistes. « Dans 12 % des cas seulement, les enquêteurs ont pu identifier, le jour même de l'homicide, un suspect pouvant être condamné, comparé à 55 % dans les cas non liés aux gangs » (11).

Une autre différence potentielle entre les homicides liés à un gang et ceux qui ne le sont pas réside dans la nature et l'étendue des ressources policières appliquées au cas et le degré auquel des ressources particulières contribuent à la résolution d'un homicide. Hypothétiquement, puisque les homicides liés aux gangs sont considérés comme plus difficiles à résoudre, les demandes et l'utilisation de ressources particulières à cette fin seraient vraisemblables. Dans la présente étude, cinq types de ressources ont été analysées : mise sur écoute, surveillance, opérations secrètes d'infiltration, équipes d'entrevue, utilisation d'agents de police » (8). L'analyse des chercheurs a révélé ceci « il y avait manifestement moins de preuves facilement accessibles dans les cas d'homicides classés liés à des gangs » (8). Ces ressources ont été reconnues par les enquêteurs comme étant importantes tant pour les homicides liés aux gangs que pour ceux qui ne le sont pas. Elles ont aussi été reconnues comme étant plus importantes dans les cas d'homicides non résolus liés aux gangs. Toutefois, « les ressources supplémentaires ont été appliquées seulement dans une fraction des cas, alors que leur emploi était jugé approprié, et la divergence était plus grande dans les cas liés aux gangs que dans ceux non liés à des gangs » (9).

Les cas de l'IHIT sont typiquement constitués à 50 % d'homicides liés aux gangs, tandis qu'à l'extérieur de la Colombie-Britannique, 15 % des homicides étaient liés aux gangs pendant la période de l'étude. L'IHIT avait un taux d'affaires classées presque identique pour les homicides non liés aux gangs (78 % contre 80 %). Les chercheurs font remarquer : « on ne devrait pas s'étonner que l'ensemble du taux de classement des homicides liés aux gangs de l'IHIT (38 %) soit plus bas que le taux de classement national moyen d'homicides liés aux gangs (50 %) (10).

« Il y a tout simplement moins de preuves et d'information dans les cas d'homicide lié à des gangs. Il faudrait par conséquent davantage de ressources pour mener des enquêtes adéquates sur ces cas » (11).

Les auteurs avancent : « des ressources additionnelles devraient être utilisées lorsque les enquêteurs en font la demande, surtout pour des homicides liés à des gangs » (12).

Les auteurs avertissent qu'il ne serait pas approprié d'utiliser les constations de la présente étude pour faire des comparaisons directes avec les services policiers qui sont à l'extérieur du Lower Mainland de la Colombie-Britannique sans d'abord « comprendre les nuances propres aux brigades d'enquête sur les homicides dans d'autres administrations et les facteurs qui influencent leurs opérations » (13).

Jennifer Armstrong, Darryl Plecas et Irwin Cohen, The Value of Resources in Solving Homicides: Difference Between Gang Between Gang-Related and Non Gang-Related Cases as a Case in Point, travail présenté à l'University of the Fraser Valley, Centre for Public Safety and Criminal Justice Research, School of Criminology and Criminal Justice, 2013.

Dénombrement des consommateurs de drogue

Il est possible d'estimer la taille d'une population cachée à partir d'un échantillonnage en boule de neige. New York abrite environ 12 229 consommateurs de méthamphétamine.

La recherche de « populations cachées », comme des criminels, des membres de gangs ou des marchés de drogues illicites gérés par le crime organisé est habituellement fondée sur une seule source de données ou sur une combinaison de sources de données, par exemple, les arrestations ou les admissions à l'hôpital. Cependant, la mesure dans laquelle ces sources reflètent avec exactitude l'ensemble de la population est loin d'être établie. Dès lors, les estimations de la « population cachée » sont quelque peu problématiques. Les chercheurs deviennent plus créatifs lorsqu'ils appliquent des méthodes de recherche indirectes basées sur un réseau pour faire des études statistiques des « populations cachées ».

Deux des méthodes les plus populaires ayant déjà été utilisées pour estimer la taille du marché des substances illicites sont la « méthode d'amplification par les réseaux » et la « méthode de saisie-resaisie » en utilisant un échantillonnage axé sur le répondant (EAR). La « méthode d'amplification par les réseaux » considère que les réseaux des gens sont représentatifs de la population générale au sein de laquelle ils vivent. Une fois que le réseau est déterminé et que les activités qui s'y déroulent sont observées, des déductions sont faites sur les tendances de la population générale. Cependant, lorsqu'il s'agit de populations engagées dans des activités illicites, l'hypothèse sur la représentativité de la population générale devient problématique parce que les gens qui prennent part à ces activités les tiendront vraisemblablement secrètes en raison de leur nature illicite.

La « méthode de saisie-resaisie » a pour but d'estimer la taille d'une population inconnue au moyen d'échantillons successifs de sujets de recherche identiques. Une formule statistique appelée « formule de Lincoln-Peterson » est utilisée pour estimer la taille de la population lorsqu'un quorum d'échantillons correspondants est atteint. Lorsqu'elle est utilisée seule, la « méthode de saisie-resaisie » produit des estimations de la population en observant le nombre de criminels arrêtés pour un certain genre de crime, libérés, puis arrêtés de nouveau. La population de criminels est alors inférée à partir du nombre de criminels qui sont arrêtés de nouveau. La « méthode de saisie-resaisie » est souvent combinée à une stratégie d'échantillonnage axé sur le répondant (EAR), qui est une nouvelle stratégie pour créer un échantillon représentatif qui commence avec un échantillonnage de commodité en boule de neige. La principale limite de cette méthode est que si la procédure initiale d'échantillonnage est incorrecte (elle ne reflète pas la population à l'étude), les échantillonnages subséquents seront biaisés ce qui aura des répercussions sur l'ensemble des estimations.

Afin de surmonter les difficultés associées à ces deux méthodes populaires, les auteurs de la présente étude ont mis au point une version EAR de la « méthode de saisie-resaisie » basée sur les réseaux afin de réaliser une analyse quantitative de la population de New York consommatrice de méthamphétamine. L'idée principale qui sous-tend cette méthode est d'établir des estimations de la population cachée à partir d'un petit échantillon de consommateurs de méthamphétamine de la ville de New York qui consentent à divulguer leur « réseau » d'autres consommateurs connus; l'anonymat des personnes de l'échantillon original et de leurs contacts est conservé.

Les chercheurs ont recueilli un échantillon initial de 37 consommateurs de méthamphétamine ou « semences » d'EAR en passant une annonce sur Craiglist. Les répondants à l'annonce devaient indiquer des consommateurs de méthamphétamine dans le répertoire de leur téléphone mobile; 95 contacts supplémentaires ont ainsi été trouvés. Des renseignements ont été recueillis sur la taille approximative, le poids approximatif, la couleur des cheveux et des yeux, le sexe et la race ou l'origine ethnique. Les chercheurs ont aussi consigné et codé les trois derniers chiffres des numéros de téléphone des répondants et de leurs contacts selon une procédure qu'ils ont appelée « telefunken ». L'encodage était réalisé comme suit : chacun des trois chiffres était encodé comme pair ou impair et comme élevé, s'il était supérieur à 4,5 et bas, s'il était inférieur à 4,5. Par exemple, les chiffres 123 étaient encodés comme impair-pair-impair-bas-bas-bas. Des caractéristiques personnelles de base des répondants ont aussi été consignées et regroupées avec les trois derniers chiffres des numéros de téléphone afin de créer un code unique pour chaque répondant. Ces codes uniques ont ensuite été utilisés pour les procédures de correspondance tout en maintenant l'anonymat du répondant..

Afin de suivre les principes de « saisie-resaisie » en utilisant la méthode pour estimer la taille de la population, les « semences » initiales ont été considérées comme la « saisie » et les contacts répertoriés comme des « essais de resaisie ». Un certain nombre de « semences » a été découvert dans « l'essai de resaisie » au cours de la procédure de correspondance. Les chercheurs ont alors utilisé une procédure statistique pour inférer une estimation générale des consommateurs de méthamphétamine à New York à partir des découvertes des « semences » dans les « essais de resaisie ». Le nombre estimatif de consommateurs de méthamphétamine s'est élevé à 12 229 dans une fourchette de 8 253 -  23 750. Les auteurs ont ajouté que même si des mesures avaient été prises pour corriger divers problèmes associés aux procédures statistiques utilisées, comme la possibilité d'une correspondance erronée et un échantillon relativement petit, la fourchette des estimations pourrait être aussi élevée que 30 756 et aussi basse que 7 689.

La principale contribution de cette approche novatrice pour estimer la taille des populations cachées n'est peut-être pas l'estimation en elle-même, qui, de l'aveu des auteurs, pourrait être améliorée du point de vue statistique. La contribution est plutôt dans l'idée que les données sur lesquelles les estimations sont fondées ne dépendent pas de sources externes, comme un nombre d'arrestations ou d'admissions à l'hôpital. En outre, l'anonymat d'une population vulnérable est maintenu tout au long du projet. Dans l'ensemble, cette méthode prometteuse permet de produire, à partir d'un petit échantillon, des estimations statistiquement valides d'une population difficile à joindre engagée dans des activités illicites, tout en maintenant l'anonymat. Alors que de telles estimations pourraient être créées à l'aide d'autres méthodes plus traditionnelles, comme des données sur le renseignement, la méthode présentée dans le présent article constitue une approche peu coûteuse et anonyme comparativement à ce qui pourrait être un long et dispendieux effort.

Kirk Dombrowski, Bilal Khan, Travis Wendel, Katherine McLean, Evan Misshula et Rick Curtis, « Estimating the Size of the Methamphetamine-Using Population in New York City Using Network Sampling Techniques », Advances in Applied Sociology, 2012, vol. 2, no 4. pp. 245-252.

Réglementation des marchés illicites

La décriminalisation et la réglementation des marchés illicites peuvent réduire le crime. Cependant, les marchés doivent faire l'objet d'une étude sérieuse et être compris avant que de telles démarches ne soient tentées.

L'exemple des Pays-Bas, qui ont une longue histoire de réglementation de marchés autrefois illicites, comme ceux du jeu, de la prostitution et des drogues, montre que la décriminalisation et la réglementation de tels marchés peuvent contribuer de façon significative à la réduction du crime. Toutefois, étant donné la nature souvent inflexible de la réglementation, des éléments criminels et le crime organisé peuvent revenir rapidement dans les marchés à la recherche d'occasions d'affaires.

Un système de réglementation qui décriminaliserait les marchés illicites devrait tenir compte des effets secondaires négatifs associés à la décriminalisation. Bien que cela soit simple en théorie, il est difficile de réglementer des marchés qui étaient autrefois illicites, car l'organisme de réglementation ne peut pas toujours les comprendre à la perfection. De plus, le système de réglementation n'est pas, et ne peut pas, être parfaitement conçu pour réagir rapidement à l'évolution des demandes des consommateurs et à l'arrivée de nouveaux produits et de techniques novatrices qui a lieu lorsque la structure du marché se transforme radicalement.

Dans toutes les sociétés où il existe une demande des consommateurs pour des produits et des services jugés illicites, les gouvernements et les autorités responsables de l'application de la loi auront des difficultés à endiguer les marchés qui offrent ces produits et ces services. La criminalisation de ces marchés ouvre souvent la porte à la présence de marchés noirs. En outre, lorsque les autorités responsables de l'application de la loi consacrent des efforts à la lutte contre les activités criminelles et le marché noir, il leur reste peu de ressources pour les autres priorités. La décriminalisation de certaines activités entraînerait finalement la réduction des occasions offertes aux criminels et la libération de ressources pour la mise en application de la loi.

Plusieurs risques accompagnent la décriminalisation ou la légalisation d'activités autrefois illicites. Premièrement, il peut s'ensuivre une expansion du marché, car des produits ou des services légalisés sont susceptibles d'attirer de nouveaux consommateurs qui, auparavant, n'en faisaient pas usage en raison de la stigmatisation, du danger, de la disponibilité restreinte ou des prix élevés causés par l'illégalité. Deuxièmement, les exploitants honnêtes des services nouvellement légalisés pourraient ne pas avoir l'expérience voulue ou ne pas souhaiter être associés à un service autrefois stigmatisé, ce qui laisserait le champ libre aux criminels expérimentés. En dernier lieu, les autorités ne sont parfois pas en mesure de soutenir l'équilibre des prix et de la qualité des produits légalisés. Encore une fois, des criminels expérimentés pourraient entrer en concurrence avec des fournisseurs légitimes en offrant des produits et des services moins chers et de meilleure qualité, ce qui, en un sens, va à l'encontre du but de la légalisation.

Afin d'illustrer les répercussions de la décriminalisation de certaines activités, l'auteur aborde deux exemples provenant des Pays-Bas : l'industrie du jeu et le marché des drogues douces. L'industrie du jeu a été illégale aux Pays-Bas jusqu'en 1948. Elle a été décriminalisée petit à petit sur quatre décennies. Des études montrent que la décriminalisation des activités de jeu, comme les jeux de casino, le bingo, les loteries et les paris sportifs, a réduit les répercussions nuisibles des marchés illicites, mais en même temps, a laissé une place aux exploitants illicites. Selon l'auteur, une telle situation aurait pu être en partie prévenue si un système de sélection des demandeurs de permis d'exploitation avait été mis en place. Il a fallu beaucoup de temps et d'efforts de la part des autorités judiciaires pour sélectionner les demandeurs, révoquer des permis et même, acheter des établissements de jeu.

Une autre conséquence imprévue de la légalisation du jeu a été l'augmentation de l'accoutumance, particulièrement chez les jeunes hommes. La solution au problème a été d'enlever les machines de jeux électroniques des endroits accessibles aux jeunes et de restreindre l'entrée de ces derniers dans les établissements de jeu.

L'arrivée des casinos en ligne, qui sont accessibles à n'importe qui et n'importe où pourvu qu'il y ait une connexion Internet, a compliqué davantage les règlements imposés au marché du jeu aux Pays-Bas. Puisque les casinos en ligne sont presque toujours exploités à partir de pays ou de territoires dont les règlements en matière de jeu et de finance sont plutôt tolérants, ils ne sont pas soumis au système juridique néerlandais. Il est pratiquement impossible pour les autorités judiciaires de combattre le blanchiment d'argent ou d'autres activités illicites qui peuvent être associés au jeu en ligne. Les efforts internationaux se sont soldés par un succès mitigé, bien que plusieurs lois internationales rigoureuses aient été mises en place.

Un autre exemple des répercussions de la décriminalisation aux Pays-Bas est celui du marché des « drogues douces », comme la marijuana et le haschich. Deux comités ont été mandatés pour étudier les répercussions des drogues sur la société au début des années 1970. La première a conclu que l'usage de la marijuana était limité aux sous-cultures et que sa criminalisation revêtait des connotations morales plutôt qu'objectives. Le comité a par la suite laissé entendre qu'une politique de suppression créerait un effet de spirale négatif sur la société. Le deuxième comité a déclaré qu'il serait inefficace de punir les consommateurs de drogues. Cela a donné suite à un lent processus de décriminalisation de la possession de marijuana et de haschich, où les produits seraient toujours illégaux, mais où les autorités judiciaires n'entameraient pas de poursuite pour la possession, l'usage ou la vente en petite quantité à des fins de consommation individuelle de ces drogues. En même temps, aucune mesure réglementaire n'a été prise à l'égard de l'approvisionnement en drogues

Les boutiques de vente de produits du cannabis ont proliféré en assez grand nombre (1 500 en 1990) partout aux Pays-Bas au cours des décennies qui ont suivi. L'analyse a montré que, de même que pour l'industrie du jeu, des criminels et des éléments du crime organisé tenaient beaucoup de boutiques illégales à côté des boutiques légales. En 1992, le gouvernement néerlandais a introduit la délivrance de permis et la sélection des demandeurs afin de corriger la situation.

Pour pallier la lacune réglementaire relative à l'approvisionnement en cannabis, la culture de la drogue à domicile a été permise au milieu des années 1990.

Toutefois, il a fallu peu de temps pour que le crime organisé reconnaisse le potentiel de la culture du cannabis et le trafic dans les autres pays européens; l'abandon des contrôles frontaliers dans l'espace Schengen n'a fait que lui faciliter la tâche. Le tourisme étranger de la drogue a aussi commencé à prospérer; les touristes ou les trafiquants venant de l'extérieur des Pays-Bas se rendaient en auto à une ville frontalière, remplissaient leur véhicule de cannabis et retournaient chez eux sans être inquiétés par la loi.

Les options que le gouvernement a choisies pour réagir à ces conséquences imprévues de la décriminalisation des drogues douces sont : décriminaliser davantage, ce qui était peu envisageable en raison de préoccupations politiques; b) « sceller la frontière » et restreindre la vente aux résidants néerlandais seulement, ce qui était susceptible de donner un élan aux marchés illicites; c) augmenter les efforts d'application de la loi, ce qui comme des recherches antérieures l'ont déjà démontré, peut avoir un succès limité.

La décriminalisation et la réglementation des marchés illicites pourraient être une option d'intervention possible pour combattre les criminels qui profitent de ces marchés. Cependant, les marchés doivent être très bien étudiés et compris avant qu'une politique réglementaire soit élaborée; la politique doit être soigneusement rédigée pour tenir compte des conséquences imprévues de la décriminalisation. Elle doit également être assez souple pour répondre rapidement à la nature évolutive des produits, de l'offre et de la demande.

Le contenu du présent article met en évidence l'importance de la recherche qui doit être menée lorsque les gouvernements songent à réglementer ou à décriminaliser certains produits ou certaines activités. Les marchés actuels ou futurs doivent être soigneusement étudiés en ce qui a trait aux contraintes sur l'offre et la demande; au portrait démographique des fournisseurs et des consommateurs potentiels, ainsi qu'à leurs comportements; au prix et à la pureté des produits; aux modèles de la courbe de la demande.

Toine Spapens, « The Question of Regulating Illegal Markets », GSFT Journal of Law and Social Sciences, 2012, vol. 2, no 1, p.p. 30-37

Coût économique du crime organisé

La présence du crime organisé réduit la croissance économique et augmente les homicides.

Les origines de la mafia dans les régions du Sud de l'Italie, comme la Sicile et la Camorra, remontent à l'unification de l'Italie en 1861. La création de groupes mafieux était une réponse à la demande sociétale d'une structure de gouvernance stable et non officielle. Par contre, les régions d'Apulia et de Basilicata n'ont pas connu beaucoup d'activités du crime organisé avant le début des années 1970 alors que des éléments mafieux ont commencé à y prendre racine. Les principales causes de l'établissement de la mafia au début des années 1970 à Apulia et à Basilicata sont le commerce lucratif de la contrebande de tabac et le détournement de fonds des marchés publics qui affluaient dans les régions après le séisme dévastateur de 1980. Apulia et Basilicata comptaient parmi les régions italiennes les plus économiquement prospères avant le début des années 1970, mais peu après, elles devinrent les deux régions ayant le taux de croissance le plus bas.

Les répercussions économiques du crime sur la société sont étudiées depuis quelques décennies, mais peu d'attention a été portée à l'étude des répercussions du crime organisé en particulier. Les méthodes traditionnelles d'estimation du coût du crime, nommément la « comptabilité du coût monétaire », les « enquêtes d'évaluation contingentes » et les « mesures du consentement à payer » n'ont pas répondu à la question du coût économique du crime organisé pour la société. Les « mesures du consentement à payer » n'ont pas répondu à la question du coût économique du crime organisé pour la société.

L'auteur du présent article utilise la méthode dite « de contrôle synthétique ». Cette méthode compare la structure économique de régions qui sont peu ou pas du tout touchées par le crime organisé à celles qui sont à l'étude, Apulia et Basilicata, quelques années avant l'introduction du crime organisé. En d'autres mots, la « méthode de contrôle synthétique » analyse la variation, dans les régions à l'étude, sur des périodes où elles ont été soit exposées à l'introduction d'éléments du crime organisé, soit pas du tout exposées à la mafia. Le résultat de l'analyse est alors comparé à une moyenne pondérée de toutes les autres régions. Dans cette étude, les résultats pour Apulia et Basilicata sont comparés à la moyenne pondérée de toutes les autres régions de l'Italie, excepté la Sicile, la Campanie et Calabre. Ces trois régions ont été omises de l'analyse en raison de l'omniprésence de la mafia et parce que sa présence remonte à l'unification de l'Italie, ce qui rend impossibles les observations de prétraitement.

Les résultats de l'analyse indiquent que, comparativement à la moyenne des régions comprises dans le groupe de contrôle n'ayant pas été autant exposées à la mafia, le produit intérieur brut (PIB) d'Apulia et de Basilicata avait chuté de 16 % au milieu des années 1970, alors qu'elles ont connu une exposition rapide et intense à la mafia. De plus, le taux d'homicides a augmenté, passant de 0 à 3 par 100 000 habitants en 1975, et il est demeuré très élevé jusqu'en 1982.

Afin de démontrer le lien causal entre l'introduction de la mafia à Apulia et à Basilicata et le déclin économique de ces régions, l'auteur note que les investissements privés dans ces régions sont demeurés stables jusqu'au milieu des années 1970 et ont décliné seulement deux ans après le début de la violence. Pour l'auteur, cela démontre que les perspectives économiques pour ces régions n'ont pas changé avant l'arrivée de la mafia ou à ce moment précis. En d'autres mots, il n'aurait pas été possible qu'un changement de perspective économique provoque un recul du PIB dans les deux régions à l'étude. D'ailleurs, une analyse de régression, dans laquelle les facteurs exogènes étaient vérifiés, démontre que le déclin économique des deux régions est vraisemblablement survenu avec l'arrivée et l'établissement de la mafia.

La réduction graduelle des investissements privés à Apulia et à Basilicata a été compensée par une augmentation significative de l'investissement dans les marchés publics, ce qui représentait de nouvelles occasions d'affaires pour le crime organisé. La mafia est bien connue pour ses pratiques d'intimidation, de manœuvres frauduleuses et de violence pour accéder aux fonds publics, qui sont ensuite redirigés dans les poches de politiciens et de policiers corrompus et de dirigeants de la mafia. Encore une fois, l'auteur attribue l'augmentation des fonds publics à la présence et aux activités de la mafia à Apulia et à Basilicata.

La présente méthode est l'une des premières tentatives d'examen des répercussions économiques du crime organisé. Elle est limitée en ce sens qu'elle ne peut pas examiner l'influence du crime organisé sur l'économie de façon très détaillée. Également, à cause de la nature complexe du crime organisé, les facteurs exogènes ne peuvent pas tous être pris en compte. En dernier lieu, l'analyse permettait seulement d'estimer l'une des répercussions parmi tant d'autres de la mafia sur l'économie; les autres répercussions, comme la perte de productivité et les effets sociaux et psychologiques ne sont pas pris en compte. Néanmoins, cette méthode est une approche prometteuse pour entreprendre l'examen des répercussions économiques du crime organisé.

Paolo Pinotti, « The Economic Impact of Organized Crime: Evidence from Southern Italy », 2012, Banca D'Italia, Temi di Discussione (documents de travail), no 868.

Réduction des occasions d'infractions

Les stratégies de réduction des occasions d'infraction faisant appel à de nombreux partenaires et à des opérations médiatisées peuvent réduire le tort causé par le crime organisé.

L'étude vise à mieux comprendre l'efficacité et la pertinence d'une approche de réduction des occasions d'infraction pour tenter, dans un contexte opérationnel, de prévenir le crime organisé et de le perturber. L'étude s'est penchée sur les mesures prises par un service de police du Nord de l'Angleterre sur une période de trois ans et a mis en lumière la façon dont un groupe du crime organisé (GCO) a été choisi ainsi que le déroulement
de la criminalité est devenue évidente après le début de l'opération en raison d'un examen plus minutieux et d'une approche plus efficace qui dévoilaient des preuves à l'appui des poursuites contre les activités du GCO. Avant cette opération, les membres du GCO étaient poursuivis pour des infractions satellites lorsque leur comportement était visible.

Cette façon d'appliquer la loi a été perçue comme un succès, car l'approche adoptée était populaire parmi les participants et les observateurs. L'une des conséquences imprévues des approches antérieures fondées sur le renseignement était l'éloignement de certains policiers de la collectivité et la dépendance à l'égard des processus secrets de collecte et d'analyse du renseignement. L'approche publique de cette opération a entraîné un transfert de l'équilibre du pouvoir du GCO à la collectivité. L'une des conséquences imprévues de l'approche publique a été le renforcement de la relation entre la police et la collectivité, et des citoyens plus actifs2

L'étude a souligné qu'une grande équipe d'enquête secrète et hautement qualifiée n'était pas toujours nécessaire pour atteindre un résultat positif en matière de réduction du crime organisé. La formule d'équipe de projet, qui employait à la fois des agents non informés et des détectives, a permis des interventions souples, diversifiées et perturbatrices pouvant fortement démotiver les délinquants.

Des questions essentielles relatives à cette approche demeurent. Premièrement, cette approche est-elle transférable à d'autres services de police et est-elle durable? Bien qu'elle fasse appel à moins de ressources policières par année, les tactiques de perturbation doivent être appliquées par des policiers et l'équipement nécessaire doit être disponible pendant un certain temps3. Les auteurs ont noté que ces « éléments semblent être la clé de son succès » (410). Ils ont affirmé que la poursuite de la recherche empirique est nécessaire.

L'étude a examiné une opération policière qui a identifié un GCO et l'a réprimé en utilisant une approche novatrice. Les interventions visant la perturbation ont semblé efficaces pour réduire les capacités du GCO avec moins de ressources policières que les interventions secrètes fondées sur le renseignement. Les auteurs concluent que cette nouvelle approche dépend d'un leadership efficace pour : convaincre le personnel opérationnel de ses avantages; veiller à ce que les tactiques appliquées respectent la loi et soient proportionnées; établir de solides partenariats externes. Ils ajoutent que l'approche pourrait être moins efficace avec les GCO transnationaux dispersés dans une grande étendue géographique.

Stuart Kirby et Laura Nailer, « Reducing the offending of a UK organized crime group using an opportunity-reducing framework – a three year case study », Trends in Organized Crime, 2013, vol. 16,24 mars 2013, p.p. 397-412.

Ressources connexes :

Derek B. Cornish et Ronald V. Clarke, « Understanding Crime Displacement: An Application of Rational Choice Theory », Criminology, vol. 25, no 4, november 1987, p.p. 933-948.

Thomas Gabor et John Kiedrowski, Victoria Sytsma, Ron Melchers et Carlo Morselli, Community Effects of Law Enforcement Counter-measures on Organized Crime (En français sous le titre : Impact des mesures de prévention du crime organisé sur la collectivité), Ottawa, Otario, Sécurité publique Canada, 2010.

T. Van der Heijden, « Measuring organized crime in Western Europe », In Policing in Central and Eastern Europe, Milan, 1996, P (ed).

Remarques :

1. La méthode selon laquelle la police utilise une liste de critères de ce genre pour établir des priorités en ciblant des GCO est similaire à celle que la GRC utilise au Canada.

2. L'opération police-collectivité semble similaire à la façon de faire des services de police communautaire.

3. L'article ne fait pas la comparaison du coût global de l'approche comparé à celui des approches policières traditionnelles.

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